2. Du nerd au super-héros : passages

2.1 Superman (1978) : le mythe adapté au cinéma

Superman est souvent considéré comme un héros ennuyeux. Cet ennui inhérent au personnage a été fréquemment relevé, à commencer par Umberto Eco : comme tous les héros mythiques, Superman suit un "cycle végétatif828", l'équilibre entre la différence et le retour du même penchant souvent en faveur de ce dernier. La relation amoureuse avec Lois Lane constitue une des impasses principales du récit : aussitôt résolue, la romance voit disparaître la tension, puisque le lecteur (tout comme le spectateur des films), conscient de la double identité du personnage, joue à l'ignorer en se plaçant du point de vue de Lois829. Dès lors que cette dernière apprend la vérité, le personnage est simultanément menacé par la domesticité (comme c'est le cas dans le film Superman II) et par la perte de sa double identité, grand principe régulateur des récits supermaniens. L'aspect ennuyeux de Superman s'explique également par sa puissance illimitée, qui en retour ferme le spectre des possibilités narratives. L'exclusion de Superman des récits de bataille publiés pendant la Seconde Guerre Mondiale est à cet égard significative. En effet, comme l'explique Bradford W. Wright, envoyer Superman au front aurait signifié l'arrêt immédiat des hostilités830, tant le personnage se caractérise par son invincibilité. Une telle issue aurait probablement été mal perçue dans le contexte de l'époque : il était en effet essentiel de ne pas dévaloriser les efforts des boys réellement partis au front. Pour résoudre ce problème, les scénaristes avaient alors imaginé que Clark Kent soit déclaré 4-F, c'est-à-dire inapte au combat831. Comme souvent chez le personnage, l'inaptitude physique la plus totale répond alors à un pouvoir physique absolu. Dans son existence de comic book, Superman a ainsi connu bien des impasses. Après guerre, lorsque Mort Weiseman succède à Siegel et Schuster832 en tant qu'éditeur de la série, les pouvoirs de Superman se déploient à une échelle inconnue jusqu'alors. Le personnage devient capable de déplacer des étoiles, de traverser des planètes ou de voyager dans le temps. Ce sont ces excès qui ont vraisemblablement mené le personnage à sa "mort" en 1992833.

Pourtant, le personnage n'est pas aussi monolithique qu'il y paraît. Dans ses premières incarnations, il n'est pas aussi lisse que la critique peut le laisser croire : mordant, méprisant avec Lois, il tient plutôt selon Bradford Wright d'un Sam Spade834, avant de s'adoucir dans les épisodes suivants. Les origines mêmes du personnage sont pour le moins éclectiques. Si Superman est inspiré simultanément de Buck Rogers et de Tarzan, Clark Kent tire son patronyme de Clark Gable. Ces clins d'œil influent assez peu sur la définition du personnage ; en revanche, Harold Lloyd a apparemment constitué une véritable référence dans l'élaboration de l'identité du journaliste. Superman tire également sa complexité de ses incarnations successives. D'abord apparu dans les pages d'Action Comics (Joe Schuster dessine, Jerry Siegel scénarise), il poursuit sa carrière à la radio, où naît la célèbre formule "It's a bird! It's a plane! It's Superman!". Entre 1941 et 1943, les studios de Max Fleischer donnent au personnage sa première incarnation animée, entre fluidité organique du cartoon et proximité avec les véritables mouvements du corps humain835. Des séries télévisées ont également été réalisées en 1952-53 (en noir et blanc, avec George Reeves) et en 1954-58. En 1978, Superman est la première production américaine à présenter les aventures d'un super-héros issu de la tradition du comic book836 : il est alors le film le plus cher de l'histoire du cinéma (55 millions de dollars). Superman présente deux particularités : d'une part, il est majoritairement réalisé dans des studios anglais. De plus, son producteur ne souhaite pas engager de star pour le rôle principal837. Il obtient gain de cause après le refus de Robert Redford.

Le film reprend la mythologie supermanienne depuis son origine, et débute avec l'image en noir et blanc d'un enfant tournant les pages d'un comic. Suivant cette ouverture, l'action commence réellement sur Krypton, la planète d'origine de Superman. Celui-ci est encore nourrisson quand son père, Jor-El, tente de sauver sa planète en faisant appel aux sages du conseil kryptonien. Ceux-ci ignorent l'avertissement du scientifique interprété par Marlon Brando, et la planète est détruite. Jor-El réussit cependant à placer son fils unique, Kal-El, dans un vaisseau spatial à destination de la Terre. Seul survivant de son espèce, l'enfant suit son voyage intergalactique en étant bercé par la voix enregistrée de son père, qui lui livre de cette manière la connaissance de son peuple disparu. Arrivé sur Terre, Kal-El est immédiatement recueilli par les Kent, un couple sans enfant résidant dans le Kansas. Le film décrit ensuite une adolescence paisible, au cours de laquelle Kal-El, baptisé Clark, dissimule ses pouvoirs hors du commun. Le film évoque discrètement le possible statut de nerd du jeune garçon, qui fait l'expérience de son exceptionnalité en secret (en faisant la course avec les trains locaux), mais n'est pas intégré par le groupe de jocks de son école. Cette première partie du film s'achève par le drame renouvelé de la perte du père. Ce traumatisme incite Clark à s'interroger sur ses origines - Christopher Reeve n'est pas encore apparu à l'écran puisque c'est l'acteur Jeff East qui incarne le personnage dans sa jeunesse. Le personnage entame alors une marche vers le nord du continent. Parvenu à l'isolement des banquises, il fonde là sa Forteresse de la Solitude, en jetant à l'eau un cristal, dernière relique de la planète Krypton. Dans ce sanctuaire, le mystérieux matériau permet également à Kal-El / Clark de s'entretenir avec l'image de son père biologique. Ce dialogue terminé, Kal-El apparaît spontanément vêtu de son costume de Superman, et c'est Christopher Reeve qui nous est tout à coup révélé à la place du premier acteur : la transformation s'est opérée sur le mode problématique de l'ellipse, procédé que nous serons amenée à commenter.

Le passage au second "chapitre" du film n'est pas matérialisé plastiquement, mais le changement de ton est sensible : son contexte urbain et la diversification des personnages instaurent une atmosphère plus légère, nourrie par les commentaires ironiques des personnages. De plus, c'est seulement à ce stade du récit que Christopher Reeve fait son apparition. L'action se situe à Metropolis, un substitut atemporel de New York. L'action est censée être contemporaine, mais le répertoire formel de cette urbanité-là évoque plutôt les années 50. Clark Kent, devenu adulte, exerce la profession de journaliste au Daily Planet : là, il est sans cesse écrasé par son ambitieuse collègue, Lois Lane. Superman sauve pourtant la vie de celle-ci à plusieurs reprises : la première fois, il la protège des balles d'un voleur en toute discrétion, alors que Lois croit justement avoir affaire à un couard. La seconde fois, Superman intervient publiquement pour sauver Lois et les citoyens de Metropolis d'un accident d'hélicoptère. Simultanément, le méchant Lex Luthor est introduit, mais il opère encore dans l'ombre. L'action retombe momentanément, le temps pour Lois d'interviewer Superman, dont elle tombe amoureuse. Une scène de vol dans le ciel de New York scelle leur impossible union. La dernière partie du film reprend le fil des exploits interrompu par le badinage des personnages. Lex Luthor menace de détruire la côte californienne à l'aide de missiles nucléaires que Superman intercepte à temps. Il échoue dans un premier temps à sauver Lois, mais parvient à remonter le temps grâce à la rapidité de son vol, et empêche le drame. À défaut de trouver une conclusion à la romance amorcée, le film en signifie la force en brisant une loi fondamentale de la physique.

Superman II, sorti en 1980, a été tourné en même temps que le film qui le précède. On retrouve Marlon Brando dont le personnage, décédé, apparaît comme un fantôme, flottant dans la Forteresse de la Solitude pour guider son fils Superman. À la faveur d'un flash-back, cet épisode commence lui aussi sur Krypton, où Jor-El participe au procès de trois hors-la-loi, menés par le plus stratège d'entre eux, le général Zod (Terence Stamp). Les criminels sont aussitôt emprisonnés dans la "Zone Fantôme" et condamnés à errer dans l'espace. Rendu au temps présent, le spectateur assiste aux nouveaux exploits de Superman (qui sauve une fois de plus Lois, coupable d'avoir fait preuve d'indépendance). Cependant, en détruisant une bombe à hydrogène placée par des terroristes dans la Tour Eiffel, Superman libère accidentellement les Kryptoniens. Parallèlement, Clark Kent et Lois sont envoyés aux chutes du Niagara pour un reportage : ce lieu, qui est historiquement une destination de voyage de noces, annonce les événements à venir. En effet, Lois finit par deviner que Clark et Superman ne font qu'un. Acculé, Clark avoue la vérité sur son identité et ses sentiments pour Lois. Il décide pour vivre cette romance d'abandonner ses pouvoirs, au moment même où le trio de malfrats menace de prendre le contrôle de la Terre. N'étant plus que Clark Kent, un homme faible et sans ressources, il est humilié par ses compatriotes devant Lois. La fin du film met en scène la restauration providentielle des pouvoirs de Superman. Il doit enfin effacer la mémoire de Lois pour lui épargner la peine de savoir leur relation impossible. Cette fin est en réalité très proche de celle du premier film : dans les deux cas, le récit se conclut par un "reboot" actualisé par le personnage de Lois (qui voyage dans le temps d'abord physiquement, puis psychologiquement). Ces stratégies reprennent le principe de circularité des comic books : la fin doit résoudre le conflit, mineur, qui oppose Superman et le méchant, mais ne peut résoudre le conflit central qui oppose le surhomme à sa possible normalité.

Nous passerons plus rapidement sur les récits de Superman III (1983) et Superman IV: The Quest for Peace (1987), dans la mesure où les scénarios, plus anecdotiques, sont principalement des prétextes à l'Action (certains avanceront qu'il en est de même pour les deux premiers films, mais le saut qualitatif reste quoi qu'il en soit notoire). Superman III se révèle tout de même intéressant pour son actualisation des éléments du récit. Le spectre du nucléaire, présent dans le premier film, relevait encore du trope de la Guerre Froide – il est ici oublié. C'est le personnage de Gus, un hacker afro-américain838, qui devient une menace lorsqu'il est engagé par le méchant Ross Webster. Une fois de plus, Superman délaisse son devoir, lors d'un voyage nostalgique qui le ramène dans le Kansas, et le rapproche de son premier amour, Lana Lang. L'intérêt principal du film réside dans le passage consacré à l'empoisonnement de Superman par une kryptonite de synthèse. À la suite de cette intoxication, Superman devient méchant, et détruit tout ce que son alter ego positif est chargé de protéger. Cette crise se résout lors d'une scène fascinante qui voit pour la première fois Clark Kent et Superman coexister dans le plan, et s'opposer physiquement l'un à l'autre. Nous aurons l'occasion de commenter en détail les implications de cet affrontement.

Enfin, Superman IV réintroduit la thématique nucléaire. Ayant sans doute épuisé le répertoire des exploits représentables grâce aux effets spéciaux d'alors, le film déplace la figure de Superman de l'homme fort vers le symbole national, lors d'une scène où ce dernier s'invite aux Nations Unies pour y annoncer son intention de détruire toutes les armes nucléaires présentes sur Terre, et de promouvoir ainsi la paix entre les peuples. Sur le plan de l'action, peu de nouveautés apparaissent, contrairement à l'épisode précédent. Là où Superman III faisait le pari de la réunion des deux avatars supermaniens, Superman IV choisit de les séparer, notamment lors d'une scène de rendez-vous (de double date, plus exactement) où Lois Lane and Lacy White courtisent respectivement Superman et Clark Kent, en ignorant qu'il s'agit du même homme. Les pirouettes et détours opérés par Superman pour satisfaire ses deux prétendantes sans révéler son secret ne relèvent pas de l'héroïsme à proprement parler, mais semblent évoquer la condition fondamentale de l'Américain moderne, obligé d'être à la fois le mari remplissant son devoir (Clark Kent) et la figure rêvée par son épouse (Superman).

Nous convoquerons donc ces quatre films dans nos prochaines analyses, ainsi que le récent retour de la figure, opéré par Superman Returns en 2006. Étant donné le temps écoulé depuis la dernière production, le public aurait pu s'attendre à un reboot, d'autant plus que le choix d'un autre acteur était inévitable depuis l'accident d'équitation de Christopher Reeve. Cependant, le film s'inscrit dans la lignée des quatre épisodes précédents, et évoque un contexte où Superman s'est retiré du monde des humains et poursuit une quête solitaire pour retrouver les restes de sa planète disparue. Son retour signifie également celui de Clark Kent, qui découvre que Lois s'est mariée et a donné naissance à un enfant (les capacités étonnantes de ce dernier laissant imaginer au spectateur une paternité bien particulière). Lex Luthor revient également, mais les exploits restent plutôt classiques dans leur facture, quoique les effets spéciaux, entièrement numériques, confèrent une plasticité beaucoup plus fluide à ce récit qu'aux précédents. La nature des exploits n'a cependant pas changé et ce sont de grands vaisseaux (aériens ou marins) que Superman doit soulever, tirer, etc.

En seulement cinq films, le personnage de Superman, malgré son apparente immuabilité est traité avec une versatilité certaine. Cette variété, rappelons-le, n'est pas seulement un choix stylistique, mais aussi une nécessité d'ouvrir le champ générique (à la romance, à la comédie...) pour mobiliser le public le plus large possible. Il en résulte cependant une grande richesse dans la manière dont la double identité du personnage et les contradictions liées à celle-ci s'expriment. Que ce soit pour se réconcilier avec lui-même (Superman III) ou pour transcender la limite du corps unique (Superman IV), Superman n'est jamais autant en action que dans ces danses impossibles où le paradoxe identitaire tente de résoudre. C'est cette forme de l'action, plus que le mode de l'exploit, qui va nous intéresser ici. Il nous faut alors nous interroger sur l'identité de chacun des alter egos, avant d'aborder l'espace critique où ils tentent d'être réunis.

