4. De la supernormalité

Le héros se doit d'être hors du commun, cela semble aller de soi, et tous les films que nous avons étudiés semblent renforcer cette évidence. Dans le cas d'un super-héros, représentation hyperbolique du héros, il faudrait alors s'attendre à une exceptionnalité exacerbée, loin des tourments de la vie "normale" que les spectateurs viennent temporairement suspendre en se rendant au cinéma. En réalité, la question est bien plus complexe, et dépasse l'inclusion du quotidien rendue obligatoire par le jeu des doubles identités. Un super-héros se définit par son costume, nous l'avons vu, et par ses pouvoirs. Mais ceux-ci, aussi illimités qu'ils peuvent sembler, recoupent toujours les faiblesses des super-héros. Superman semble omnipotent, mais il ne peut retrouver sa planète d'origine ; Batman ne peut ramener ses parents disparus, pas plus que Spider-Man ne peut ressusciter son oncle ; Wolverine ne peut se séparer de son squelette d'adamantium ; enfin, Bruce Banner ne peut que maîtriser son double Hulk, pas l'anéantir. C'est là la contradiction des super-héros : leur puissance physique ne leur permet pas de réparer leur trauma fondamental, même si leurs exploits jouent le rôle d'un exorcisme. Parallèlement à cette première limite existe la question du spectre réel des pouvoirs du héros. Nous allons voir que l'omnipotence partielle des héros ne s'accompagne pas systématiquement d'une Action à grande échelle. Il est même fréquent que les pouvoirs des personnages super-héroïques confinent à l'anecdotique. Cependant, nous verrons que cette limite est parfois revendiquée, et que la toute-puissance de certains super-héros s'associe à une action volontairement circonscrite. Enfin, nous définirons la normalité du super-héros comme relevant d'une essence différente de celle du nerd, ou du "common man" parfois rencontré dans les films catastrophe. Les films de super-héros mettent en effet en forme une super-normalité, qui inclut le risque de mort, tout en garantissant aux personnages de rester héroïques, en dépit des obstacles.

4.1 Rencontres entre exceptionnalité et quotidien

4.1.1 Pouvoir total et pouvoir local

Que peut le super-héros ? Si les super-héros sont si puissants, pourquoi ne stoppent-ils pas tous les conflits mondiaux ? Ainsi peut s'interroger le lecteur critique de comic books, et à sa suite le spectateur de films de super-héros. La contradiction apparaît dès 1978, dans le premier Superman : le personnage s'y avère capable de remonter le temps pour sauver Lois Lane – mais jamais ce pouvoir n'est utilisé pour modifier le cours de l'histoire collective921. Dans ce même film, les pouvoirs de Superman servent même des scènes anecdotiques. Superman sauve ainsi un chat piégé dans un arbre, ou se sert de son super regard pour observer les poumons de Lois Lane, inquiète des effets du tabac sur sa santé. Il ne faut pas pour autant croire que ce tissage entre exceptionnalité et normalité se limite au seul genre du film de super-héros – nous l'avons d'ailleurs évoqué en mentionnant Independence Day ou Mars Attacks!. Vincent Amiel et Pascal Couté lisent dans cette pratique une stratégie d'inclusion du spectateur :

L'un des principes du cinéma américain (et particulièrement hollywoodien) a été, depuis toujours, de "naturaliser" les situations et les histoires représentées pour donner au spectateur une plus grande proximité vis-à-vis d'elles. Quel que soit l'extraordinaire de la situation, on y mêle des ingrédients de la vie quotidienne, des traits psychologiques communs attachés aux créatures les plus monstrueuses, des comportements "middle class" dans des sociétés totalement exotiques, etc. Sans chercher un véritable réalisme, ces procédés servent une acceptation du récit par les spectateurs du fait de ces instants de reconnaissance, de ces points d'ancrage mimétique922.

