Dans le cinéma dit post-moderne, des années 80 à nos jours, un personnage tenté d'être un héros sera toujours raillé, souvent sur un mode impliquant la notion même d'héroïsme ("Fais pas le héros"204). Toutefois, lorsque le mot héros n'est pas prononcé, le cow-boy, ou le shérif, font figure de substitut, de synonyme, presque. Il s'agissait donc pour nous, dans ce chapitre, de faire la part entre la possible essence héroïque d'un personnage et cet Ouest qui revient comme le refoulé du héros américain. La difficulté consiste alors à expliquer, en retour, pourquoi l'héroïsme du westerner fait problème, et ce, avant les années 70 et la généralisation du motif de l'errance. Au lieu de considérer, par exemple, entre le personnage du film et le cow-boy auquel il est fait référence, les différences les distinguant, nous nous sommes concentrée sur l'écart entre les deux : ce lien qui existe, dès que le westerner est mentionné par le dialogue ou par un détail iconique, fussent-ils ironiques, constitue une généalogie, une filiation.

À chercher la généalogie unissant un héros à un autre, nous avons défini l'héroïsme critique (mis en crise) comme généalogie. Ceci permet ainsi de sortir le héros - momentanément - de son opposition canonique avec le méchant (villain) : le héros émerge avant tout en concurrence avec d'autres héros, d'autres modèles issus du concept mouvant d'héroïsme. Par concurrence, nous n'entendons pas les oppositions (souvent artificielles) entre deux hommes telles qu'elles peuvent se jouer dans un film : la rivalité entre le personnage de Tom Cruise et celui de Val Kilmer dans Top Gun (Tony Scott, 1986) ne nous semble par exemple pas centrale. Dans un cas comme celui-ci, l'opposition permet de compenser l'absence d'un méchant identifiable, et de constituer une opposition source de rebondissements. Mais une opposition de personnages, même s'il s'agit de héros, ne représente pas forcément une opposition de modèles héroïques - et c'est à celle-ci que nous nous sommes intéressée. La généalogie, dans ce cas, constitue un point nodal : entre un héros obsolète, et héros qui émerge, le passage du flambeau est tissé d'hésitations, de retours, de remords, comme dans The Man Who Shot Liberty Valance.

Tandis que cet aspect concerne l'idée d'un héros de trop, la généalogie joue également sur des modèles en creux, lorsque le westerner est convoqué pour pallier une absence d'héroïsme. Parfois, cette absence est seulement celle, ponctuelle, de codes : par facilité, ou par goût du "recognize and enjoy205", un chapeau, une étoile cités font figure d'aura, pour un héros dont le contexte n'est pas l'Ouest (The Untouchables, Armageddon). Toutefois, il arrive que ce manque soit signalé comme étant plus substantiel, dans le cas des premiers vigilantes des années 70 par exemple. Indépendamment des contenus politiques supposés de ces films, il faut remarquer ici que la morale de l'Ouest fait retour, là même où elle avait été tenue en échec. Là où Rance Stoddard (The Man Who Shot Liberty Valance) posait fictivement les méthodes du westerner (duel, usage d'armes à feux) comme étant dépassées, le vigilante apprend à les reconquérir. Mais l'Ouest, plus que jamais, est signalé comme fiction ; seulement, Harry Callahan et Paul Kersey raniment ce récit, l'insérant dans un contexte urbain où la Frontière a disparu, mais où la sauvagerie est restée vivace. À tenter de ranimer le passé, les vigilantes se trompent de westerner, et sont davantage des drifters que le shérif rejettera hors de sa communauté, que le shérif lui-même. Ce pan sera d'ailleurs largement développé dans le cinéma dit reaganien : Rambo est un exemple de mise en œuvre de la morale de l'Ouest, mais sur un mode hystérique, crispé. Héritiers imparfaits des westerners, les vigilantes des années 70 constituent, sur le plan générique, le trait d'union entre western et film d'action.