2.1.1 De la judéité de Superman

En effet, l'identité de Superman comme celle de Clark Kent comportent des aspects qui peuvent être rapportés de manière plus ou moins convaincante à la culture juive, ou au stéréotype de l'homme juif tel qu'il apparaît dans les médias. Observons tout d'abord Superman, qui dans son apparence ne donne aucun des signes du schlemiel tels que les arborent indifféremment Jerry Lewis, Woody Allen et Clark Kent. Danny Fingeroth s'interroge dans un ouvrage consacré839 à ce thème de la judéité des super-héros, et de façon corollaire, sur l'identité culturelle et religieuse des auteurs de comic books – qui de façon remarquable sont en grande majorité issus de la seconde vague d'immigration juive aux États-Unis (Joe Siegel, Joe Schuster, Will Eisner, et d'autres). Face à cette étude, nous tâcherons ici de garder une certaine prudence, en évitant de rabattre trop rapidement un récit sur un autre au prétexte d'une structure apparemment commune. En effet, comme le fait remarquer Fingeroth lui-même, les histoires de Superman et Moïse ne se recouvrent que partiellement. Si les deux personnages sont abandonnés par des parents qui souhaitent ainsi les sauver, Moïse finit par guider son peuple, tandis que Superman, lui, en est privé de façon permanente. L'éradication permanente de la race de Superman, et l'exil forcé de ce dernier rappelle fortement le thème de l'exode ; à la fin des années 40, l'extinction des Kryptoniens bien que pensée avant-guerre, prend de nouvelles connotations suite à l'Holocauste. Le rapprochement est manifeste dans certains récits publiés après-guerre (notamment Superman's Return to Krypto publié en 1960840) où le personnage voyage dans le temps pour retrouver son peuple perdu. Ces rapprochements sont cependant ponctuels, tandis que l'analyse de l'histoire originelle de Superman comme récit de migrant possède plus de force. En effet, lorsque Superman quitte sa planète, il est encore Kal-El – un nom aux connotations étrangères – et reçoit le nom de "Kent", symbole, autant que son costume, sa coupe de cheveux, et plus largement son allure globale, d'une assimilation totale. Fingeroth l'explique en reprenant le récit des origines de Superman : la rencontre entre Kal-El et le couple Kent, et l'adoption quasi instantanée qui en résulte constitue une forme idéalisée de l'expérience du migrant – qui attend de son pays d'accueil une forme d'acceptation et de tolérance841. L'assimilation du super-héros au moyen de son alter ego met en fiction l'expérience, bien réelle celle-ci, des scénaristes et illustrateurs juifs qui ont utilisé le comic book pour exprimer leur talent. Fingeroth note d'ailleurs que ce jeu de correspondances n'est pas sans rappeler la position des Juifs dans l'industrie cinématographique à la même époque :

Si les acteurs "gentils" pouvaient être considérés comme une couverture à l'écran pour les créateurs et producteurs juifs, les personnages WASP - comme l'alter ego de Superman Clark Kent - seraient alors des déguisements que ces créateurs endosseraient dans l'univers du comic book842.

Paradoxalement, l'identité juive de Superman s'exprime dans une absence de caractères, puisque le personnage n'évoque pas une culture commune revendiquée, mais le rêve d'une intégration réussie. Shuster et Siegel n'étaient pas eux-mêmes migrants, il faut le rappeler : leurs parents respectifs s'étaient déjà installés aux États-Unis. Le récit de migrant est donc présent en filigrane, mais l'identité juive de Superman n'a jamais fait l'objet d'une définition manifeste de la part des auteurs Siegel et Schuster. Ces derniers ont par ailleurs créé un héros identifié comme juif, nommé Funnyman843, après avoir quitté DC. Ce fut un échec commercial, mais Funnyman montre que les deux associés étaient capables de traiter frontalement leur identité – ce n'était tout simplement pas l'intention avec Superman. Nous garderons donc à l'esprit le fait que le personnage Clark Kent participe au récit d'intégration du migrant Superman, sans pour autant rabattre ce récit de migration sur la seule expérience des Américains issus de la diaspora juive.

Au cinéma, la judéité de Superman n'a jamais été évoquée. Le choix temporaire de Robert Redford, et celui, permanent, de Christopher Reeve, indiquent une volonté de caractérisation de Clark Kent en tant que WASP, sans ambiguïté possible. Au moment où les aventures de Superman sont portées à l'écran, les caractéristiques du schlemiel ont déjà été dissociées de leurs associations ethniques et religieuses, et c'est donc d'abord comme un nerd que Clark Kent sera représenté à l'écran. Schuster et Siegel eux-mêmes ont implanté des caractéristiques juives à leur personnage pour mieux les neutraliser, tout d'abord dans le choix du patronyme (clairement WASP, et "remarquablement non remarquable844") résultant d'une adoption, et donc d'une assimilation partielle (Kent devenant le versant américanisé de Kal-El, et pas seulement un déguisement de circonstance). Clark Kent était juif dans le sens où il incarnait le désir d'assimilation des jeunes Juifs des années 30-40. Dans les années qui suivent, la judéité de Superman n'est jamais qu'un sous-texte et achève de disparaître complétement lorsque son histoire est portée à l'écran.

Le récit de l'orphelin Kal-El fait donc écho à la culture juive, mais plus profondément, la double identité elle-même renvoie à l'ambiguïté fondamentale du migrant, obligé pour survivre de masquer des éléments essentiels et fondateurs de sa personnalité. Paradoxalement, c'est sous l'apparence du schlemiel que Superman cache sa non-américanité. Cela n'a rien d'une contradiction, et s'explique par un ultime dédoublement : Clark Kent ne relève pas seulement du nerd (par sa maladresse, ses lunettes, sa couardise...) mais aussi de la figure du common man telle que la crise de 1929 et la grande dépression l'ont fait surgir. Clark Kent incarne simultanément deux modèles d'assimilation : l'un gomme la spécificité religieuse ou plus largement culturelle du migrant ; l'autre gomme les différences physiques et uniformise la masse des travailleurs grâce au complet-cravate. C'est qu'il ne faut pas oublier que Clark Kent emblématise l'Américain au travail : il est très peu visible en dehors des murs du Daily Planet, tant dans les comic books qu'au cinéma. Le costume, dont nous avons précédemment analysé les connotations, est à la fois un signe d'inadéquation et de normalisation.

Clark Kent efface, absentéise : il fait oublier sa position fondamentale de migrant, se fond dans la masse des travailleurs arpentant Metropolis, mais accumule dans le même mouvement plusieurs couches d'identité. Il est possible de regarder les origines de Superman et de limiter l'analyse à la judéité de Siegel et Schuster : ce serait oublier que les deux associés ont travaillé leur personnage sur plusieurs niveaux. Si "Kent" évoque une américanisation totale, visuellement, c'est Harold Lloyd qui a servi de modèle au journaliste falot. Clark Kent ne possède cependant rien de l'habileté toute burlesque de son modèle, pas plus que le nom de Clark, inspiré par Clark Gable, n'a de retombées sur la définition du personnage. De façon intéressante, Lloyd a incarné le seul personnage américain à posséder une apparence de schlemiel sans hériter de sa maladresse. Il inspire finalement Clark Kent, qui retrouve quant à lui les caractéristiques les plus classiques du nerd. Graphiquement, ce serait John Barrymore qui aurait servi de modèle au dessin du visage de personnage845 - incidemment, l'acteur a interprété le Docteur Jekyll dans une version muette réalisée en 1920 (John S. Robertson). La figure du nerd n'est cependant jamais loin, puisque Christopher Reeve a reconnu dans son autobiographie s'être inspiré de l'interprétation de Cary Grant dans Bringing Up Baby pour construire sa version de Clark Kent846. Ainsi, Superman constitue un feuilletage d'identités plus ou moins positives, qui se recouvrent et interagissent au fur et à mesure des réécritures. Il a été consacré comme le premier véritable super-héros, en même temps que la critique littéraire et cinématographique s'en est davantage emparée que de ses avatars : à la fois page blanche847, disponible à la projection des lecteurs et des spectateurs, il rassemble toutes les identités de l'Américain moderne, urbain et rural à la fois, héroïque et couard, juif et WASP, migrant et emblème national. Toutes ces oppositions se rassemblent dans l'antagonisme complexe qui sépare et réunit à tour de rôle Superman et Clark Kent, semblables en même temps qu'opposés, et devant partager le même corps – c'est là une ultime complexité que le cinéma va tout particulièrement explorer.

2.1.2 D'un corps à l'autre : une versatilité

La double identité est un thème narratif qui donne corps à un désir humain fondamental, en imaginant que le reflet que nous rend le miroir relève d'une altérité complète, et peut répondre à nos injonctions. Ce désir d'être deux tout en restant soi-même prend parfois des formes monstrueuses (comme dans le récit séminal Dr. Jekyll et Mr. Hyde) ou terrifiantes (le terme de doppelgänger848 renvoyant plus souvent à des formes malignes ou diaboliques). La prolifération de ce motif visuel autant que narratif ne doit pas surprendre ; comme Petr Král le remarque justement, tout dédoublement possède un pouvoir de fascination849. La dualité d'un ou plusieurs personnages a souvent intéressé la critique cinématographique : si Kràl la voit à l'œuvre dans le burlesque, Dana Polan pointe sa présence dans le film d'horreur The Bowery at Midnight (1942, Wallace Fox), où Bela Lugosi incarne un professeur qui devient criminel une fois la nuit tombée850. De façon générale, ce thème de la dualité est récurrent dans le cinéma fantastique.

Nous devons également nous rappeler que nous avons déjà parcouru ce motif, dans le cadre des analyses consacrées au film d'action. Nous avons beaucoup parlé de corps monolithiques, tenus tout entiers par l'occupation du cadre par le muscle : il est vrai que la problématique du double semble a priori plutôt éloignée de ce genre en particulier. Cependant, tous les films d'Arnold Schwarzenegger, par exemple, sont hantés par cette question du double : dans Terminator, le squelette robotique s'allie et s'oppose au double de chair ; dans Last Action Hero, l'acteur croise son incarnation à l'écran (et le motif même se dédouble, entre "vrai" Schwarzenegger et Schwarzenegger se parodiant lui-même) ; il utilise également des hologrammes pour multiplier sa puissance dans The Running Man et Total Recall ; enfin, les thèmes de la schizophrénie et de la gémellité traversent sa filmographie (Twins, Total Recall, Junior, Eraser, The Sixth Day). Mais, Nicole Brenez l'a observé851, c'est le corps qui le plus souvent se dédouble, plus que la psyché. Même les scénarios les plus "schizophréniques" sont racontés comme les errances d'un corps. Dans le film d'Action, on se dédouble pour gagner en puissance, ou pour que cette puissance soit totale (organique en plus d'être machinique, dans Terminator 2, par exemple). Le film de super-héros, quant à lui, rend la problématique du dédoublement à son expression la plus fondamentale : faire face à sa propre image dans le miroir, négocier avec sa propre altérité.

Les super-héros, et plus particulièrement Superman, ne se dédoublent pas pour augmenter leur puissance, mais au contraire pour contenir leur versant super-héroïque. La double identité, narrativement, est souvent expliquée de la même manière : le super-héros est capable de se défendre des ennemis les plus coriaces, mais s'il était marié, ou possédait une famille, ceux-ci deviendraient automatiquement la cible des méchants. D'ailleurs, ce double se doit d'être le plus banal possible, et d'inverser les qualités du super-héros, afin de lever tout soupçon. Prenons Superman, dont la puissance s'exprime sur trois plans : il est un héros essentiellement urbain, contemplant la ville grâce à un super-regard852 qui peut voir à travers tous les matériaux ; enfin, ses déplacements ne connaissent aucune limite, puisqu'il peut voler, y compris dans l'espace lointain. Clark Kent ne masque pas seulement ces qualités, mais il les inverse une par une. Il travaille à la ville, mais ses origines sont avant tout rurales (on le voit dans Superman III revenir sans déplaisir à sa campagne du Kansas, tandis que dans Superman IV, il tente de sauver la ferme familiale d'une urbanisation galopante). Là où Superman voit tout, Clark Kent n'y voit rien, littéralement : ses lunettes emblématisent ce dysfonctionnement. Scott Bukatman note par ailleurs un niveau supplémentaire dans cette dialectique du voir : "Superman et Clark Kent se subvertissent l'un l'autre : l'homme qui voit tout rencontre celui qui n'est pas vu853". Clark Kent est un être sans regard, ce qui constitue, symboliquement parlant et si l'on s'en tient à la théorie féministe du regard, une situation d'impuissance totale, puisqu'il n'est ni regardant, ni regardé (sa normalisation le rendant invisible). Enfin, Clark Kent est la version burlesque de Superman : là où ce dernier se déplace sans entrave, il n'est pas d'obstacle, de mur, d'objet, dans lequel Kent peut éviter de se cogner. Cette définition du corps de Kent est également le lieu d'un régime d'oppositions. En effet, chez ce personnage, le corps se soumet au costume en tant que celui-ci est un moyen d'intégration sociale, comme nous l'avons précédemment évoqué. Chez Superman, c'est le corps qui "tient" le costume, modèle celui-ci à son image musculaire. Tout comme le nerd défait la masculinité héroïque, Kent met à mal le modèle que constitue Superman.