Associée à cette réflexion, émerge la "question morale du sauvetage du chien923", une situation où les héros, le plus souvent des personnages de "common man" bousculés par une catastrophe (Twister, Daylight) mettent leur vie en péril pour sauver leur animal domestique. Amiel et Couté expliquent que la gratuité de ce geste produit en fait un supplément de sentiment, et permet de révéler la grande âme des héros en devenir. Or, dans Superman, une logique différente est à l'œuvre. Le sauvetage du chat ne représente aucun risque pour Superman ; cette intervention ne télescope pas une entreprise plus large. Plutôt, la scène a valeur d'intermède, et resitue Superman, l'extra-terrestre aux pouvoirs illimités, du côté des humains. Cette figure de l'exploit anecdotique rencontre une autre variation dans Superman, celle de l'exploit discret. Dans une scène antérieure au sauvetage du chat, Lois et Clark sortent du travail. Le journaliste maladroit tente de retenir l'attention d'une Lois peu intéressée par la conversation. C'est alors qu'un voleur (surgi d'une ruelle, selon le motif consacré) braque les deux personnages. Plutôt que de faire appel à son alter ego, Clark se sert de ses pouvoirs, mais en toute discrétion. Lois croira ainsi que l'arme du voleur s'est enrayée – mais alors qu'elle quitte le plan, Clark révèle la balle tirée par le revolver soigneusement dissimulée dans sa main. Dans les deux cas – sauvetage du chat ou intervention subtile – les pouvoirs sont étroitement liés au quotidien. Il se produit tout un maillage, entre ordinaire et extraordinaire, qui humanise le héros, au-delà du seul procédé de la double identité.

Pourtant, la normalité a le plus souvent des connotations négatives dès qu'il est question d'héroïsme. Dès les premiers westerns, le drifter résiste à toute force à la tentation de la vie rangée (settling down) qu'une rencontre amoureuse laisse parfois entrevoir. Superman s'y confronte même directement dans Superman II, lorsqu'il choisit d'abandonner ses pouvoirs pour vivre sa relation avec Lois : le film s'emploie justement à prouver l'impossibilité de la normalisation totale de Superman, dès lors qu'une équipe de trois Kryptoniens prend la Terre d'assaut, et exige l'intervention d'un super-héros. Si le super-héros entretient une certaine proximité avec le quotidien, il lui est impossible de souscrire totalement à une vie normale. Spider-Man fait ainsi une expérience similaire lorsqu'il perd progressivement ses pouvoirs dans le deuxième film illustrant ses aventures. Ayant accepté de n'être que Peter Parker, celui-ci arrive enfin à respecter ses engagements, suivre ses cours à l'université, un choix emblématisé par le port cette fois constant des lunettes. Ce répit sera bien entendu de courte durée, puisqu'une nouvelle menace s'abat sur New York et force Parker à revêtir son habit de super-héros. Nous avons parlé précédemment d'aller-retour d'une identité à l'autre, et de la danse de l'identité924 qui accompagne ce mouvement. Il arrive donc, dans les récits de super-héros, que ce trajet vers une identité normale s'accompagne d'une tentation, celle d'y rester et de se consacrer à la vie commune qu'elle sous-tend. Nous avons précédemment analysé une scène de Superman III qui rappelle l'impossibilité du choix : Superman contient Clark Kent autant que le contraire. Ces deux identités feuillettent le corps de Superman, elles se superposent à l'infini, interdisant le choix binaire entre l'une ou l'autre des identités. Reste l'idée que ces deux vies sont trop pour un seul homme, aussi "super" soit-il : ainsi Spider-Man lutte pour concilier ses deux emplois du temps, échouant à voir ses amis ou à rendre ses devoirs à l'heure. Si devenir totalement normal n'est donc pas une véritable perspective, la normalité reste un enjeu, en tant qu'elle fait figure de tentation. À ce désir d'être banal répond l'émergence parallèle de nouveaux héros plus communs, que Umberto Eco observait déjà dans son analyse des comics et des séries télévisées :

entre-temps, entre les années 30 où naissait Superman (sans remonter jusqu'à ses ancêtres du XIXe) et nos jours, la télévision s'est installée. En guise de Superman, elle a élu l'Everyman, c'est-à-dire qu'elle a offert comme modèle d'homme exceptionnel l'homme de tous les jours, celui auquel n'importe qui peut s'identifier925.

