Conclusions : un supplément d'héroïsme, mais d'autres limites

Nous avons commencé ce chapitre en nous demandant si la notion de super-héroïsme différait radicalement du "simple" héroïsme évoqué dans la majeure partie de notre étude. Il apparaît que les super-héros se distinguent des héros d'Action, mais pas parce qu'ils en constituent une version superlative. Au contraire, le super-héros semble relever d'une construction plus complexe, parce qu'elle engage le corps en même temps que la psychologie des personnages, dès lors que la thématique du double hante tous les super-héros. Nous avons tenté de dissocier notre analyse de la somme, par ailleurs digne d'étude, constituée par les mal nommés comic books. Le corpus que nous avons détaché est nécessairement incomplet, dès lors que nous nous sommes limitée à la première partie des années 2000, de façon à concentrer notre propos autour des figures de Superman et Spider-Man. Après 2006 cependant, et alors même que nous écrivons ces lignes, une quantité de films de super-héros sont sortis et continuent d'être à l'affiche. De nombreux super-héros (Thor, The Green Lantern, Captain America) apparaissent pour la première fois sur les écrans, tandis que d'autres vont connaître leur premier reboot cinématographique (Spider-Man). Nous n'avons pas souhaité étudier l'ensemble des super-héros : notre étude porte bien sur l'héroïsme du corps dans le cinéma hollywoodien, et à cet égard, le super-héros tient une place secondaire dans notre corpus. Il faut donc ici conclure sur les enseignements que nous apportent les super-héros vis-à-vis de l'héroïsme dans le cinéma américain en général, et non sur ces personnages en particulier.

Les films de super-héros ne sont qu'imparfaitement des films d'Action : ils ne lancent pas les carrières de leurs acteurs, pas plus qu'ils ne mettent en valeur les corps de ceux-ci, dans la mesure où l'exploit s'enracine souvent dans les effets numériques plus que dans la préparation physique de l'interprète. Le héros d'Action met en place un héroïsme du corps, certes souvent contrarié par l'étroitesse des lieux ou par la disparition de son propre corps derrière la forme de la trajectoire. Les super-héros, quant à eux, expriment également un héroïsme du corps, mais qui se passe du corps de l'acteur - ou alors ne le convoque plus qu'à la manière d'une référence lointaine, que le spectateur devine sous l'avatar digital. Cependant, l'acteur tient une place capitale dans les récits de super-héros, puisque le double falot du personnage super-héroïque a besoin, en revanche, d'exister comme être de chair.

Ce double usage du corps de l'acteur est même antérieur au développement avancé des effets numériques. Superman constitue, en 1978, la première adaptation cinématographique d'envergure d'un comic book consacré au genre super-héroïque. Christopher Reeve ne s'exprime jamais autant, en tant qu'acteur, que lorsqu'il joue le maladroit Clark Kent. Cette tension qui existe entre les deux identités (Clark Kent / Superman) du super-héros est présente dans la plupart des récits qui ont retenu notre attention. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que la figure du nerd constituait un véritable retournement de l'héroïsme, plus radical encore que celui suggéré par le terme, rarement utilisé à bon escient, d'anti-héros. Figure repoussoir ponctuellement associée au héros qui joue à devenir autre pour mieux retrouver la superbe de sa condition, le nerd connaît dans le cas des super-héros un traitement tout à fait particulier. Superman, partagé entre son être "super" et son identité à la ville, ne devient héroïque qu'en se dissociant de son autre, en le contournant, en l'annulant – mais toujours Clark Kent, condition de l'humanité du personnage, fait retour. Entre ces deux facettes, nous avons repéré une "danse de l'identité", concept emprunté à Stanley Cavell qui prend ici un sens nouveau, puisque cette chorégraphie est incessante, sans cesse reformulée au fil des films qui composent la franchise. D'un corps à l'autre, d'une identité à l'autre, Superman apparaît comme la superposition d'une suite d'états physiques, psychologiques, qui n'en finissent pas de se craqueler pour révéler leur contraire – sans que jamais une identité "véritable" ne soit isolée.