L'inversion des termes est à chaque fois radicale, et le personnage de Superman semble du même coup reposer sur une dialectique, sur le plan structurel. Sur le plan narratif, les deux personnalités peuvent être liées sur deux modes. Dans le premier cas, nous parlerons du principe de l'alter ego, qui suppose un être original à partir duquel modeler un nouvel être. Dans cette perspective, Kal-El serait la personnalité "véritable", et Clark Kent une identité fantoche, choisie pour se fondre dans la masse. Ce qui est une nécessité à l'intérieur du récit (se cacher pour protéger ses proches) est également un besoin du récit lui-même, selon Umberto Eco qui pose : "Superman est un mythe à condition d'être une créature insérée dans la vie quotidienne, dans le présent854". Eco pose donc une relation d'interdépendance entre les deux personnages, mais en conservant une hiérarchie descendante de Superman à Clark Kent (identité qu'il désigne comme "mensongère855"). Chaque reprise du récit originel est une nouvelle occasion de reformuler cette hiérarchie. Historiquement, c'est Superman qui a d'abord été considéré comme l'identité réelle. Puis, avec les remaniements narratifs opérés par le comic Crisis of Infinite Earths, Clark Kent a grandi sous ce nom pour prendre conscience plus tard de ses pouvoirs – dans ce cadre, l'identité de Superman sert à protéger Clark Kent, et non l'inverse. Régulièrement cependant, le débat renaît – et opère même un détour par la fiction de façon remarquable dans Kill Bill 2. Une dernière hypothèse (retenue notamment par Bryan Singer, réalisateur du dernier film adapté de la mythologie) fait apparaître trois identités : le Clark de la campagne, plutôt dégourdi, celui pataud qui travaille au Daily Planet, et enfin, Superman. D'autres versions préfèrent laisser le personnage de Kent entier et accorder une place à l'extra-terrestre Kal-El. Les auteurs s'intéressant à Superman se retrouvent également face à la nécessité de trancher, et leur choix découle souvent de l'œuvre interprétée. Pour Sébastien Hoët qui s'intéresse à Superman III, c'est Kent qui fait figure de référence : "C'est ici le fond de l'identité, de la substance de Kal-El qui est dévoilé : il n'est que Clark Kent, et le surêtre est un accident (au sens philosophique du terme) qu'il n'a pas les capacités d'assumer ou de s'approprier dans une identité neuve856". Inversement, les auteurs américains se rangent plus souvent du côté de la thèse de Jules Feiffer, à laquelle le discours de Bill dans Kill Bill 2 fait écho857. Ainsi Danny Fingeroth énonce simplement : "Superman est la "vraie" personne. C'est Clark Kent l'imposteur858". Cependant, est-il si important de hiérarchiser une identité par rapport à une autre, d'autant que cette hiérarchie dépend amplement des reformulations ? En suivant Umberto Eco, nous admettrons que Kent est une nécessité narrative permettant l'identification du lecteur ou du spectateur, et que le perpétuel rééquilibrage qui s'opère entre les deux identités de Superman est également un moyen de renouveler les récits. Il faut alors tenter de proposer un modèle plus ouvert.

Dans un second cas, le thème de la schizophrénie, et celui, relatif, de l'impossible réconciliation, prévalent. Ce modèle est celui de Dr. Jekyll et Mr. Hyde, qui présuppose que deux identités se disputent un seul corps, même si chronologiquement l'une possède une forme de paternité sur l'autre. Cette paternité n'a d'ailleurs rien de fixe, puisque qu'elle finit par s'inverser dans le récit de Stevenson. Dans ce modèle, il est beaucoup plus difficile de déclarer la domination d'une personnalité par rapport à une autre, et c'est l'option majoritairement choisie par les films – ou plutôt, elle s'impose de fait, puisque les récits donnent différentes réponses à la question de la véritable identité. En effet, les quatre premiers films multiplient des scènes qui font souvent figure d'intermède, dans lesquelles Superman / Clark Kent tente de négocier la collusion entre ses deux identités. Plutôt que de trouver quelle identité se superpose à l'autre, nous allons donc nous intéresser à un troisième terme. Car si Superman se définit dans deux espaces, emblématisés par la ville et la campagne, et plus particulièrement par deux corps hétérogènes, il faut alors penser le passage entre les deux comme éminemment problématique. Comment le super-héros devient-il son contraire ? Comment cette zone de "passage" se définit-elle ? Nous avons vu que les héros savent se déguiser en nerds – peut-on encore parler de déguisement, quand Clark Kent devient presque sans transition un héros tout-puissant ? Comment appeler alors cette transformation ?

2.2 Retours sur la question de l'entre-deux supermanien

Nous avons déjà évoqué la transition unique qui marque le passage de Clark Kent à Superman dans Superman. Ce qui nous avait retenue alors, c'était l'hésitation de Kent à se révéler, et l'apparition, du même coup, dans cet espace d'indécision qui appartient au personnage, d'une indécision cette fois propre au spectateur qui ne sait au juste qui il regarde. Nous avons cependant abordé ces questions en tentant de comprendre la relation du nerd au héros, et nous avons alors focalisé notre attention sur les lunettes – en tant qu'elles sont un élément iconique fort appartenant à l'identification d'un stéréotype. Aussi les lunettes doivent nous arrêter parce qu'elles prennent une valeur de masque chez Superman, qui justement est l'un des héros à ne pas en porter. Le procédé, pour peu qu'on s'y arrête, prête à sourire, comme le note Scott Bukatman :

Plus tard, on a essayé de nous convaincre que Superman faisait légèrement vibrer son visage, ce qui expliquait pourquoi personne ne réagissait à sa forte ressemblance avec Clark Kent. Oui, bien sûr. Nous savons très bien que l'anonymat de Clark Kent dépend d'une robuste paire de lunettes, et surtout, de la nature même de la vie urbaine859.

Les moyens du passage, et la nature même de l'espace qui s'ouvre d'une identité à l'autre, sont cependant variables. Nombreux sont les outils qui permettent à l'acteur, et avec lui, au réalisateur, de signifier le changement de persona. L'usage des lunettes appartient à une catégorie plus large, celle des transformations faisant l'usage du costume du héros860 – ou plutôt, de son vêtement de ville, puisque le costume constitue plus souvent un point d'arrivée que de départ. Parfois, c'est le corps lui-même qui permet la transition, et ce type de transition relève plutôt de la catégorie de super-héros que nous avons identifiée comme celle des "monstres" (Hulk, La Chose, principalement). Quand la transformation s'opère sur le mode de la mutation, le morphing s'impose dans la représentation – et du même coup ce modèle est exclu de la franchise Superman. Le passage de Clark Kent à Superman, ou pour reprendre un terme de la théorie féministe, la mascarade (de l'anglais masquerade) qui unit deux personnages contraires peut prendre bien des formes, mais ne relève jamais d'un mouvement continu.

Le terme de mascarade doit nous rappeler l'aspect essentiellement performatif de la transformation d'une identité à l'autre. La performance elle-même se déploie sur deux plans : tandis qu'elle fournit au personnage les moyens narratifs de revenir de façon épisodique et structure plus globalement le récit, elle permet également à l'acteur de mettre en scène son talent, de prouver sa capacité à habiter différents personnages, même au sein d'une seule et même fiction. C'est aussi l'occasion d'un jeu métanarratif, puisque dans la plupart de nos exemples, c'est Superman qui joue à être Clark Kent. L'exemple tiré de Superman sur lequel nous avons terminé le chapitre précédent ouvre un entre-deux destiné à devenir récurrent. Il n'est cependant pas nécessairement exemplaire quant aux moyens de représentation mis en œuvre. En effet, les lunettes permettent dans ce cas une oscillation discrète d'un personnage à l'autre, alors que les nécessités de l'action appellent des changements plus radicaux.

fig. 115, 116, 117 : Quelques formes de la transformation super-héroïque.

fig. 115.1 fig. 115.2 fig. 115.3

fig. 115 : Spider-Man reprend le principe de l'ellipse supermanienne (Spider-Man).

fig. 116.1 fig. 116.2 fig. 116.3

fig. 116 : À la faveur d'un saut dans le vide, un fondu mélange le costume de Kent et celui de Superman (Superman II).

fig. 117.1 fig. 117.2 fig. 117.3 fig. 117.4 fig. 117.5 fig. 117.6

fig. 117 : Si la chemise est facilement retirée, qu'en est-il du pantalon ? Superman élude cette question, en utilisant le mélange d'images.

Nous repérons ainsi quatre types de transitions visibles dans les films, mais souvent hérités de l'animation ou du comic book. Le premier cas provient très directement de la logique graphique de ce dernier, et plus spécifiquement de la case. L'ellipse, qui effectue le passage en l'oblitérant, reste un des moyens favoris de la transformation, tous médias confondus. Dans ce cas, la caméra suit Clark Kent, en général en pleine course, et par le moyen du cut, le retrouve mystérieusement changé, habillé en Superman, sans qu'on sache au juste ce qu'il est advenu du costume et des lunettes de Clark Kent. Ce type de représentation positionne le personnage du côté de la magie. Le cut simple est cependant assez rare. Dans d'autres cas, les scénaristes s'en sortent en faisant d'un objet une cabine d'essayage de fortune – même si Clark Kent ne semble pas plus se déshabiller dans ce cas que lorsque le montage est seul responsable de la transition. La question de la transformation se heurte en effet nécessairement à cet écueil : de quoi est fait le costume ? S'agit-il d'un objet, ou le costume de cinéma transporte-t-il avec lui l'aspect purement plastique de sa représentation dans le comic book ?

La question du déshabillement n'est pas anodine, car elle a trait à la masculinité même du personnage. Rappelons que la mascarade qui relie Kent à Superman a vocation à valoriser ce dernier, à présenter un homme amélioré, débarrassé de ses propres angoisses comme de la lourdeur de la représentation sociale (incarnée par le costume). Si les femmes sont souvent représentées dans les films hollywoodiens en train de s'effeuiller (c'est même un sujet favori du cinéma des premiers temps), il n'en va pas de même pour les hommes. Martin Pumphrey861 analyse en ce sens une série de westerns, dans lesquels la scène de bain, en isolant le torse, produit une autre nudité, acceptable car dissociée d'une mise en spectacle par essence féminisante. De façon plus générale, dans le film de super-héros, les connotations féminines du collant et des gestes qui accompagnent son port sont soit oblitérés, soit tournés en dérision. Seules la première série animée (1941-43) et l'émission de radio (1940-51) évoquent le costume dans sa qualité de vêtement. Dans le premier cas, les dessins animés de Fleischer recourent à un système d'ombres en plus du principe de la cabine d'essayage (fig. 108). Ce principe graphique permet d'aller à l'essentiel. On devine des gestes d'enfilement du costume, bien sûr trop rapides pour correspondre à un déshabillement réel – mais c'est là la force du signe graphique par rapport au référent profilmique. L'émission de radio propose de façon similaire ce que nous pourrions appeler une ellipse améliorée, lorsque la voix de Clark Kent s'exclame : "Vite à présent, quittons ces vêtements..." ("Quickly now, out of these clothes...")862. Il faut donc bien se déshabiller pour devenir Superman, mais l'injonction se contente de donner cette indication. Dans le cas de l'émission de radio, la transformation doit trouver un signifiant sonore, et se retrouve du coup prise en charge par l'acteur, qui utilise une voix plus grave pour Superman, et une version plus aiguë pour Kent (allant encore une fois encore dans le sens d'une hyper-masculinisation associée au processus de transformation).

Appliqué aux films, le principe de l'ellipse améliorée s'accommode d'éléments de décor variés, mais qui reprennent souvent l'iconographie mise en place par les comic books, telles les cabines téléphoniques et les revolving doors (Superman) ; plus tard, l'espace peut ponctuellement s'étendre et prolonger la durée même de "l'ellipse" (un tuyau, dans Superman III). Un troisième modèle se détache, plus graphique encore, puisqu'il tient directement du cartoon. Nous faisons ici référence au "tourbillon" que Superman peut ponctuellement déclencher, et dont il sort parfaitement vêtu et équipé pour les épreuves qui l'attendent. Le "tourbillon", en tant que moyen de représentation, n'est pas fondamentalement différent de l'ellipse, puisque qu'il oblitère tout autant le lieu de la transformation. Reste le mélange d'image (fig. 116, 117), qui établit une continuité plastique d'une identité à l'autre, sur un mode magique. Ces quatre modèles (l'ellipse simple, l'ellipse augmentée, le tourbillon, le mélange d'images) sont convoqués à tour de rôle dans les quatre films et n'ont souvent d'autre rôle que d'amorcer une scène d'Action. Ils emblématisent l'arrivée du héros – en cela, ils sont cohérents avec la scène qui les introduit généralement, où l'on voit Clark Kent déchirer sa chemise, et révéler l’emblème ornant la poitrine de Superman.

Dans tous les cas, il manque au spectateur le moyen terme, l'équilibre parfait entre dans les deux personnalités. Ce point où le corps est habité simultanément par deux entités pose un problème de visibilité, le problème de l'entre-deux. En termes de représentation, cette question de l'interstice, de l'espace qui joint Kent et Superman, trouve une résolution dans le morphing. Mais les films de Superman, sans doute par respect de leur référent graphique, n'ont jamais cédé à ce procédé. C'est que l'identité de Superman se tient en réalité là : pas dans la maladresse de Kent, ou dans sa qualité de Juif assimilé, ni dans sa nature de surhomme aux pouvoirs infinis. Le personnage de Superman tient tout entier, narrativement parlant, sur ce point de bascule invisible qui unit deux contraires. Pour que la tension persiste, et avec elle l'équilibre du personnage, il est nécessaire que l'entre-deux reste invisible, reste le plus fin possible, soit interstitiel. À la fois, le plaisir même du spectateur implique de ressentir la tension, voire une possible conciliation. Superman est tout particulièrement un être de cinéma en cela que tout son paradoxe implique une mise en scène de la pulsion scopique : nous voulons voir ce qui se tient entre les deux personnages. Le mystère du déshabillement implique une tension érotique, alors même que le costume moulant du super-héros ne cache rien de l'anatomie de ses héros. C'est ce motif de la coulisse qui possède un caractère fascinant chez Superman, plutôt que la sculpturalité de l'acteur qui incarne le super-héros. En cela, le film de super-héros diffère radicalement du film d'Action.