Le super-héros, cependant, ne peut choisir ce destin "d'Everyman" : il est condamné à s'en rapprocher, par exemple en sauvant les chats perdus dans les arbres, mais doit toujours revenir à sa dualité fondatrice.

La limite du champ d'action des super-héros ne tient pas pour autant du hasard. Si Superman est resté absent du conflit dans les comic books publiés pendant la Seconde Guerre Mondiale, c'est que sa place n'était pas là – ce qui renseigne quelque peu sur la fonction du super-héros. Nous avons parlé de l'intimité des personnages super-héroïques avec la ville, en mentionnant la fusion quasi organique qui liait les corps aux décors. L'enjeu est également psychologique, comme le montre le sobriquet dont s'affuble Peter Parker lorsqu'il signe ses messages d'un "Your friendly neighborhood Spider-Man" ("Votre sympathique Spider-Man du coin"). Cet aspect, déjà exploité dans le comic book, a été entièrement réinvesti par les trois films de la franchise, où Spider-Man apparaît comme la mascotte de New York, aidant les citoyens dans les moments les plus critiques, mais faisant également office de figure locale, mi-policier, mi-pompier (en protégeant par exemple les enfants qui traversent la route). La Chose (The Thing), membre des Quatre Fantastiques, a connu un destin similaire dans les comic books : associé au Golem en raison de son apparence d'homme d'argile monumental, il possède les qualités d'un gentil voisin, qui revendique ses origines par un fort accent new-yorkais - un épisode récent de 2006 le montre même au cours de sa Bar Mitzvah926. Le super-héros ne serait donc super qu'en puissance : à l'aspect illimité de ses pouvoirs répondrait la qualité circonscrite de son action. Au cours des années 2000, cependant, de nombreuses analyses ont vu dans cette action de proximité la réponse symbolique au trauma causé par l'attaque des tours jumelles le 11 septembre 2001927.

4.1.2 L'exploit local, réponse au 11 septembre 2001

En effet, les films de super-héros sortis au cours de la décennie se font tous l'écho, de façon plus ou moins voilée, de l'expérience des attaques terroristes. C'est bien d'expérience qu'il faut parler, car jusqu'à alors, le cinéma américain, notamment dans les actioners, représentait la destruction comme un spectacle : les plans se faisaient larges pour présenter la chute d'une tour ou les explosions ravageant le décor urbain. Dans le film de super-héros des années 2000, le spectateur est placé au cœur de la menace. Cette position est renforcée par l'inclusion de personnages-relais, simples citoyens, à qui une importance nouvelle est donnée, comme dans la scène du métro de Spider-Man II. D'autres scènes rejouent même, à la fin de la décennie, des scénarios proches de l'effondrement des tours : dans Spider-Man III, un employé du bâtiment perd le contrôle de sa grue, qui, en tournoyant, éventre un immeuble de verre928. Dans X-Men: The Last Stand (2006), le personnage de Jean, à l'origine capable de télékinésie, acquiert une puissance illimitée lorsque sa deuxième personnalité, Phoenix, prend le contrôle de son corps929. Son pouvoir, requalifié par la seconde personnalité, lui permet de détruire tout ce qui l'entoure – et même de suspendre temporairement la gravité. Jean tue ainsi accidentellement son compagnon Cyclops, puis son mentor Charles Xavier. Tous deux sont réduits à l'état de poussière, ne laissant aucune dépouille. De Cyclops, il ne reste que les lunettes, tandis que la mort de Xavier est représentée par sa chaise roulante laissée vide. Dans la scène finale du film, Jean / Phoenix déchaîne ses pouvoirs sur l'île d'Alcatraz, détruisant les bâtiments au même titre que les humains. Ceux-ci sont ventilés, réduits à l'état de particules (fig. 139, 140).