Cette danse de l'identité n'est qu'une des formes de la gestion de la schize opérée par les super-héros. Chez les héros les plus monstrueux, la transformation s'opère de manière organique, continue, d'un corps à l'autre. Le procédé technique du morphing affecte profondément la perception du personnage, qui semble plutôt habité par sa double identité, là où Superman semblait encore acteur de la transformation. La question de l'entre-deux, et donc d'une possible réconciliation entre les deux identités reste cependant prégnante dans les deux cas. Plus largement, ces mouvements répétés d'un corps à l'autre contribuent à définir le super-héros comme étant perpétuellement en devenir, là où le héros d'Action semblait propriétaire de son héroïsme dès le début du film, même s'il devait parfois en convaincre ses concitoyens. Le super-héros rejoint toutefois le héros d'Action sur le plan de l'excès, tel qu'il est par exemple mis en scène par Hulk. Les films de super-héros renouent ici avec un thème cher au cinéma américain, celui de l'excès de naturalité qui doit être domestiquée, ou à tout le moins contenue. Ce conflit est souvent résolu par les héros d'Action, alors que les super-héros, peut-être aussi en raison de l'aspect cyclique de leurs aventures, doivent constamment revivre et résoudre cet aspect critique de leur identité.

La dualité qui traverse et anime les personnages de super-héros se lit au-delà de leur seul corps. La relation qu'entretient le héros avec la ville est complexe, et prend elle aussi la forme d'un aller-retour. La ville est traduite par les films de super-héros avec une extravagance déjà manifestée par les comic books. Le décor urbain est tentaculaire, excessif, gigantesque, et prend souvent la forme d'une utopie moderniste en reconstruisant les villes américaines rendues familières par le cinéma d'Action (New York, principalement). New York, qu'elle soit ainsi nommée ou qu'elle prenne la désignation de Metropolis, apparaît comme un décor fantastique disponible à l'action hyperbolique des super-héros. Nous avons principalement évoqué Spider-Man, puisque le super-héros fait littéralement corps avec la ville, en prolongement de l'architecture. Cette proximité entre le corps du super-héros et la ville ne se manifeste pas uniquement au cours des scènes d'Action. En effet, la relation entre le personnage et l'urbanité qui le contextualise est construite au cours d'intermèdes présentant le héros en arrêt, veillant sur la ville depuis un sommet. Telle la gargouille dont il cite l'inscription architecturale, le héros se fond avec le bâti – alors même qu'il est incapable d'intégrer l'autre ville, celle du corps social constitué par la foule de ses concitoyens.

La ville représentée par le film de super-héros semble elle aussi posséder une double identité. Il existe en effet une vision céleste de la ville, qui s'attarde sur ses hauteurs, la grâce des buildings entre lesquels le héros vient voltiger. À l'opposé, le contexte urbain s'incarne aussi de manière terrestre dans la figure de la ruelle, sombre et humide, dans laquelle les méchants veillent toujours. Ces ruelles sont autant le symbole d'une urbanité en déréliction que le moyen pour le héros de faire ses preuves, et donc de manifester son héroïsme. Enfin, la ville s'oppose également au repaire du héros, même si, ponctuellement, elle peut contenir ce dernier. Palais de glace, cave souterraine : ces lieux contiennent pour leurs propriétaires respectifs (Superman et Batman) le moyen d'échapper à la ville, et de retrouver leur identité indépendamment de la scène de leurs exploits. Les repaires secrets, dans lesquels l'Action est souvent suspendue, sont également des lieux de méditation pour les personnages, des caches antédiluviennes où la naturalité, une fois encore, trouve le moyen d'être contenue.

Les identités conflictuelles des super-héros se manifestent dans la relation à leur double et à la ville qu'ils habitent. Il manque cependant un dernier terme à l'équation, et pour le traiter, nous sommes temporairement revenue au corps seul – ou plutôt au corps tel qu'il est façonné par le costume. Partie des observations de Michael Chabon, nous rejoignons sa conclusion apparemment défaitiste, qui veut que le costume du super-héros soit une impasse, et révèle l'impossibilité de l'existence d'un tel personnage942. Dans le comic book, peau et costume étaient faits de la même matière graphique – au cinéma, cette unicité se retrouve scindée, entre l'existence lisse et parfaite du costume digital et l'aspect fantoche du costume de tissu que l'acteur doit porter, au risque du ridicule. Ce trop de réalité du costume, bien qu'il soit désamorcé par de nombreux commentaires auto-référentiels et humoristiques, ne ramène pas moins le super-héros du côté des phénomènes de foire. La connexion entre les deux figures n'est pas fortuite, puisque les comic books des origines puisaient délibérément dans ce répertoire, quand ils ne contextualisaient pas directement leurs héros dans des cirques ou foires. Omniprésente dans le film d'Action, l'esthétique du beefcake ne fait retour que ponctuellement dans les films de super-héros, par exemple chez Hulk ou Wolverine. Parfois, ce n'est pas le muscle qui se gonfle et se déchire comme chez un Rambo, mais bien le costume (Spider-Man II). Ce retour du muscle est stratégique, et constitue une tentative de réconciliation entre les états charnel (l'acteur) et numérique (l'avatar) du super-héros. Plus généralement, ce rapport du corps au costume est construit autour de la nécessité de rendre un corps au super-héros, abstrait par sa représentation digitale. Paradoxalement, la forme la plus incarnée du super-héros se manifeste en dehors du temps de l'exploit, lorsqu'est faite la part belle au corps de l'acteur, dans les scènes où le personnage apparaît non costumé, à la ville, donc le plus souvent comme le nerd qu'il est par ailleurs.