Observons ainsi une scène capitale de la franchise, qui ouvre Superman III. Là, le spectateur assiste à la déambulation de Clark Kent dans Métropolis. Simultanément, une blonde pulpeuse (l'une des futures acolytes du méchant) distrait les passants et les conducteurs, menant à une série d'accidents en chaîne que Clark Kent va devoir arrêter. Cette séquence relève par ailleurs d'une fluidité rarement atteinte par les représentations de Superman à l'écran. Au niveau de la gestuelle, le héros contamine le common man, et réciproquement. Si l'entre-deux reste invisible, les passages sont multiples, de l'héroïsme maladroitement dissimulé (lorsque Kent éteint discrètement une flamme de son super-souffle) à la normalité requalifiée (Kent achète le journal comme tous les citoyens de Metropolis, mais le déchire du fait d'une force mal contrôlée). Face à l'effet "boule de neige" des événements, sur le mode du slapstick, Kent ne peut plus rester lui-même et doit envisager de se transformer complétement. Ce n'est pas ici une cabine téléphonique qui s'offre à lui, mais un photomaton. Physiquement, l'appareil est similaire, et constitue autant un mystère quant à la mobilité qu'il laisse au héros souhaitant se "changer". Alors que Kent se transforme, à nouveau sur le mode de l'ellipse renforcée, le flash se déclenche, et avec lui la promesse de voir ce qui n'a jamais été montré : l'entre-deux parfait entre les deux identités, le point de bascule. Ceci n'échappe pas à un enfant se tenant à proximité de la cabine, qui, sitôt le cliché développé, s'en empare – pour voir. Il n'y a rien à voir cependant : sur les quatre clichés consécutifs qui reproduisent la sérialité de la pellicule, l'entre-deux subsiste, réintroduit in extremis. Une première image montre Kent prêt à retirer ses lunettes (fig. 119.5), tandis que la suivante amorce l'emblématique ouverture de la chemise (fig. 119.6). Les troisième et quatrième images présentent Superman en costume, mais n'expliquent pas comme le passage s'est effectué. La question de l'interstice est vite évacuée, lorsque Superman sort de la cabine, et s'empare du cliché. Il s'approprie les deux premières images révélatrices de son identité, et laisse les suivantes à l'enfant ravi. Ce faisant, il déplace la question de l'identité à son endroit habituel – le fait de savoir qui est Superman. Cela, le spectateur le sait déjà, mais l'image qui le préoccupe, celle qui se tient entre des images censées représenter l'entre-deux, celle-là lui est refusée. Le refoulement définitif de l'entre-deux est même exprimé en acte par Superman lui-même, lorsqu'il déchire la bande photographique à l'endroit même où elle échoue à représenter.

Cette scène, réalisée en 1983, appelle un passage célèbre de The Band Wagon, réalisé quarante ans plus tôt par Vincente Minnelli. Dans ce film, le personnage interprété par Fred Astaire, Tony Hunter, est un danseur dont la carrière semble faire du surplace. Par deux fois dans le film, deux numéros dansés donnent l'occasion au personnage de contempler sa carrière et de se réapproprier l'espace de la danse qui lui semblait alors fermé. Les deux numéros en question (By Myself et Shine on Your Shoes) ont été analysés par Stanley Cavell qui voit à l'œuvre, surtout dans le dernier cas, une "danse de l'identité" ("a dance of identity863"). Danseur déchu, Tony Hunter redécouvre les joies du mouvement pur dans un Amusement Arcade, où les attractions sont des prétextes à des intermèdes, des interactions, des changements dans le rythme de la danse. Si les premières attractions confirment l'interrogation du personnage (en brandissant des points d'interrogation géants), bientôt Hunter trouve en la personne d'un cireur de chaussures un alter ego – et il est significatif que ce dernier soit afro-américain864. Astaire, danseur blanc, élucide le mystère de sa propre identité en dansant, et en intégrant une danse qui lui est a priori étrangère. Devenir autre permet ici de se retrouver soi-même. Nous convoquons ici cet exemple car le déroulement de la scène de Superman III, sur le mode de la déambulation (dansée, ou peu s'en faut) rappelle directement la scène de Shine on Your Shoes.

fig. 118.1 fig. 118.2

fig. 118 : Fred Astaire trouve son identité par l'entremise de la danse dans The Band Wagon. Le découpage de cette scène est visible dans les annexes.

Qui plus est, le photomaton apparaît comme un accessoire de cette recherche de l'identité, dans les deux cas. Chez Astaire, il n'est qu'un des nombreux jeux qui sont ici convoqués, et qui tous donnent des réponses erronées, contestées par la vérité de la danse – en cela, ils participent à cette affirmation de l'identité retrouvée (fig. 118). Dans Superman III, si danse de l'identité il y a, c'est pour mieux achopper à l'impossible réconciliation entre Clark Kent et son alter ego. Pour Cavell, la danse de Fred Astaire revient à posséder son corps de nouveau, plutôt qu'à posséder un corps nouveau ("not finding a new body but finding his body anew [...] ?865").

fig. 119.1 fig. 119.2 fig. 119.3 fig. 119.4 fig. 119.5 fig. 119.6 fig. 119.7 fig. 119.8

fig. 119 : Superman produit sa propre danse de l'identité - la cabine photographique n'éclaircit pas le mystère de l'entre-deux, mais affirme la centralité de cet espace indéfini.

Il y a quelque chose de similaire chez Superman, toujours pris dans le même nœud de contradictions, mais rejouant sans cesse le scénario original où il se découvre, réalise sa propre exceptionnalité – où, en somme, il redevient un héros après s'être oublié.

Superman danse – mais cette danse ne célèbre pas l'identité retrouvée, comme dans The Band Wagon. Plutôt, elle brouille un peu plus les pistes, réaffirme la solidité des deux avatars et de l'espace ténu qui les relie. Danse, mascarade, dans tous les cas Superman met en scène une performance de l'identité et contredit l'idée selon laquelle seule l'identité féminine est cantonnée à cette expression. Supposée plus stable, l'identité masculine paraît ici d'une grande fluidité – et la danse qui permet le passage renforce cet aspect. En même temps, cette fluidité reste contenue puisque deux rôles seulement sont disponibles – à moins de complexifier cette dualité, comme c'est plus tard le cas dansle même Superman III. Contaminé par une kryptonite de synthèse, Superman, comme possédé, devient méchant et utilise ses pouvoirs à des fins de destruction : il déclenche ainsi une marée noire, redresse la tour de Pise, se livre à une sexualité débridée (ou signifiée comme telle) et finit ivre au comptoir d'un bar – dans le miroir duquel il se contemple, sans y trouver d'alter ego. La scène du miroir et l'injonction d'un enfant ("Superman ! Tu vas redevenir formidable !866") vont amorcer une crise. Interrompu pendant son vol par une douleur insupportable, Superman se voit obligé de regagner la terre ferme, en l'occurrence, dans une décharge. Il faut également noter que le type de décor utilisé ici est très inhabituel dans les films de la franchise Superman. Le nombre de lieux est en général assez réduit (Smallville, Metropolis, la Forteresse de la Solitude, le repaire du méchant et quelques éventuels lieux exotiques). Toutefois, il est rare pour le personnage de se retrouver dans des paysages à l'identité si incertaine. Ce terrain vague constitue en somme un lieu interstitiel – alors que Superman tente justement de rétablir cet interstice en récupérant un seul et même corps.

La scène commence véritablement lorsqu'une lumière apparaît sur le front du personnage, et de ce point sort, d'abord transparent, le corps deClark Kent, habillé de son costume et de ses lunettes (fig. 120). Le méchant Superman s'attaque immédiatement à son alter ego, et de façon prévisible, domine le combat. Cependant, il peut être observé que Clark Kent semble posséder lui aussi un corps super-héroïque. Lorsqu'il est poussé contre une barrière par Superman, celle-ci se plie sous l'effet de son poids. Plus tard, il prouve qu'il est en possession des mêmes capacités physiques que Superman, mais le combat laisse des traces sur son corps, contrairement à son alter ego. Sa veste est brûlée, sa chemise salie, il est décoiffé. Enfin, alors que Superman pense l'avoir dominé, il détruit ses lunettes (fig. 120.7) – geste que nous avons souvent rencontré en explorant l'antagonisme rapprochant nerd et jock. La formulation de la scène est complexe car ni Superman ni Clark Kent n'expriment ici leur physicalité selon le modèle attendu. Superman pratique une action violente, souvent retorse, rendue manifeste dans les coups bas qu'il utilise pour combattre Clark Kent. Ce dernier possède une apparence tout à fait habituelle, mais s'exprime physiquement d'une manière qui lui est traditionnellement impossible (puisqu'il veut garder son identité secrète). Le combat semble même absurde : il y a un corps de trop, mais sa destruction menace l'équilibre du personnage. Pour cette raison, la résolution de la scène est très intéressante. Les deux personnages sont au corps à corps, et Clark Kent domine. Il tente d'étouffer Superman, et, lorsqu'il y parvient, le corps de ce dernier devient transparent puis s'évanouit. La musique triomphante annonce le retour de Superman, et dans un geste bien connu, Clark Kent ouvre sa chemise et révèle l'identité de Superman, signe d'une intégrité retrouvée.

fig. 120.1 fig. 20.2 fig. 120.3 fig. 120.4 fig. 120.5 fig. 120.6 fig. 120.7 fig. 120.8 fig. 120.9 fig. 120.10

fig. 120 : Clark Kent se bat contre Superman dans Superman III ; paradoxalement, il gagne, pour révéler qu'il contient son alter ego.

Il faut alors repenser le déroulement de la scène dans son entier : sorti d'un Superman empoisonné, Clark Kent révèle un autre Superman sous son costume. Il y a là comme un jeu de poupées russes qui s'opère, motif qui se substitue dès lors au symbole connu de la pièce à deux facettes. Les peaux du héros s'empilent et se succèdent, mais sur un mode circulaire, qui garantit le retour du même – en vertu du principe de sérialité, qui exige que l'histoire puisse être reprise là où elle a été laissée. Ce principe de la succession des peaux n'est pas limité au cas de Superman. Rappelons-nous Spider-Man III, et l'usage qui est fait dans ce cas du costume noir qui recouvre le costume traditionnel, l'empoisonne avant de prendre possession de son propriétaire. Chez Spider-Man comme chez Superman, ce ressort narratif permet d'articuler la dualité classique du personnage sur un mode plus complexe, en introduisant un troisième terme. Il y a donc deux types de performance de l'identité, ou de danses de l'identité, pour reprendre la terminologie de Stanley Cavell. L'une, incarnée par la scène du photomaton dans Superman III (et par le retrait des lunettes dans Superman) affirme l'existence d'un espace invisible, insaisissable, existant entre les deux personnalités. Des stratégies visuelles (cabine téléphonique, tourbillon) sont alors mises en place pour rétablir une continuité visuelle dans une action qui repose sur la rupture. Un second type de performance inverse cette logique, et produit, au lieu d'un corps pour deux personnalités, deux corps pour une entité que l'on perçoit du coup comme homogène. Dans les deux cas, le corps héroïque est à la fois tout puissant (capable d'être lui-même, ou radicalement autre), et incapable de réconcilier deux modèles opposés. Condamné à répéter la même gestuelle pour devenir héroïque, Superman existe sur la base d'un corps contradictoire, empêché en même temps que sans entraves.

2.3 Au-delà de Superman : la possibilité du morphing

Si nous avons beaucoup parlé de celui qui est considéré comme le premier super-héros, il ne faut pas oublier qu'il n'est pas le seul à pratiquer la transformation, au prétexte d'une double identité. L'excuse, ou la justification de la protection des proches est récurrente dans les récits de comic books, qui proposent à partir de ce postulat une variété de héros masqués. L'originalité de Superman, dans ce cadre plus large, est qu'il ne possède pas de masque à proprement parler – mais nous avons vu quelles stratégies reproduisent une forme de "masquage". Chez les autres héros masqués, la transformation prend un tour tout différent. Chez Batman, elle n'est pas problématique en soi, car le héros ne possède pas de super-pouvoirs : son habillement reprend en général les codes du film d'Action qui fragmentent le corps et le résument à une boucle, une ceinture, une botte (ce procédé est récurrent dans les actioners, nous l'avons vu). Chez Spider-Man, la transformation pose également moins problème, puisqu'elle est référencée, et emprunte à Superman le trope de la chemise déchirée.

Dans les films ou dans le comic book Spider-Man, les personnages et même le récit en tant que tel sont tout à fait conscients de réécrire une histoire déjà racontée. La dualité qui anime le personnage de Spider-Man hérite clairement du modèle supermanien. Les clins d'œil sont nombreux : visuellement, la chemise déchirée fait donc retour, et parfois, le personnage est même cité867. Il semble ainsi que, des héros costumés, Superman pose le rapport le plus problématique à la transformation. Néanmoins, des points communs existent entre ces trois personnages : à chaque fois, le costume (dont nous reparlerons) "active" la transformation, sert directement à engager la performance dont résulte la nouvelle identité. Dans le cas des héros monstrueux, la transformation possède un sens tout différent, puisque c'est le corps entier qui mute, sans qu'il y ait besoin de médiation : la schize est donc vécue dans la chair même. Corps costumés et corps monstrueux se rejoignent cependant, dans la mesure où ils appartiennent à la même tradition historique du cirque ; les uns se rapprochent des acrobates et autres magiciens, tandis que les autres évoquent les "freaks" exhibés au regard du public.

2.3.1 Aspects techniques du morphing

La transformation fluide d'une identité à l'autre constitue un problème de représentation qui a occupé le cinéma depuis ses débuts. Pensons à nouveau au Dr. Jekyll et Mister Hyde réalisé par Rouben Mamoulian en 1931 : pour présenter de façon fluide la transformation du docteur en son double monstrueux, le dispositif technique envisagé visait à rendre compte d'un morphing, c'est-à-dire d'une transformation continue d'un avatar à un autre. Le spectateur voyait alors ce passage s'accomplir, dans les limites des effets spéciaux alors praticables : une série de fondus effectuait dans ce cas la transition entre différentes étapes, aidée par l'usage de filtres colorés, et des différents maquillages de l'acteur, présentant chacun un état intermédiaire dans la transformation. Il va de soi qu'avec les effets numériques, le morphing a atteint depuis une continuité parfaite en apparences. Mark J. P. Wolf, dans un ouvrage consacré au morphing, rappelle l'histoire de cette technique. Il indique qu'historiquement, le procédé a existé dès l'invention du cinéma, mais du côté de l'animation (par exemple dans Fantasmagorie, d'Émile Cohl, en 1908868). Il a fallu attendre les années 80 pour que les morphings filmiques possèdent une apparence de perfection, ou au moins de continuité. Dans l'histoire du procédé, les corps métalliques de Terminator II sont généralement considérés comme un des premiers accomplissements en ce sens. Le morphing, dans ses formes primitives, conservait la question de l'entre-deux. L'illusion d'une transformation fluide était en effet produite en multipliant les états intermédiaires de l'objet à transformer, par des prouesses de maquillage, ou grâce à des procédés mécaniques (The Thing, Wolfman). Vivian Sobchack note que cette contrainte n'est pas sans conséquences sur la réception des images. À propos de Wolfman, elle écrit :

[...] bien que nous puissions être transportés par les transgressions du film d'horreur, qui brisent les principes physiques familiers de notre monde, en tant que spectateurs, nous sommes aussi conscients que les transformations qui se déploient devant nous sont marquées par des sauts temporels - durant lesquels l'acteur Lon Charney Jr. était rendu plus ou moins lupin et hirsute, durant des heures de préparation, de maquillage, et de tournage image par image, à l'abri de notre regard869.