fig. 138, 139, 140 : Des images qui se font l'écho du traumatisme provoqué par le 11 septembre.

fig. 138.1 fig. 138.2

fig. 138 : Superman répare le trauma en empêchant un crash aérien dans Superman Returns.

fig. 139.1 fig. 139.2

fig. 139 : Jean réduit son environnement en poussière dans la scène finale de X-Men: The Last Stand.

fig. 140.1 fig. 140.2 fig. 140.3 fig. 140.4

fig. 140 : Plus tôt, c'est son mentor Charles Xavier à qui Jean fait subir le même sort.

Visuellement, les corps poussiéreux des X-Men survivants renvoient directement à la représentation médiatique de la catastrophe ayant frappé New York. Sébastien Boatto, en discutant de la relation du film de super-héros aux événements du 11 septembre, évoque également le sauvetage providentiel d'un avion (fig. 138) menaçant de s'écraser dans Superman Returns (2006) ou l'aide apportée par les Quatre Fantastiques à une équipe de pompiers dans le premier film racontant leurs aventures (2005)930. Il faut bien sûr analyser ces films avec précaution, et résister à la tentation d'expliquer tout le répertoire formel et symbolique des films de super-héros des années 2000 par la seule référence au 11 septembre. Néanmoins, il existe une certaine justesse dans le concept "d'images-réparation931" dégagé par Sébastien Boatto dans le même article. Il les définit comme "des scènes qui, inconsciemment, pansent les traumatismes occasionnés par le 11 septembre932". Il ne s'agit pas de dire que les scènes de destruction totale sont nouvelles – elles existent depuis les débuts du cinéma, et ont acquis une échelle nouvelle dans les premiers films catastrophes des années 70 – mais bien de repérer une double requalification de celles-ci. D'une part, ces scènes reposent sur une inclusion grandissante du spectateur, au plus près du cataclysme et de ses conséquences ; d'autre part, la forme même de la destruction s'éloigne du modèle tonitruant du film des années 90 (explosions, bris de verre et de métal) pour se rapprocher d'une négation du décor, lors d'une table rase totale (la poussière remplaçant alors la ruine). La forme de la catastrophe peut donc changer, mais l'action du héros reste celle d'un super-héros de quartier, du moins dans les films appartenant à notre corpus. Cette action ne traite pas la source du conflit mais panse localement ses conséquences sur les habitants d'un quartier ou d'une ville. Si Spider-Man était déjà Neighborhood Spidey dans le comic book qui lui était consacré, le sobriquet prend une qualité nouvelle au regard des événements qui ont marqué le début du XXIe siècle : être super-héros équivaut alors à délaisser la menace elle-même, pourtant source de spectacle, pour se concentrer sur ceux qu'elle concerne.