Néanmoins, dans cette période analysée, de Liberty Valance aux années 80, que le westerner soit source d'un gain ou d'une dette, il reste au centre des préoccupations. The Big Lebowski représente alors, en 1998, la nouvelle place assignée à l'homme de l'Ouest, qui n'est plus ni trop vieux, ni trop ou pas assez héroïque. Il est simplement la voix obsédante qui narre une histoire sans queue ni tête, sans héros possibles, puisque la figure est écartelée. Entre le vétéran trop héroïque, trop actif, et le loser sans ambition, le héros reste à la place d'un indécidable. Les personnages sont toujours présents physiquement, forts d'une identité bien définie, entre le westerner immédiatement reconnaissable et les non-héros tentés pour un temps de se surpasser : c'est l'intervalle généalogique, et avec elle la possibilité d'une filiation, qui a disparu. Au mieux, l'interaction entre le Dude et le westerner donne lieu à une conversation sans enjeu (small talk), où la potentielle morale de l'histoire n'est pas identifiée par l'apprenti héros comme morale de l'Ouest206. Reste le westerner : le style est intact, le visage également, grâce à la persona de l'acteur qui maintient le dernier lien possible, celui de l'icône. Il n'est plus shérif, ou drifter, ni même hors-la-loi : il est un fantôme, une présence, le conteur atemporel d'une histoire conjuguée au passé.

Si The Big Lebowski devait être la matrice d'un diagnostic sur l'un des états possibles de l'héroïsme à la fin du XXe siècle, il faudrait dresser le tableau suivant : le héros est le centre mou d'une histoire qui n'a pas vocation à lui permettre de se révéler, ou d'évoluer, et le westerner n'est plus au cœur de la lignée héroïque. En revanche, sa présence est constante, à la manière du cow-boy qui vient dans Liberty Valance faire un petit numéro de lasso pour impressionner son public. Les westerners semblent alors se payer un dernier tour de piste, comme pour moquer le devenir-fiction de l'Ouest, présent déjà chez John Ford ; pensons seulement à I'm Not There (Todd Haynes, 2007), qui ranime un Pat Garrett de foire. Le héros dans ce cas semble rester au centre, de par sa présence obsédante même ; mais dans le même temps, il apparaît comme un moyen de créer du lien, d'alimenter une machine à images dont l'objet n'est plus l'héroïsme.

Cette hypothèse basse de la vocation du héros au cinéma est à nuancer avec cette autre piste : ce lien, ces intervalles d'un personnage à l'autre que l'héroïsme permet encore de tisser, ne représentent-ils pas une volonté manifeste de garder un semblant de généalogie héroïque, à défaut de pouvoir reformuler l'héroïsme lui-même ? Nous affirmeronsainsi l'idée de généalogie comme moyen de proposer une taxinomie transversale, orientée vers la proposition d'une définition ouverte de l'héroïsme et de ses enjeux. Cette généalogie doit à présent être lue comme multiforme, et plus seulement comme pont transgenre faisant circuler des figures génériquement identifiées (le gladiateur dans le péplum, le westerner pour le western, etc.). Le personnage, et l'acteur constituent deux pôles autour desquels de nouveaux liens remarquables d'une époque à l'autre, d'un héros à son envers, où à sa copie conforme pourront être générés.


204. "Don't be a hero".
205. JULLIER Laurent. L'écran post-moderne. op. cit., p. 7.
206. En effet, alors que Walter incarne l'excès de cette morale ("What is mine is mine"), le Dude, lui, ignore tout de cette origine. Rappelons-nous une dernière fois la réplique : "Is that some kind of eastern thing?". L'étranger ironise sur la méprise en répondant : "Loin de là" ("Far from it"). En effet, là où le Dude identifie une sagesse zen, peut-être new age, là résident les restes de l'Ouest. The Big Lebowski se fait ainsi l'écho d'une perte de repères : non seulement la mémoire de l'Ouest s'est perdue (le Dude) ou s'est dévoyée (Walter), mais elle n'est plus localisable et fait l'objet d'une méprise.

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