En effet, moins la transformation est fluide, plus le spectateur notera l'effort de l'acteur. Tout morphing, fluide ou non, repose sur la fabrication d'image-clés, autrement dit d'états intermédiaires, qui doivent être connectés entre eux. Depuis l'apparition des effets numériques, ces états sont le résultat d'un calcul informatique, et plus d'une technique de maquillage associée au montage et disparaissent donc au niveau de la perception, puisque le parcours s'effectue de façon fluide. Plus loin, Vivian Sobchack se penche sur l'expérience physique du spectateur placé face à une scène de morphing :

[...] le morphing nous place devant une représentation de l'Être qui est intellectuellement parlant familière, mais étrange au niveau de l'expérience. Il fait appel à la part en nous qui échappe à la perception du soi, et s'inscrit dans ce flux mouvant qu'est le devenir de l'Être - c'est-à-dire nos corps, qui, au niveau cellulaire, présentent continuellement des transformations rapides de la matière dans le temps et dans l'espace : il s'agit aussi toujours d'un oxymore, d'un paradoxe, d'un objet métaphysique870.

Autrement dit, la question de l'entre-deux est évacuée car elle est prise en charge techniquement. Le corps tend fréquemment à disparaître dans ce type de mise en place. Les possibilités techniques ont ici permis de penser un nouveau type de personnage, libéré de toute chair, confinant à l'informe. C'est le cas du T-1000, fondu lors de la scène finale dans un creuset de métal, rendu à la matière pure ; Vivian Sobchack en trouve également un exemple dans le téléfilm Star Trek: Deep Space Nine, où le personnage d'Odo, matière gélatineuse sans forme précise, doit être contenu dans un seau, mais peut prendre toutes les apparences qu'il souhaite. Sobchack commente tout particulièrement des occurrences de morphing perpétuel, qui s'appliquent à des personnages changeant constamment de forme, voire n'ayant pas de forme précise de référence (le T-1000, Odo). Le cas de Hulk, sur lequel nous allons nous attarder, est particulier puisqu'il n'engage que deux états, et éventuellement un état intermédiaire, une forme d'entre-deux (bien entendu différent du cas de Superman).

2.3.2 Un cas de morphing appliqué aux super-héros : deux versions de Hulk

Si le morphing est fréquent au cinéma, il n'est pas aussi utilisé qu'on pourrait s'y attendre dans les films de super-héros, car beaucoup d'entre d'eux atteignent encore un état super-héroïque du corps par le biais du costume. À l'opposé de ces corps appareillés, nous avons retenu trois personnages de mutants : Spider-Man, Hulk, et la Chose (issue du groupe des Quatre Fantastiques). Sur le plan structurel, leurs histoires sont absolument similaires. Tous étaient des citoyens normaux (respectivement nommés Peter Parker, Bruce Banner et Ben Grimm) avant d'être exposés à un contaminant. Peter Parker a été piqué par une araignée mutante, qui lui a transmis une partie de son code génétique ; Bruce Banner a été exposé aux rayons gamma, lors d'une expérience scientifique ; enfin, Ben Grimm a été exposé à des rayons cosmiques lors d'une expédition spatiale. Cependant, Spider-Man ne mute qu'intérieurement, et son apparence physique reste globalement inchangée. Quant à Ben Grimm / La Chose, il est affecté par la mutation une seule fois, et celle-ci devient permanente (à l'exception de scénarios particuliers jouant sur cet aspect). Seul le personnage de Hulk repose sur une transformation répétée, aussi systématique que celles des super-héros costumés. Cette mutation implique nécessairement une forme de morphing pour se produire, ce qui génère un rapport très différent à la double identité.

Bruce Banner possède donc une apparence humaine, au quotidien ; mais il suffit qu'il se mette en colère pour que son alter ego, Hulk, un être sauvage et primitif, prenne le dessus (fig. 121).

fig. 121.1 fig. 122.2

fig. 121 : Hulk, un personnage sauvage et destructeur (ici dans la version d'Ang Lee).

La transformation est multiple : sa peau prend une couleur verte, son visage devient monstrueux. Physiquement, le personnage change complétement d'échelle, ce qui occasionne le déchirement total des vêtements, pour ne laisser que l'emblématique pantalon. Bien que plus radicale, cette transformation se rapproche un peu du feuilletage supermanien : le super-héros se cache en dessous de l'homme normal, à fleur de peau – ceci est encore plus vrai de Bruce Banner qui ne peut, du coup, se mettre en colère sans risquer de voir surgir la bête affreuse. À l'origine conçu par Stan Lee et Jack Kirby, Bruce Banner est un scientifique qui effectue des recherches sur les rayons gamma. Les différentes réécritures varient selon les supports (comic book, série télévisée, film) mais dans tous les cas, Bruce Banner est plutôt caractérisé comme un nerd (bien que son physique ne soit pas repoussant). Il se présente généralement comme un scientifique timide passionné par sa recherche. Toutefois, les deux versions cinématographiques (datant respectivement de 2003 et 2008) du récit proposent des interprétations radicalement différentes du personnage. Revenons toutefois brièvement au comic book. À sa sortie en 1962, Hulk n'a pas connu un succès immédiat. La série qui lui était consacrée a été rapidement annulée, et le personnage a été du coup recyclé dans des épisodes des Quatre Fantastiques, avant de s'imposer quelques années plus tard dans une nouvelle formule (dans Tales to Astonish #92, en 1964)871. Stan Lee reconnaît s'être largement inspiré du récit de Frankenstein pour créer Hulk872. Dans les premiers fascicules qui lui sont consacrés, le personnage présente une peau grisâtre. Cette teinte a été choisie à l'origine par Lee qui ne souhaitait pas donner de caractérisation ethnique au personnage. Cependant, ce gris mit en difficulté le coloriste Stan Goldberg : la teinte virait systématiquement au vert à l'impression. Stan Lee, observant ce problème, décida que Hulk conserverait cette couleur et la revendiquerait.

Les aspects fondamentaux du personnage persistent dans les films respectifs de Ang Lee (Hulk en 2003) et Leterrier (The Incredible Hulk, en 2008). Dans la première version, Eric Bana incarne le personnage de Bruce Banner (fig. 122.1, 122.2).

fig. 122 : Deux lectures du personnage de Hulk.

fig. 122.1 fig. 122.2

fig. 122.1 et 122.2 : De Bruce Banner à son alter ego sauvage : les deux visages du personnage principal dans Hulk (version d'Ang Lee).

fig. 122.3 fig. 122.4

fig. 122.3 et 122.4 : La version de Louis Leterrier accentue encore davantage le caractère sauvage, animal, de Hulk.

Le film commence en réalité en présentant Bruce Banner père, un scientifique obsédé par sa recherche, bridé par les dirigeants de l'armée pour laquelle il travaille. Excédé par les limites qui lui sont imposées, il finit par s'inoculer le produit de sa recherche. Le sérum provoque des mutations de son ADN, qui sont logiquement transmises à son premier né. Lorsqu'il est découvert, il devient fou, et dans un accès de rage, tue sa femme sous les yeux de son fils Bruce. Ce dernier refoule ce souvenir douloureux et poursuit son enfance dans une famille d'accueil. Devenu adulte, il poursuit sans le savoir la recherche de son père biologique, dont il ignore tout. Il travaille dans un laboratoire avec Betty Ross (Jennifer Connelly), la fille du général même qui s'était opposé à la recherche de Bruce Banner père. Betty et Bruce viennent de se séparer lorsque l'histoire commence. L'incapacité de Bruce à vouloir se confronter à son passé constitue une des raisons de la séparation. Lors d'un accident au laboratoire, le canon à rayons gamma sur lequel Bruce et son équipe travaillent est activé. Pour protéger son collègue, Bruce se place devant le canon et son corps absorbe les rayons. À la surprise générale, il survit à cet accident, et semble même en meilleure santé. Bruce ignore que les rayons gamma se sont combinés à la mutation transmise par son père. Au même moment, le père de Bruce, sorti de prison, reprend contact avec ce dernier pour lui donner des indices sur sa nouvelle nature. Bruce se transforme une première fois en Hulk dans son laboratoire, qu'il détruit méthodiquement. La seconde fois, il se transforme alors que Betty est menacée par des chiens mutants, fabriqués par Bruce Banner père. Betty contacte son père, le général Ross, persuadée que celui-ci aidera Bruce. Isolé dans une base militaire, Bruce / Hulk est soumis à des tests, mais finit par s'échapper, sous sa forme monstrueuse. La dernière partie du film présente la traque dont Bruce est l'objet, et l'escalade qui fait suite entre la colère du père de Betty et la colère proportionnelle de Hulk. Seule Betty, qui s'adresse à lui en utilisant le nom de "Bruce", même lorsqu'il possède sa forme mutante, parvient à le contenir. Le film indique, en guise d'épilogue, une possible domestication du pouvoir de Bruce. Il paraît s'être réfugié dans une jungle sud-américaine, où il protège les faibles de leurs oppresseurs.

L'articulation du film de Louis Leterrier au film précédent mérite d'être commentée. En effet, le film d'Ang Lee a connu un relatif échec au box office. De tels résultats incitent en général les studios à produire un reboot, pour faire table rase de l'épisode manqué et refonder un nouveau récit. C'est en partie ce qui se produit ici, puisque le choix d'Edward Norton pour incarner Bruce Banner constitue un écart radical vis-à-vis de la première incarnation proposée par Eric Bana (fig. 122.3, 122.4). D'un autre côté, le spectateur pourrait croire à une forme de continuité puisque le film commence par introduire un Bruce Banner fuyard, se cachant dans les favelas brésiliennes. Cette apparente continuité est cependant réajustée, puisqu'un prologue propose une relecture des événements fondateurs du mythe de Hulk. Dans cette version, Banner s'expose volontairement aux rayons gamma, persuadé que son invention est au point. Il s'agit là d'une différence d'importance, car c'est ici un acte de vanité qui préside à la mutation, tandis que la première version posait un acte héroïque (sauver son collègue) à l'origine du drame. Le film s'ouvre sur la nouvelle vie de Bruce Banner, employé d'une fabrique de sodas au Brésil. Lorsqu'il ne travaille pas, Bruce s'emploie à contrôler ses émotions par la respiration et la relaxation. Il communique également avec un mystérieux "Mr. Blue" qui cherche avec lui un possible remède à sa condition. Repéré par le père de Betty suite à un accident à la fabrique de soda, Bruce doit fuir. Il est pris en chasse par une équipe de militaires menée par Blonsky (Tim Roth), un soldat russe qui est immédiatement fasciné par le pouvoir de Hulk. Dans cette version, il est indiqué que le père de Betty supervisait les expériences de Banner avant son accident, décidé à détourner celles-ci à des fins militaires. Toujours propriétaire de cette technologie, il propose à Blonsky de recourir à des injections pour affronter Hulk. La majorité du film prend dès lors la forme d'une traque. Bruce retrouve Betty (Liv Tyler), qui l'accompagne à New York pour retrouver Mr. Blue. Celui-ci se révèle être un scientifique peu scrupuleux, lui aussi fasciné par le pouvoir de Bruce. Il tente cependant de lui injecter un vaccin pour le guérir. Bruce Banner est alors rattrapé par l'armée et le colonel Ross, qui le capture. Blonsky profite de la confusion générale et demande à Mr. Blue de lui injecter un échantillon du sang de Hulk, récupéré pendant la tentative de soin. L'expérience produit une mutation inattendue : Blonsky perd sa forme humaine et devient un être reptilien de taille colossale. Le colonel Ross est mis face à son erreur, et n'a d'autre choix que de libérer Bruce Banner. Le film se conclut sur la bataille sans merci livrée par les deux créatures. Bruce triomphe enfin, et "calmé" par Betty, il parvient à toucher tendrement le visage de celle-ci, et à articuler son prénom. La dernière image du film présente Banner en train d'effectuer une séance de relaxation. Son cœur, au lieu de ralentir, s'accélère : le personnage révèle des yeux verts et un sourire triomphant qui évoque, comme dans le premier film, l'accession à une forme de maîtrise de l'alter ego Hulk.

2.3.3 Une formulation de l'excès

La couleur verte, emblématique du personnage, est omniprésente dans les deux films, où elle constitue la base d'un motif obsessionnel. C'est bien sûr la couleur du monstre, qui envahit d'abord les yeux de Bruce Banner avant que celui-ci ne se transforme. Plus largement, c'est la couleur du sérum qui a contaminé Bruce dans la version d'Ang Lee, de l'explosion qui rase le laboratoire de Bruce Banner père dans le même film. Dans la version de Louis Leterrier, Banner travaille dans une fabrique de boissons énergétiques, un liquide d'un vert flamboyant. Enfin, si les deux films s'ouvrent sur les représentations oniriques d'expériences scientifiques (croisant les visions d'éprouvettes, de chromosomes et de lames vues sous la lentille du microscope), ils reprennent tous deux le motif de la forêt, ou à tout le moins celui de l'arbre. Chez Ang Lee, on voit Bruce se réfugier dans les forêts sud-américaines, tandis que sa compagne Betty semble le chercher du regard dans les arbres qu'elle observe par la fenêtre. Il s'agit plus que d'un simple motif graphique. Symboliquement, ce vert signifie l'altérité radicale, et, paradoxalement, l'anti-naturalité de Hulk. C'est là toute la contradiction qui anime le personnage : il est en même temps un concentré de primitivisme, l'expression d'une physicalité brute, mais aussi le produit d'une expérience contre-nature, d'un excès de technicisme humain. On retrouve dans le récit de Hulk une critique de la vanité humaine : la recherche menée par Bruce Banner a pour but d'augmenter la force de l'homme (version de 2008) ou sa capacité à se régénérer (version de 2003). Ce vert extrême concentre donc deux points caractéristiques apparemment incompatibles : un excès de nature combiné à un excès de technicité. En effet, là où Superman combine excès (son versant super-héroïque) et déficit (le pan de Clark Kent), Hulk n'existe que dans des aspects superlatifs.