La fin des années 2000 a toutefois vu apparaître des héros capables d'aller résoudre des conflits distants, tel Iron Man volant dans son costume de métal pour aller défendre un village afghan. Parallèlement cependant, d'autres productions réinvestissent la normalité potentielle du super-héros, comme Kick-Ass (2010) mettant en scène un adolescent normal qui se pique de devenir super-héros, sans posséder le moindre super-pouvoir. Son costume, ridicule, a tout du déguisement ; son action, maladroite, est celle d'un corps normal, qui ne possède même pas l'exception du sportif. Le film rejoint finalement le fantastique dans les dernières scènes, où ce héros improbable finit par produire une gestuelle de super-héros, par le truchement du montage. Kick-Ass ne traite pas d'un héros existant de la mythologie Marvel ou DC, pas plus qu'il ne détourne les aspects mythologiques du super-héros. Le film s'interroge bien plutôt sur ce que serait un homme qui a décidé de devenir super-héros, dans le monde qui est le nôtre. Nous avons vu que ce cas existe par ailleurs, avec les vigilantes autoproclamés super-héros répertoriés dans le Superhero Registry. Cette rencontre du super-héros avec le monde "réel", celui des spectateurs de cinéma, va faire l'objet de notre dernière analyse. Nous avons évoqué les rencontres des super-héros avec la normalité : mais dans le cas de Superman ou de Spider-Man, il s'agissait pour un être fantastique de faire face à la normalité, pesante ou tentante selon les cas. Ici, la "normalité" devient le contexte même de l'émergence des super-héros et amène le regardeur à se demander si, au-delà de la rêverie qui fait exister ces hommes aux pouvoirs fantastiques, la possibilité de l'héroïsme existe encore.

4.2 Éloge du super-héros normal : le cas Unbreakable

4.2.1 Résumé du film

Unbreakable s'ouvre sur l'accouchement impromptu d'une femme afro-américaine dans les années 60. Dans une cabine d'essayage, elle donne naissance à un enfant souffrant de la maladie des os de verre, qui vient au monde avec les membres brisés. L'action se poursuit dans un temps contemporain de la sortie du film (le début des années 2000), alors que David Dunn (Bruce Willis) prend le train pour rentrer chez lui, à Philadelphie, après un entretien d'embauche infructueux. Un peu plus tard, son fils découvre à la télévision que le train a déraillé. David est rejoint par sa femme et son fils à l'hôpital, où il apprend qu'il est le seul survivant de la catastrophe. Un flash-back nous permet d'en apprendre davantage sur Elijah (Samuel L. Jackson), l'enfant né lors de la scène d'introduction. Il grandit seul avec sa mère, qui tente par tous les moyens de le faire échapper à l'isolement dans lequel sa maladie le confine. Ses sorties sont récompensées par des cadeaux : des comic books. Devenu adulte, Elijah est le propriétaire d'une galerie, où il vend des dessins de super-héros qu'il considère comme des œuvres d'art. Il contacte David Dunn, en lui laissant une série de messages mystérieux. Les deux hommes se rencontrent enfin, et Elijah expose sa thèse à Dunn : si un être aussi faible que lui peut exister, alors il existe forcément, de l'autre côté du spectre des possibles, un être doté de pouvoirs hors du commun. Selon Elijah, cette théorie expliquerait la survie miraculeuse de David à l'accident ferroviaire. David lutte avec cette hypothèse qu'il estime farfelue, mais son fils Joseph devient obsédé par la possibilité que son père soit un être exceptionnel. Malgré son scepticisme, David s'interroge sur son passé : lorsqu'il était étudiant, il a survécu à un violent accident de voiture, à la suite duquel il a dû arrêter une carrière prometteuse de joueur de football. Le cœur du film fonctionne comme une enquête portant sur le corps de David : ce dernier retrouve les coupures de journaux relatant l'accident, ou s'essaie à l'haltérophilie dans son garage en compagnie de son fils fasciné. Elijah accompagne même David au stade où il travaille comme agent de sécurité, et essaie de le convaincre que ses intuitions concernant de potentiels fauteurs de trouble sont en fait des visions. Joseph, de plus en plus habité par la conviction que son père est un super-héros, tente de s'interposer lors d'une rixe à l'école et échoue. Cet événement rappelle à David un épisode similaire de son enfance : en tentant de protéger une camarade, il était tombé dans la piscine de l'école. Cet accident presque fatal avait alors provoqué le développement d'une peur phobique de l'eau.