Cet aspect nous a amenée à examiner la place faite au quotidien dans les films de super-héros. La vie "normale", centrée autour du travail et de la famille est souvent vue comme concurrente de la vie d'aventures dans les westerns, et elle est même très souvent occultée dans le film d'Action – le quotidien constituant alors un repère, évoqué en introduction et conclusion du film. Dans les films de super-héros, de longues séquences sont consacrées à la banalité de la vie quotidienne, au moyen d'éléments iconiques de la culture américaine (le petit déjeuner, les cookies, etc.). Cette normalité semble menacer les super-héros qui, tentés par le confort d'une vie rangée, pourraient bien abandonner leur mission de protection. Le thème de la normalité est parallèle à la question des pouvoirs réels des personnages. Que peut le super-héros ? Après examen, il s'avère que la nature illimitée des pouvoirs des personnages super-héroïques contraste avec l'envergure restreinte de leur action. Surpuissants, les super-héros semblent capables de résoudre des conflits mondiaux mais se contentent souvent d'être d'amicales figures du quartier (tel le bien nommé friendly neighborhood Spider-Man). Cette limite, qui existait déjà dans les comic books, peut être vue sous un jour nouveau au regard des événements qui ont marqué le début des années 2000. Après l'attaque des tours jumelles le 11 septembre 2001, l'action circonscrite des super-héros, et plus particulièrement de Spider-Man, répond pour le public à un besoin de proximité. Ce rétrécissement de l'Action n'en est donc pas un, du moins symboliquement : il répond à la forme particulière de l'attaque terroriste, et panse le trauma des New-Yorkais dans la mesure où ils incarnent la Nation tout entière.

À cette négociation permanente avec la normalité opérée par les super-héros répond le cas d'espèce Unbreakable. En marge des productions tonitruantes et chamarrées des années 2000, ce film de M. Night Shyamalan ne repose sur aucune mythologie ou personnage connus. Conçue comme un récit des origines, cette production expose le parcours d'un homme normal vers une identité super-héroïque. Cependant, ce super-héroïsme se distingue par son traitement en creux, tant le film semble résister à basculer tout entier dans le genre fantastique. Aucun des exploits du personnage, David Dunn, n'est irréalisable par un homme normal, et pourtant la question de son exceptionnalité le hante et le questionne. Le super-héroïsme est ici davantage discuté que mis en spectacle – quoique l'univers du comic book semble hanter certains plans, où le coupe-vent d'un agent de sécurité devient, à la faveur d'un contre-jour, la cape d'un potentiel super-héros. Si Dunn accepte finalement son exceptionnalité, ce n'est qu'à partir de preuves ténues : avoir survécu à un accident de la route, ne jamais avoir eu de rhume, pouvoir soulever un peu plus de poids que les autres. L'héroïsme qui résulte de cette construction ne nécessite pas de rupture avec le quotidien, pas de plaisanteries tongue-in-cheek pour désactiver l'ennui d'une situation quotidienne. Il s'y inscrit pleinement, et tente de s'y déployer. Certes, il n'est jamais aussi spectaculaire que dans Spider-Man : cependant, Unbreakable propose une possibilité de coexistence des deux identités du super-héros. David Dunn ne devient pas un autre que lui-même : cette réconciliation entre normalité et exceptionnalité s'effectue d'ailleurs dans sa chair, aussi pesante soit-elle. Unbreakable se distingue enfin par son traitement frontal de la mort du super-héros. La scène du pistolet, rejouée avec des enjeux quelque peu différents dans Hollywoodland, place le super-héros face à sa limite. Celle-ci ne relève pas, comme la kryptonite, d'une invention : elle est l'horizon de l'homme normal, et ne saurait du coup concerner un être hors du commun. Lorsque David Dunn reconnaît la possibilité de sa propre mort, il affirme un peu plus la condition de son super-héroïsme : rester un homme normal. Shyamalan montre ainsi ce qui fait tenir le super-héros : ce n'est ni son corps, ni la ville, ni son costume, mais un regard autre, celui d'un enfant, de la foule, qui par sa croyance fait exister l'impossible – un héros qui n'aurait pas de limites.


942. "the superhero costume betrays its nonexistence", in CHABON Michael. Secret Skin, an essay in unitard theory. op. cit.

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