Les deux films reprennent donc la mythologie fondamentale du personnage, et ne créent pas d'écarts importants avec le récit de référence. Cependant, ces deux versions sont très différentes l'une de l'autre, et incarnent des partis-pris opposés quant au personnage de Hulk. Celui-ci pose en effet un problème au niveau de son héroïsation : les traits qui sont les siens sont traditionnellement anti-héroïques. Son aspect sauvage, inarticulé (Hulk est en deçà du langage, il grogne plus souvent qu'il ne parle), et son changement radical d'aspect correspondent à des caractéristiques plus souvent associées aux méchants. Lisa Purse, dans un article consacré au corps digital dans le film d'action contemporain, explique que les mutations représentées par le morphing ont été plus souvent associées aux méchants dans les années 2000, dans des films tels que The Lord of the Rings, Constantine ou encore Elektra. Elle explique ainsi :

[...] l'effet produit par ce type de représentation revient à localiser l'héroïsme et la vertu uniquement dans les corps qui gardent et présentent une forme intègre. Le corps profilmique est l'incarnation la plus effective d'une telle intégrité ; il est perçu comme réel dans la plupart des circonstances et "garantit" que les activités physiques vues sur l'écran possèdent encore une relation avec le monde réel873.

Gianni Haver et Michael Meyer lui font écho lorsqu'ils associent leur diagnostic à la création même de Hulk dans les années 60 : "on se trouve avec ce personnage face à une nouveauté : le corps exagéré jusqu'à la déformation n'est plus la seule spécificité des supervillains874". Dans cette perspective, le corps mouvant correspond à une moralité qui peut l'être tout autant : ce qui change est instable, donc suspect.

Comment Hulk peut-il dès lors être considéré comme héroïque ? Les deux films travaillent à contrebalancer l'instabilité suggérée par le morphing, et par l'origine même de la transformation, la colère incontrôlée du personnage. Dans la version de Lee, le personnage est placé au sein d'une problématique œdipienne qui explique ses états psychologiques, et donc sa colère. Dans le premier Hulk, le père de Bruce est le coupable, un état de fait renforcé par la présence parallèle du père de Betty, tout aussi brutal et aveuglé par son propre dessein (faire de Hulk une arme pour l'armée américaine). Ce motif du mauvais père dédouane le héros de ses aspects les plus violents. Bruce est du coup décrit comme la victime d'une colère dont il n'est au fond pas propriétaire. Le fait que Bruce Banner père ait transmis biologiquement sa mutation à son fils achève de séparer plus complètement corps et esprit. Bruce est le fils de son père sur le plan du corps seulement : sa psyché, certes torturée par le trauma originel (la mort de la mère), est prise en charge par Betty qui l'encourage à maîtriser sa colère. Cette séparation corps / esprit est clairement indiquée par le récit, lors d'une confrontation finale entre le père et le fils. Bruce père annonce alors : "Je suis venu ici pour voir mon fils... mon vrai fils... celui qui est à l'intérieur...Tu n'es rien qu'une coquille superficielle !875". Si Hulk est bien différent de Superman, nous retrouvons ici une problématique récurrente chez tous les personnages possédant une double identité. Il importe en effet de savoir, pour les personnages comme pour le spectateur, quelle identité est la plus authentique, qui de Hulk ou de Bruce contient l'autre. Le terme de "shell" (coquille) est intéressant car il réintroduit l'idée d'un feuilletage infini, de l'identité du héros comme pellicule, qui s'efface pour laisser apparaître le double super-héroïque. La stratégie d'héroïsation de Hulk est similaire dans la version de Leterrier. Pour apparaître comme un héros, Hulk doit être placé face à plus monstrueux que lui. Hulk est trop hors-échelle pour sembler humain : The Abomination (incarnation horrifique de Blonsky) sera donc plus grand que lui. Hulk possède également des traits animaux, de bête sauvage : son ennemi habite un corps reptilien et possède une tête de lézard – tandis que les traits de Hulk sont encore anthropomorphes.

fig. 123.1 fig. 123.2 fig. 123.3

fig. 123 : Hulk est humanisé par le face-à-face avec The Abomination, qui incarne une animalité plus radicale encore (dans la version de Louis Leterrier).

Enfin, la relation entre Betty et Hulk, capitale dans les deux films, connaît des formulations proches. À chaque fois, le personnage féminin permet aussi de compenser la monstruosité du héros. Dans les deux récits, le spectateur voit fréquemment Bruce se regarder dans le miroir, sans y trouver de réponse – ou alors, c'est sur le mode du cauchemar (dans le premier film, Bruce rêve que son reflet est l'image de Hulk, qui brise le miroir pour venir l'étrangler). Cette rencontre entre Banner et son reflet débouche systématiquement sur une impasse : le personnage s'y voit mais sait que cette image lui ment, car une altérité coexiste avec lui. Parfois, c'est Hulk lui-même qui cherche sa propre image à la surface d'un cours d'eau, tel un Narcisse difforme : il ne trouve pas plus de réponses dans l'image qui lui est renvoyée. Pour cette raison, la relation qui unit Bruce Banner au personnage féminin a la fonction de substituer un autre reflet à celui, potentiellement inquiétant, que lui propose sa propre image. Hulk offre alors une dynamique du regard bien différente de la passivité relevée et critiquée par les auteurs féministes. Ce n'est pas ici l'homme qui domine la femme en la regardant, puisque c'est son corps, touché par la monstruosité, qui est donné en pâture au regard d'une femme tout d'abord impuissante. Les deux films évoquent ainsi fortement The Fly où déjà, le corps masculin et sa dégénérescence étaient donnés en spectacle à la compagne du protagoniste. Là, la transformation, quoique unique, relevait également d'une animalisation du corps. Ce regard de la femme dans lequel le héros cherche une autre image que celle du monstre est mis en relief par le choix des actrices, qui toutes deux possèdent des yeux bleus, dont la couleur est accentuée par un traitement contrasté de l'image. Ce regard "naturel" est opposé au regard vert de Banner, il le compense et le neutralise en se substituant à la menace potentielle de l'alter ego.

2.3.4 Deux formulations antagonistes de l'héroïsme excessif

L'héroïsation par comparaison et l'usage d'un chromatisme fondé sur une dominante verte apparaissent comme les points communs principaux entre les deux versions de Hulk, par ailleurs très rapprochées dans le temps. Cependant, leurs représentations respectives du corps héroïque, quoique monstrueux, diffèrent grandement. La version d'Ang Lee se veut plus éclectique, presque psychédélique par certains aspects, même si elle n'atteint pas les excès du Batman & Robin de Schumacher (1997). Plastiquement, le film relève en effet d'une adaptation plus "pop" : le vert arboré par Hulk est éclatant, et ses expressions, plutôt humaines, le rapprochent d'un personnage de cartoon. Les aspects les plus graphiques du comic book sont également réinjectés dans le film. Au niveau de la matière même du film, ce rapprochement est manifeste. Ang Lee utilise le split screen à de nombreuses reprises, tantôt de façon conventionnelle (pour représenter la conversation de deux personnages au téléphone) tantôt d'une manière qui rappelle la case du comic book (pour montrer le regardant et les regardés dans plusieurs fractions du plan). Ces split-screens sont d'ailleurs mobiles : élastiques, ils disparaissent dans un coin de l'image pour amener une autre représentation fractionnée de l'action. Ang Lee recourt même une fois à un procédé original qui consiste pour la caméra (fictive876) à s'éloigner du split-screen pour laisser entrevoir un paysage de fragments – le spectateur retrouve alors la page comme unité narrative, combinée à celle, plus attendue, du plan. Enfin, l'accent est mis dans cette version sur les aspects psychologiques du personnage de Bruce Banner. Dans ce traitement du récit, Hulk est d'abord vu comme le résultat d'une fêlure à l'endroit du père – l'accident dans le laboratoire n'étant au fond qu'un accélérateur, qui permet cependant de spécifier la nature fondamentalement bonne de Bruce (il se sacrifie pour sauver son collègue).

Les choix d'Eric Bana et de l'avatar numérique qui gère sa transformation déterminent la visibilité de Hulk en tant que héros. Physiquement, sans être imposant ou très musclé, Bana possède une forme de poids, voire même une bonhomie qui facilite son passage vers l'alter ego Hulk877. Le film Hulk se situe assez tôt dans sa carrière, si bien que Bana n'amène pas de persona très définie – son casting se révèle à cet égard plutôt typique des choix opérés par les producteurs de films de super-héros. Il ne possède pas non plus un corps de nerd avec lequel le physique de Hulk viendrait contraster. Seule la remarque d'un personnage secondaire le qualifie dans ce sens : "Tu as l'air d'un gros nerd, même à côté d'autres scientifiques"878. Ang Lee a fait le choix d'utiliser le visage de l'acteur pour humaniser la créature potentiellement menaçante qu'est Hulk. Ainsi, l'avatar numérique qui relaie Bana lors des séquences d'action possède un visage en complète correspondance avec celui de l'acteur. Dans les films de super-héros, le passage du corps de l'acteur à sa version digitale pose en effet problème. Le moment où le corps est le plus héroïque est celui d'une disparation totale du corps de l'acteur comme référent profilmique. C'est le cas dans Spider-Man, où le corps de Tobey Maguire s'éclipse dans les séquences d'action pure. Lisa Purse note, concernant ce cas précis, que la transition s'effectue cependant d'un corps à l'autre par le montage, et tout simplement par les proportions communes entre les deux versions du même corps fictif. Dans le cas de Hulk, l'auteur voit plutôt dans le morphing la réaffirmation accidentelle d'une rupture entre l'acteur et son avatar879. Nous reviendrons sur cette relation entre le corps numérique et le corps de l'acteur. Il faut également noter que le corps de Hulk pose de véritables problèmes techniques : entièrement virtuel, il n'est pas seulement censé se mouvoir dans l'espace (comme Spider-Man) mais détruire de façon systématique les environnements dans lesquels il se trouve. Il semble alors, dans ce cadre, que l'humanisation des traits de Hulk, en analogie avec les traits de Bana, permette de réintroduire la possibilité d'une identification pour le spectateur, en même temps qu'elle oriente une lecture psychologique du personnage. Il faut remarquer que ce mode de retranscription était déjà lisible dans la série télévisée The Incredible Hulk (1977-82), où le culturiste Lou Ferrigno incarnait la créature. Elle ne faisait pas alors l'objet d'un choix, puisque le seul moyen de représenter Hulk consistait à utiliser les ressources du maquillage, et certains points de vue (la contre-plongée pour suggérer le gigantisme880). En somme, Ang Lee choisit une stratégie de continuité pour représenter l'héroïsme de Hulk (fig. 124). Il est entendu que Hulk est une augmentation de Banner, dès lors qu'il garde les traits de son corps d'origine. Par ailleurs, tout dans la narration vise à atténuer l'aspect monstrueux de Hulk. Lorsqu'il fuit, il est filmé à distance, nanifié par les décors monumentaux qui l'entourent. Le film multiplie les occasions de le filmer dans des contextes quotidiens : il est saisi dans un contexte domestique (avant une scène de bataille, ce qui augmente l'écart entre les deux identités), ou représenté en train de faire du vélo. Humanisé de la sorte, le personnage de Hulk suit un trajet proche de celui de King Kong. La référence est la plus évidente lors des confrontations hors échelle qui opposent et rassemblent Hulk et Betty : Hulk apparaît du coup comme un monstre humanisé, familier. Sa peau vert clair, les traits de son visage et les scènes de face à face avec Betty forment un portrait tempéré d'une masculinité qui sinon apparaîtrait comme pleinement excessive. Ces choix, dans la version d'Ang Lee, visent à contrebalancer les scènes d'action (qui se réduisent le plus souvent à des scènes de destruction), pour signifier la familiarité alors évidente du monstre.

À l'opposé, la version de Leterrier semble d'abord capitaliser sur les aspects les plus monstrueux de Hulk. Le choix de l'acteur est diamétralement opposé : Edward Norton possède un physique plutôt frêle, qui le dispose plus facilement à se mettre dans la peau d'un nerd. Son casting est également inattendu puisque ce sont habituellement des acteurs peu connus qui incarnent des super-héros (avant de jouer dans The Incredible Hulk, Norton a été nommé deux fois aux Oscars). Là où le personnage de Bana devait gérer les aspects psychologiques de sa personnalité qui l'amenaient à devenir Hulk, Banner interprété par Norton subit la coprésence de Hulk sur un plan uniquement physique. Ce n'est plus la colère seule qui peut le mener à la transformation, mais la simple accélération de son rythme cardiaque, qui se produit lors de tout type d'effort physique. Le personnage ne cherche pas dans cette version du récit à se réconcilier avec son passé, mais à contrôler les excès du corps : la notion de trauma est balayée, au moins comme cause de la mutation. Banner porte également une montre indiquant son rythme cardiaque, qui émet des sons stridents lorsque l'état limite est atteint. En termes de représentation, cela resitue Hulk du côté d'autres récits similaires que nous avons commentés dans notre chapitre consacré au film d'action (Wesley dans Wanted, Jason Statham dans Crank), où un organe (le cœur, en l'occurrence) se substitue à l'ensemble du corps. Ici, ce rapprochement n'est que temporaire, car une fois transformé, le cœur de Hulk ne possède plus d'importance particulière. Parallèlement, le registre dans lequel le film se situe relève beaucoup moins du cartoon que le film d'Ang Lee. Hulk prend une couleur verte plus sombre, qui semble salie. Sa transformation s'accompagne de cris de bête ; dans les premières scènes, seuls ces sons sont audibles, alors que la silhouette de Hulk est seulement entraperçue. Tous ces éléments contribuent à positionner le genre du film du côté du cinéma d'horreur881. La forme même de Hulk est plus instable, au fil des expériences dont Banner est l'objet.

fig. 124.1 fig. 124.2 fig. 124.3 fig. 124.4 fig. 124.5 fig. 124.6 fig. 124.7 fig. 124.8

fig. 124 : Un aperçu du morphing mis en place dans la version d'Ang Lee.

fig. 125.1 fig. 125.2 fig. 125.3 fig. 125.4

fig. 125 : Aller-retours d'une identité à l'autre dans la version de Leterrier.