Le film atteint un point de rupture lors d'une scène qui se déroule dans la maison familiale des Dunn, par ailleurs en crise, puisque le couple menace de se séparer depuis le début du film. Joseph décide de tester une fois pour toutes l'exceptionnalité de son père en s'emparant de son pistolet chargé. Convaincu que la balle rebondira sur lui, il menace de tirer. David n'évite le drame qu'en raisonnant longuement avec son fils, et lui assène la vérité dont il essaie de se convaincre lui-même : il n'est qu'un homme normal. Elijah poursuit cependant sa tentative de persuasion, et réussit enfin. Il demande à David de se rendre dans un lieu public, en lui promettant que son attente ne sera pas longue. Dans un hall de gare, David est assailli par une série de visions, lui révélant les actes inavouables commis par les passants. Il fixe son attention sur un agent d'entretien ayant commis un assassinat. Dunn prend alors en filature le criminel. Il découvre que ce dernier séquestre des enfants, dont il a tué les parents. David libère les victimes, et se bat avec le tortionnaire. Il survit à une chute dans la piscine familiale, et étrangle son ennemi.

David Dunn regagne son foyer après cette intervention héroïque, qu'il garde secrète. Sa femme, avec qui il s'est réconcilié, suggère d'appeler la police si Elijah vient de nouveau les harceler. David profite de son inattention pour montrer à son fils la une du journal local, faisant état des exploits de la nuit passée, avant d'ajouter sobrement: "Tu avais raison" ("You were right"). Lors d'une dernière entrevue avec Elijah, David reçoit une vision et réalise que le galeriste est à l'origine d'une longue série d'attentats, perpétrés dans l'espoir de trouver un être d'exception. Elijah finit ses jours dans une institution psychiatrique, non sans avoir terminé l'explication de sa théorie : il s'affirme alors de façon consciente comme un villain, sans lequel il ne saurait y avoir de super-héros.

4.2.2 Contextualisation du film dans la filmographie de M. Night Shyamalan

Unbreakable (2000) est le second film du réalisateur M. Night Shyamalan, dont la carrière a véritablement commencé avec le succès critique et public de The Sixth Sense (1999), dans lequel Bruce Willis incarnait déjà le personnage principal du récit. Shyamalan a depuis réalisé cinq films : Signs (2002), The Village (2004), Lady in the Water (2006), The Happening (2008) et The Last Airbender (2010). Il a également écrit le scénario de Stuart Little (Rob Minkoff, 1999), et le récit de Devil (John Erick Dowdle, 2010). Comme nous l'avons vu précédemment, le cinéma de M. Night Shyamalan se caractérise par un usage fréquent des retournements finaux, qui amènent le spectateur à réévaluer l'ensemble des informations qui lui ont été communiquées au cours du film. Thématiquement, le cinéaste inscrit ses récits dans un contexte fantastique, voire même "étrange" si on suit la classification de Tzvetan Todorov933. En effet, les récits apparemment réalistes de Shyamalan finissent souvent par trouver une explication hors du commun (les fantômes, l'intervention de Dieu) tandis que certains récits apparemment fantastiques (The Village) finissent par expliquer rationnellement les phénomènes surnaturels d'abord exposés. Ces stratégies de retournement impliquent, nous l'avons vu, que l'héroïsme des personnages ne s'exprime pas d'abord par le corps, mais par une capacité à interpréter les signes qui les entourent. Dans le cas d' Unbreakable, cette enquête prend la forme d'une introspection, puisque David Dunn analyse sa propre expérience pour découvrir son identité de héros. C'est là l'originalité d'Unbreakable par rapport aux autres films de la filmographie de Shyamalan : Dunn est à la fois sujet et objet de la quête.