Dans une scène précédant le combat final, Banner reçoit l'antidote censé le guérir – à condition qu'il se transforme une dernière fois. L'acteur devient alors Hulk grâce au morphing, mais le corps, combattant des énergies contraires, se déforme, se distend, recule vers son état humain pour revenir à la forme du monstre, avant d'osciller sans cesse entre les deux apparences (fig. 125). Ceci permet de raccorder l'acteur à son avatar, car dans ce cas le lien est moins évident que dans le film d'Ang Lee.

En effet, l'avatar numérique n'a ici rien de commun avec Edward Norton, ce qui contribue à rendre Hulk un peu plus monstrueux. Son visage, son physique, constituent simplement une altérité pure par rapport à Banner, tout de même le corps de référence dans le récit. L'attitude du personnage achève de situer Hulk comme Autre radical. À Betty qui avance : "Tu es toujours là, à l'intérieur" ("It's still you, inside"), il répond : "Non, ce n'est pas vrai. Je ne veux pas le contrôler. Je veux m'en débarrasser882". Face au monstre familier d'Ang Lee, la version de Leterrier s'impose comme monstre simplement monstrueux. Bien sûr, Hulk est tout de même humanisé pour être différencié des méchants. Paradoxalement, le corps de Norton remplit une fonction similaire au visage de Bana dans le premier film. Lorsqu'il revient à son état humain, l'écart entre les deux états est tellement saisissant que la différence, plutôt que la continuité, installe ici l'humanité de Banner, et par extension celle de Hulk. C'est ici moins King Kong que la créature créée par Frankenstein qui joue le rôle de référence. Ces différents choix occasionnent des tensions nombreuses dans le film, car Edward Norton, qui prête son corps au héros de l'histoire, se trouve du même coup absent de toutes les scènes d'Action, et même de certaines scènes romantiques. Nous retrouvons ici le paradoxe pointé par Lisa Purse (qui ne commente pourtant que la première version de Hulk), qui évoque la durée de la présence de l'avatar numérique à l'écran comme étant le principal obstacle à l'identification et l'adhésion du spectateur883. Nous souhaitons pourtant pointer la possibilité d'un effet inverse : The Incredible Hulk indique la possibilité d'une nouvelle forme de l'héroïsme filmé, qui parviendrait à se passer du corps de l'acteur. Dans cette perspective, la notion de performance serait alors déplacée. L'exploit de l'acteur de film d'Action, qui mettait en scène dans la promotion de son film ses efforts surhumains pour atteindre la condition physique propre au héros, serait alors non avenu. À celui-ci se substituerait la performance technologique effectuée pour donner au corps digital un poids, et plus largement un pouvoir d'illusion. En même temps que le film de super-héros tend de plus en plus vers la disparition du corps de l'acteur, il semble pourtant incapable de l'occulter totalement884. Dans les différents opus d'Iron Man ou de Hulk, l'acteur tend à diminuer son implication physique dans l'action : il n'existe plus qu'en tant que visage (Tony Stark coincé dans l'habitacle de son exo-squelette dans Iron Man), référent formel (Spider-Man), voire même, il s'éclipse entièrement (Hulk). Dans cette perspective, les films de super-héros toucheraient à un point limite de la représentation du héros américain, habituellement supporté par le corps, caisse de résonance de toutes ses autres qualités (force, mais aussi morale, intégrité, etc). Cet héroïsme, vu au travers du prisme de formulations originales, reposerait sur une physicalité sans corps ; reste à savoir s'il est encore possible de parler de héros dans le cas d'un personnage tel que Hulk.

2.3.5 Hulk est-il un héros ?

Hulk ne correspond en effet qu'imparfaitement à la définition du héros. Dans les récits de comic books, Hulk trouve il est vrai à déployer son héroïsme, à agir pour le bien de la communauté - mais c'est toujours lorsqu'il est encadré par d'autres héros (The Avengers, The Defenders). Les versions filmées ne s'attardent cependant que sur les origines du personnage, et sur l'absence de maîtrise dont Banner fait d'abord l'expérience face à l'autre qui l'habite. Bruce Banner ne sauve en effet personne – sauf dans la version de Leterrier où il protège New York d'une menace très similaire à lui-même, mais de façon fortuite, parce qu'il se trouvait là au bon moment. Banner ne se définit à aucun moment comme super-héros, et la nécessité, ou seulement la possibilité d'une action orientée vers le bien-être de ses concitoyens ne l'effleure pas. Bruce protège avant tout Betty, et sa propre personne. Hulk présente en effet une difficulté théorique : il ne possède pas un pouvoir, comme la plupart des super-héros, mais du pouvoir (power, pour la version anglaise). Le terme est omniprésent dans les deux films, et fonde la base du questionnement propre au "mythe" de Hulk. Là où Spider-Man permet d'affirmer qu'un grand pouvoir s'accompagne de grandes responsabilités ("With great power comes great responsibility"), Hulk laisse davantage la problématique en suspens. En cela, le personnage est extrêmement provoquant, puisqu'il construit un héroïsme, ou à tout le moins sa possibilité, mais indique qu'à tout moment celui-ci pourrait se retourner en son contraire (la puissance de destruction de The Abomination). Betty ignore cet aspect de Hulk ; seuls les personnages masculins s'y intéressent et sont fascinés par ce spectre du pouvoir illimité. À cet endroit, les deux films se rejoignent. Chez Ang Lee, Bruce Banner se réveille de sa première transformation et la compare à un rêve, avant d'affirmer : "c'était comme une naissance" ("it was like being born"). Plus tard, Betty lui demande de quoi il a précisément rêvé ; Bruce répond "de rage, de pouvoir et de liberté" ("Rage, power and freedom"). Il avoue alors apprécier la perte de contrôle engendrée par la transformation ("quand cela arrive, je perds le contrôle, et j'aime ça885" – la métaphore sexuelle est pour le coup transparente). Dans la version de Leterrier, le propos est similaire. Le scientifique fou, Mr. Blue, parle d'une beauté divine ("It's beautiful... Godlike"). Dans les deux cas, Hulk symbolise un retour à un être primitif, vierge des écueils de la civilisation. Dans les deux films, ce primitivisme est amené à pencher du côté de l'enfance : Hulk existe en deçà du langage (même s'il apprend peu à peu à s'exprimer au moyen de mots), et offre à Banner l'occasion de faire l'expérience d'un corps tout neuf ("it's like being born"). Ses déplacements sont parfois approximatifs, il se cogne, perd l'équilibre : ces ratés possèdent une fraîcheur presque juvénile, et contribuent aussi à humaniser le personnage.

Ainsi, Hulk n'est pas tant un héros que le moyen d'exposer la problématique qui habite nombre de héros américains. Le primitivisme préoccupe beaucoup de films de notre période, et plus spécifiquement les films d'Action des années 80. Nous avons également rapproché le nerd du stéréotype efféminé de la sissy, qui présente un déficit de Nature, ayant perdu tout contact avec son être fondamental, naturel, primitif. Hulk interroge au fond l'excès inverse, la possibilité d'un primitivisme déchaîné, terrifiant – tel qu'il a pu être illustré à Hollywood en étant rapproché de l'homme noir. Cependant, Hulk ne possède pas à proprement parler de race – sa couleur verte neutralise même toute association. C'est le primitivisme comme qualité globalement masculine qui est ici mis en scène. Généralement, Hulk semble mettre en scène un excès de masculinité : son pouvoir fascine avant tout les hommes, qui répondent à ses attaques au moyen d'arsenaux conséquents. Par ailleurs, les seules armes efficaces contre lui sont des soporifiques, qui achèvent de rapprocher Hulk d'une bête traquée, et donc d'un homme rendu monstrueux par une surabondance d'animalité. Les deux films se fascinent pour cette puissance déchaînée, et proposent nombre de scènes où la destruction de la ville ou de décors naturels prend des proportions rarement atteintes dans le genre Action. Cependant, chaque récit affirme la nécessité pour cette énergie d'être domestiquée – au sens propre, puisque c'est l'impossible couple formé par Bruce et Betty qui stabilise l'alter ego du scientifique. Dans une formulation rappelant le conte de La Belle et la Bête, c'est le personnage féminin qui est chargé de rendre son humanité au héros – ou son héroïsme au monstre. Elle en est la garante, dès lors que son regard régule l'identité du personnage. Ce regard a plusieurs fonctions : il guide celui des spectateurs, et devient un relais. Le regardeur voit alors Banner par le truchement d'un regard amoureux. Secondement, le regard de Betty installe un jeu d'aller-retour avec celui de Bruce. Ses yeux verts sont ceux d'une bête, et ce regard n'est pas dirigé puisqu'il signale seulement la transformation à venir. En revanche, le regard de Betty le positionne comme humain – et Betty lui renvoie du même coup une image juste, puisqu'elle voit toujours l'humain dans la bête et inversement, tandis que son miroir ne peut refléter qu'un seul être à la fois. Ceci nous aide également, en tant que spectateurs, à faire le lien entre deux états du personnage (physique et numérique). Betty parvient à voir l'humain dans le monstre, donc à retrouver, pour nous, l'acteur dans l'avatar. Là où Lois Lane complexifie la relation de Superman à son alter ego, Betty résout les contradictions de Banner, en affirmant, en somme, qu'il peut être héroïque en même temps que monstrueux. Ainsi, les difficultés amenées par le traitement technologique du corps héroïque sont comme neutralisées par l'ajout d'un terme à l'équation : là où le corps fait défaut, c'est un regard féminin qui resitue l'être digital comme corps véritable, du même coup potentiellement héroïque. Ce regard rend au personnage sa physicalité en même temps que son potentiel statut du héros.

Conclusions : De l'identité comme excès

Nous avons commencé notre analyse en nous interrogeant sur le personnage de Superman, dont la double identité, certes peu originale si l'on considère les précédents dans la littérature, reste fondatrice pour la tradition de super-héros qui a suivi. La double identité de Superman n'est pas double, en vérité, mais révèle dès les premiers fascicules un riche feuilletage de références religieuses, littéraires et personnelles pour ses auteurs Joe Schuster et Joe Siegel. Sur le plan de la fiction, également, il est possible de débattre du nombre exact d'identités gravitant autour du mythe Superman : il existe Kal-El, son identité extra-terrestre, Clark Kent, sa couverture à la ville, mais aussi le patronyme porté durant toute son enfance ; et enfin Superman, le pan le plus évidemment héroïque. Lorsque nous nous sommes contentée de situer Superman dans une problématique de double identité, nous avons tout de même mis au jour une grande complexité, non dans chaque identité en soi, mais dans les passages d'une peau à l'autre pratiqués par le personnage. Une question centrale, applicable à la majorité des super-héros américains, a émergé : laquelle, de l'une ou de l'autre identité, peut être considérée comme véritable ? Pour des raisons de renouvellement scénaristique, il est évident qu'aucune réponse définitive ne peut être offerte par les auteurs de comic books, ou par les producteurs réinvestissant les traditionnels personnages de DC et Marvel. Cette contrainte économique partagée par la presse et l'industrie cinématographique donne lieu à des formulations originales du héros, où les identités et leur hiérarchie sont sans cesse reformulées. L'Action, en tant que genre, ne prédomine pas dans les premiers films de super-héros. C'est plutôt le drame incessant de la coexistence de deux personas qui forme le noyau dramatique des films mettant en scène Superman.

Dans cette perspective, nous retrouvons le thème de l'excès, pas tant du côté du corps hyperbolique que d'un "trop" sans cesse redéfini : ce peut être le combat entre Clark Kent et le Superman méchant de Superman III, luttant pour s'approprier un seul corps ; ou dans une formulation comique, le double date de Superman IV: Quest for Peace qui met en scène un corps coupé en deux, obligé de faire se succéder ses deux incarnations opposées. Toutes ces formulations nous semblent relever du registre de la mascarade, autrement dit d'une danse où le héros sort de sa peau héroïque pour mieux mettre en récit son recouvrement. Plutôt que d'imposer son héroïsme par la somme de ses exploits, Superman s'associe à son contraire, la figure du nerd, pour mieux y retourner.

Les super-héros se présentent aussi comme des figures de l'excès. Partie de la figure supermanienne, nous n'avons pas immédiatement évoqué Batman, qui fut pourtant son premier successeur. Nous avons pointé le troisième terme de l'équation supermanienne comme étant une forme d'entre-deux, un moyen terme impensable entre le héros et le plus fallot des personnages. Cette zone grise, irreprésentable, fait également l'objet de la mascarade, qui indique sa présence sans pour autant dévoiler sa nature. Limite théorique, l'entre-deux trouve pourtant une résolution technique dans le morphing, qui permet de rendre visible une forme de continuité d'une identité à l'autre. Cette continuité, qui serait un contresens chez Superman (le héros ne peut pas être trop près de son contraire), permet au contraire d'humaniser les héros les plus monstrueux. Hulk, mis en scène dans deux films réalisés avec seulement cinq ans d'écart, connaît deux traitements bien distincts. L'un tend à faire du monstre un être familier en conservant la visibilité de l'acteur dans l'avatar numérique ; l'autre explore plus en profondeur un registre purement monstrueux, mais récupère la possibilité d'une héroïsation grâce à deux stratégies. Il s'agit d'une part d'exagérer encore la monstruosité du villain, pour que celle du héros semble en contrepartie humaine. D'autre part, l'héroïsme s'impose ici de l'extérieur, projeté par le regard intermédiaire du personnage féminin. Nous avons vu que la critique féministe jugeait les corps des héros d'Action féminisés par leur mise en spectacle : ici, ce positionnement passif du côté du regardé est justement ce qui permet de rattraper un statut de héros, en dépit des connotations négatives du corps monstrueux et changeant.