Par ailleurs, le choix des acteurs pour interpréter les héros masculins de ces films est caractéristique : par deux fois, Bruce Willis va à l'encontre de sa persona de héros d'Action et de family man dévoué dans le The Sixth Sense et Unbreakable. Il incarne là deux personnages brisés, avachis, loin des rôles physiques (The Jackal en 1997, Code Mercury en 1998) ou du retour à la comédie (The Whole Nine Yards en 2000, les apparitions en guest star dans la série Friends) qui ont marqué sa carrière tardive934. Shyamalan met en scène des personnages masculins fatigués, usés par la vie et souvent marqués par un trauma familial, pour lesquels il choisit des acteurs habitués à des rôles plus héroïques (Bruce Willis ou Mel Gibson) – à l'exception de Lady in the Water, où Paul Giamatti incarne un homme proche de sa persona habituelle de loser acariâtre. Unbreakable se distingue par son examen réflexif de la mythologie des super-héros. Le film est un cas d'espèce lors de sa sortie puisqu'il traite d'un super-héros original, n'ayant pas connu d'existence préalable sur un support papier935. Malgré sa spécificité, le film, parce qu'il est construit comme un récit de l'origine, annonce aussi le goût prononcé pour les prequels qui va marquer les années 2000. Unbreakable s'inscrit donc comme une anomalie dans l'histoire du film de super-héros, mais semble également précurseur en raison de son traitement exclusif de l'origine de la figure.

4.2.3 Un maillage original de l'extraordinaire et de l'ordinaire

Unbreakable se distingue des autres films de notre filmographie par ce traitement d'une histoire originale, sans lien avec une mythologie préexistante, et par la normalisation systématique de la figure du super-héros qu'il opère. Les choix techniques opérés par Shyamalan manifestent cette intention, puisque le film se passe d'effets numériques apparents : le corps de Bruce Willis ne cède jamais la place à un avatar digital. De plus, nous retrouvons ici la stratégie de naturalisation repérée par Vincent Amiel et Pascal Couté936 : la quotidienneté de la vie de David Dunn est sursignée par un ensemble d'éléments caractéristiques de la vie américaine "normale" : le désordre d'un garage, la table du petit déjeuner, ou le désordre d'un cagibi rempli de jeux de société sont autant d'éléments sur lesquels la caméra de Shyamalan s'attarde. Cela produit un décalage fort entre un contexte apparemment banal et le corps de Bruce Willis, chargé de connotations héroïques par sa carrière antérieure. Si Superman se caractérise par son incessant aller-retour entre son être normal et son identité extraordinaire, Unbreakable travaille ces deux pôles de manière d'abord allusive. Normalité et héroïsme constituent deux extrêmes qui tendent la narration, et ce, dès la seconde scène, qui introduit le personnage de David Dunn. Lorsque le personnage embarque dans le train qui s'apprête à dérailler, il est rejoint par une jeune femme qui prend place à côté de lui. Apparemment séduit, il s'empresse de retirer maladroitement son alliance et d'engager la conversation. Bruce Willis est à peine apparu à l'écran que Shyamalan sabre déjà un aspect essentiel de sa persona : David Dunn ne sera pas le family man auquel l'acteur nous avait habitués dans ses précédents films (personnalité à laquelle il reviendra par la suite, par exemple en 2005, avec Hostage). Une seconde variation peut être observée : la passagère montre rapidement qu'elle n'est pas intéressée par les avances de Dunn, ce qui va également à l'encontre du magnétisme traditionnellement associé aux personnages de Bruce Willis. Alors que l'héroïsme potentiel du personnage est déconstruit, un autre héroïsme, bien réel celui là, est évoqué dans cette même scène. Dans la courte conversation introduite par Dunn, la passagère parle de son métier d'attachée de presse. Elle mentionne un joueur de football qu'elle représente, en commentant sa taille, son poids, pour conclure : "Il va devenir un dieu" ("He's going to be a god"). Cette première scène apparemment anodine introduit donc un aspect essentiel du film qui, dès son introduction, rejette l'héroïsme en hors-champ, voire même hors de la diégèse, puisque ce joueur restera inconnu en même temps que physiquement absent de la narration. L'héroïsme s'en trouve du coup normalisé, puisqu'il est associé non pas à des figures extraordinaires ou fictionnelles, mais à la figure concrète du sportif. David mentionne également au cours de l'échange sa phobie de l'eau – ce qui amoindrit encore son potentiel héroïque. La scène fonctionne également à rebours, puisque le spectateur apprend plus tard que David a abandonné une carrière prometteuse de joueur de football. David aurait donc dû être le "dieu" dont la passagère parle, si l'accident de voiture ne l'avait privé de cette possibilité. Ce n'est pas que David est un anti-héros, ou l'opposé du héros à la manière d'un nerd ; il a tout simplement manqué sa chance de devenir héroïque. Du reste, il s'agit d'un héroïsme "normal", possible dans notre monde. Shyamalan s'attache donc à démonter l'héroïsme de son personnage dans cette première scène, en même temps qu'il inscrit son récit dans une forme de réalité, en séparant nettement les cas concrets (l'héroïsme du sportif) des cas fictionnels (les héros de papier admirés par Elijah).