Nous avons ici beaucoup traité du corps, et un peu du costume (les lunettes de Superman). C'est oublier un terme essentiel dans la formulation de l'héroïsme propre au super-héros : le décor, et plus précisément, la récurrence de la ville dans ce rôle. Plutôt que de juger du seul poids des corps, nous allons à présent tenter de saisir ceux-ci en tant qu'ils interagissent avec leur environnement – et de nouveau, la problématique de la numérisation du corps surgira.


828. ECO Umberto. op. cit., p. 120.
829. Ce développement n'est pas immédiat, en revanche : dans les premiers épisodes de Superman publiés en 1938, Lois possède avant tout le rôle d'objet et reprend la posture classique de la princesse des contes dans la mesure où elle passe son temps à être sauvée.
830. WRIGHT Bradford W. op. cit., p. 43.
831. Ibid. Cet épisode est d'ailleurs l'occasion d'une pirouette intéressante : ce ne sont pas les tests physiques qui mettent Kent en difficulté, mais l'examen ophtalmologique. Grâce à son super-regard, le super-héros lit toutes les lettres du test, mais ce sont celles de la pièce voisine. Nous voyons ici que la diminution du rayon d'action de Superman s'accompagne du retour de la problématique du regard, décidément transversale dans la construction du personnage.
832. WRIGHT Bradford, op. cit., p. 60.
833. "When Superman Gets Boring" [ en ligne ]. New York Times. 4 octobre 1992.
834. Bradford Wright en parle comme d'un "malfrat dur et cynique" ("a tough and cynical wise guy"), et fait le rapprochement avec Sam Spade, in WRIGHT Bradford. op. cit., p. 9.
835. "tout comme l'histoire principale de Superman relève d'une négociation constante et difficile entre les obligations de son identité humaine d'adoption et sa nature puissante, presque machinique, d'héritier kryptonien, les cartoons présentant ses aventures devaient également trouver des moyens d'osciller entre les étonnements et les transformations de l'animation et les conventions du cinéma réaliste" ("just as Superman's essential story remains one of constant and difficult negotiation between the dictates of his adopted human identity and the powerful, machine-like nature that is part of his krypton heritage, the cartoons featuring him also had to find ways of bargaining between the astonishments and transformations of animation and the conventions of realistic cinema"), in TELOTTE J. P. Man and Superman: The Fleischer Studio Negotiates the Reel. Quarterly Review of Film and Video, 2010, p. 298.
836. La question du "premier" film d'un genre donné pose en effet toujours problème. De fait, Superman occupe ce statut dans l'histoire du cinéma, mais il faut bien noter l'existence de films plus marginaux sortis avant le film qui nous occupe ici : un Supergirl a par exemple été produit en 1971 en Allemagne.
837. C'est du moins la version officielle de l'histoire du film, telle qu'elle est racontée dans le making-of, cf. The Making of 'Superman the Movie', Iain Johnstone, 1980.
838. La présence des Afro-Américains dans la série des films Superman est suffisamment rare pour être notée. Déjà, dans les comic books, les noirs n'apparaissaient presque pas, même dans des positions subalternes, WRIGHT Bradford W. op. cit., p. 65.
839. FINGEROTH Danny. Disguised as Clark Kent. op. cit.
840. Ibid., p. 83.
841. Ibid., p. 46-48.
842. "If the gentile screen actors were the "fronts" for the Jewish movie creators and moguls, then the WASPy characters –such as Superman's alter ego Clark Kent – portrayed in comic stories would be the disguises that Jewish creators would come to wear in the comics", ibid., p. 34.
843. Funnyman a été publié par Magazine Enterprises de janvier à août 1948.
844. A "remarkably unremarkable name", in FINGEROTH Danny. Disguised as Clark Kent. op. cit., p. 42.
845. FINGEROTH Danny. Superman on the Couch. op. cit., p. 56.
846. REEVE Christopher. Vivre. 1998, p. 211.
847. Bukatman parle ainsi d'un corps "sur lequel les histoires ne s'inscrivent pas" (a body "on which stories cannot be inscribed"), in BUKATMAN Scott. Matters of Gravity. op. cit., p. 197. Umberto Eco avait précédemment parlé d'une mise en crise du récit. Plus largement, nous serions tentée d'ajouter que ce ne sont pas seulement les histoires qui ne s'inscrivent pas sur le corps de Superman, imperméable à tout changement ; c'est bien l'Histoire qui plus largement n'a pas de prise sur le personnage, lui dont la puissance absolue lui interdit toute contextualisation dans des récits de guerre (contrairement à Captain America).
848. Selon l'encyclopédie Britannica, le doppelgänger, dans le folklore allemand, désigne "le spectre ou l'apparition d'une personne vivante, contrairement au fantôme. Le concept de l'existence d'un double spirituel, réplique exacte mais invisible de chaque homme, oiseau ou bête, est une croyance ancienne et répandue. Rencontrer son double est un signe de mort imminente" ("a wraith or apparition of a living person, as distinguished from a ghost. The concept of the existence of a spirit double, an exact but usually invisible replica of every man, bird, or beast, is an ancient and widespread belief. To meet one’s double is a sign that one’s death is imminent"), in Encyclopædia Britannica Online [ en ligne ] 2012.
849. "tout dédoublement de l'homme – à commencer par celui qu'on doit au miroir – n'est-il pas aussi – et d'abord – fascinant ?" in KRÁL Petr. op. cit., 2007, p. 104-105. Cette observation se situe dans le contexte d'un commentaire sur le slapstick - qui n'est pas aussi éloigné du thème des super-héros qu'il pourrait y paraître. Le conflit entre le mécanique et l'organique tel que l'évoque Král s'applique aussi à nos super-héros, sur un mode littéral (la chair et la machine, dans Iron Man) ou plus symbolique (la rencontre entre la technologie et le vivant dans Hulk).
850. Notons également que ce thème de la double vie fait un retour notoire dans les récentes séries américaines, dans Dexter (2006) ou encore Breaking Bad (2008).
851. BRENEZ Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. op. cit., p. 32.
852. Scott Bukatman parle d'un "regard panoptique" du super-héros ("panoptic gaze") ; in BUKATMAN Scott. Matters of Gravity. op. cit., p. 188.
853. "Superman and Clark Kent subvert one another: the man who sees everything meets the man who is not seen", ibid., p. 214.
854. ECO Umberto. op. cit. p. 120.
855. Ibid., p. 114.
856. HOËT Sébastien. Le cristal et la trace. Portrait de Superman en messie impuissant. Tausend Augen, 1998, p. 25.
857. Le discours est plutôt élaboré et se présente comme suit : "la mythologie [de Superman] n'est pas seulement formidable, elle est aussi unique [...] Une caractéristique de la mythologie des super-héros est celle-ci : il y a d'un côté le super-héros, de l'autre l'alter ego [...] Quand Peter Parker se réveille le matin, il est Peter Parker. Il doit mettre un costume pour devenir Spider-Man. Et c'est là que Superman se distingue des autres. Superman n'est pas devenu Superman. Superman est né Superman. Quand Superman se réveille, il est Superman. Son alter ego est Clark Kent. Sa tenue, avec le gros "S" rouge est en fait la couverture dans laquelle les Kent l'ont trouvé enveloppé lorsqu'il était bébé. C'est son vêtement. La tenue que porte Kent, les lunettes, voilà le costume" ("the mythology [of Superman] is not only great, it's unique [...] A staple of a a super-hero mythology is: there is the super-hero and there is the alter ego [...] When Peter Parker wakes up in the morning, he's Peter Parker. He has to put on a costume to become Spider-Man. And it is in that characteristic that Superman stands alone. Superman didn't become Superman. Superman was born Superman. When Superman wakes up, he is Superman. His alter ego is Clark Kent. His outfit with the big red "S", that's the blanket he was wrapped in as a baby when the Kents found him. Those are his clothes. What Kent wears, the glasses, the business suit, that is the costume").
858. "Superman is the "real" person. Clark Kent is the fake", in FINGEROTH Danny. Superman on the Couch. op. cit., p. 56.
859. "In later years they tried to convince us that Superman made his face vibrate ever so slightly, which was why nobody twigged to his looking a lot like Clark Kent. Yeah, sure. We know that Clark Kent's anonymity was a function of a sturdy pair of eye-glasses and, mostly, the very nature of life in the city", in BUKATMAN Scott. Matters of Gravity. op. cit., p. 212.
860. Il s'agit de ce que Richard Dyer nomme "un retournement par le costume" ("a shift through dress") ; cette observation apparaît dans un argumentaire consacré à l'évolution de Bette Davis dans Now, Voyager ; in DYER Richard. Stars. op. cit., p. 111.
861. PUMPHREY Martin. "Why Do Cowboys Wear Hats in the Bath? Style Politics for the Older Man". 1996, p. 52.
862. The Making of 'Superman the Movie', Iain Johnstone, 1980.
863. CAVELL Stanley. Philosophy The Day After Tomorrow. 2005, p. 73.
864. Certains commentateurs ont pu voir là une énième mise en scène du maître blanc mise en valeur par son subalterne. Cavell prend acte de ces critiques (en citant Michael Rogin) et explique qu'il y voit plutôt la reconnaissance du génie de la danse noire de la part de Fred Astaire, ibid., p. 70-71.
865. CAVELL Stanley. op. cit., p. 72.
866. "Superman! You'll be great again!".
867. Dans Spider-Man (2002), Aunt May essaie de convaincre Peter Parker d'être moins dur avec lui-même, en ces termes : "Tu n'es pas Superman, tu sais" ("You're not Superman, you know"). Cette expression commune prend dans ce contexte plusieurs significations : il permet d'ironiser sur l'ignorance de la vieille dame, qui ne suspecte pas la double vie de son neveu ; mais également d'insister sur la différence légendaire qui existe entre les deux personnages (Peter Parker étant plus humain, plus orgueilleux, plus prompt à céder à ses émotions...).
868. WOLF Mark J. P. "A Brief History of Morphing". 2000, p. 89-91.
869. "[...] although we may be thrilled by the horror film's transgression of the physical laws according to which we as human spectators live, we are also aware that the metamorphosis represented before us is visibly marked by temporal gaps - during which, exempt from our sight and enduring hours of make-up and stop-and-go filming, the physical body of the actor Lon Charney Jr. was being made more or less lupine and hirsute", in SOBCHACK Vivian. "At the Still Point of the Turning World. Meta-Morphing and Meta-Stasis". op. cit., p. 133.
870. "[...]the morph confronts us with a representation of Being that is intellectually familiar yet experentially uncanny. It calls to the part of us that escapes our perceived sense of our "selves" and partakes in the flux and ceaseless becomings of Being - that is, our bodies at the cellular level ceaselessly forming visible representation of quick and easy transformations of matter in time and space: it is always also an oxymoron, a paradox, a metaphysical object", ibid., p. 136.
871. DEFALCO Tom. Hulk. L'encyclopédie du titan vert. 2003, p. 28.
872. Ibid., p. 7.
873. "[...] the effect of this type of representation is to locate heroism and virtue only in bodies that retain and display their own integrity of form. The pro-filmic body is the most effective embodiment of such visual integrity; it appears perceptually real in almost all circumstances and operates to "guarantee" that the physical exertions displayed on screen have at least a correlative in the real world", in PURSE Lisa. Digital Heroes in Contemporary Hollywood: Exertion, Identification and the Virtual Action Body. Film Criticism, 2007, p. 16.
874. HAVER Gianni, MEYER Michael. "Du papier au pixel : les balancements intermédiatiques du corps super héroïque". 2009, p. 165.
875. "I came here to see my son... my real son... the one inside of you...You're nothing but a superficial shell!".
876. Toutes les images mobiles ont bien entendu été filmées par une caméra "réelle", mais ont ensuite été montées dans un logiciel de création numérique pour former un seul espace sur lequel une caméra, fictive celle-ci, se promène.
877. Australien, Bana a gagné en notoriété grâce à Chopper (2000), un biopic sur le chef de gang australien Chopper Read. Ridley Scott l'a ensuite choisi pour Black Hawk Dawn (2001). Eric Bana s'est illustré dans ces deux films comme physiquement très versatile, capable de prendre un poids conséquent pour Chopper, puis de perdre ce poids et de se muscler pour incarner un rôle de militaire dans le film de Ridley Scott. Après Hulk, l'acteur a joué dans Troy, où il incarnait le prince Hector. Ce dernier rôle est marqué par une exhibition du muscle sali par la poussière et la sueur, conformément à l'esthétique du péplum contemporain (Troy, 300).
878. "You look like a massive nerd, even around other scientists".
879. Lisa Purse évoque ainsi ce problème : "Bruce Banner et Hulk forment les deux facettes d'une même personne sur le plan narratif, mais les moments de transformation qui pourraient relier les deux corps travaillent sur le plan visuel à les séparer de manière explicite, en instaurant une opposition de type "avant et après" qui exacerbe leurs différences sur le plan physique" ("Bruce Banner and the Hulk are two sides of the same person in narrative terms, but the moments of transformation that might notionally link the two bodies actually work on the visual level explicitly to separate them, setting up a "before and after" opposition that emphasizes their physical differences"), in PURSE Lisa. op. cit., p. 13.
880. HAVER Gianni, MEYER Michael. op. cit., p. 165.
881. Au niveau du montage, certains procédés typiques du cinéma de l'horreur sont détournés, notamment le principe de retardement de l'action : ainsi on ne voit pas Hulk, mais la chaussure d'une de ses victimes, retombant sur le sol. Le corps est souvent introduit par des annonces similaires, qui font référence à des tropes bien connus du cinéma d'épouvante (une main solitaire sortant de terre, ou apparaissant dans un brouillard épais).
882. "No, it's not. I don't want to control it. I want to get rid of it".
883. PURSE Lisa. op. cit., p. 12.
884. D'aucuns penseront à Avatar – mais il ne s'agit justement pas d'un film de super-héros. Qui plus est, le corps de l'acteur est encore présent comme référent, puisque le corps handicapé de Sully (le héros) est présent dans de nombreuses scènes-clés du film.
885. "when it comes over me, I totally lose control, I like it".

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