Au cours du film, l'héroïsme apparaît même comme une valeur passéiste, appartenant à un autre temps. Les super-héros émergent comme des êtres figés, précieusement conservés dans la galerie d'Elijah ; du reste, même l'héroïsme "possible" associé au football n'est plus qu'un souvenir pour Dunn, visiblement habité par la nostalgie d'une époque qu'il n'a pas vécue (il travaille d'ailleurs comme agent de sécurité dans un stade, ce qui témoigne du regret qui l'habite). Non seulement le comic book et son univers apparaissent comme anachroniques dans l'univers d'Unbreakable, mais la notion d'héroïsme même est définie comme une valeur dépassée, en laquelle seuls les enfants (Josef) et les fous (Elijah) croient encore. Cet évidement de la figure du héros constitue le socle du récit et permet de construire le retour progressif du héros. Unbreakable annule d'abord la possibilité d'un héroïsme hors du commun, pour le réaffirmer ensuite avec force. Cependant, ce retour de l'héroïsme ne sera jamais tonitruant : l'héroïsme progressif de Dunn ne se manifestera jamais au moyen de l'hyperbole. De façon originale, l'héroïsme retrouvé par Bruce Willis ne provoque pas de mutation physique, mais plutôt affirme ce corps lourd, maladroit, comme étant potentiellement hors du commun. Dans ce cadre d'une normalité extrême, seul Elijah semble évoquer le genre du fantastique par ses choix vestimentaires affirmés. Son accoutrement évoque celui d'un personnage de comic book : il porte ainsi un costume violet voyant à la coupe originale, arbore une canne précieuse, et ses cheveux apparaissent toujours hirsutes. Néanmoins, ces choix esthétiques ne font pas glisser le récit du côté du fantastique : Elijah apparaît plutôt comme un personnage extravagant, voire ridicule, son complet faisant figure de costume d'opérette. L'introduction du film est donc construite comme une forme de déni : le fantastique, en tant que genre, est localisé du côté de la fiction, tandis que l'héroïsme ne constitue qu'un horizon vague, s'incarnant au mieux dans la figure du sportif.

Si le registre du fantastique et la perspective de l'héroïsme sont chassés de l'espace visuel du film, ils font retour par le discours et la psychologie des personnages. Cet aspect est d'abord pris en charge par Elijah, dont le temps de parole est principalement voué à l'élaboration d'une véritable théorie sur la connexion des comic books avec le monde réel. Il affirme par exemple : "I believe comics are our last link to an ancient way of passing on history". Joseph, le fils de David, prend plus tard en charge cette théorisation qui vise à ramener le héros dans le champ des possibles. Lorsque son père vient le chercher à l'école après la rixe qui l'a opposé à ses camarades, il justifie son action : "Tu ne peux pas laisser de mauvaises choses arriver aux gens bien, pas vrai ? C'est ton code. C'est le code du héros937". La majorité des films américains que nous avons étudiés peuvent temporairement suspendre le fil de l'Action pour laisser les personnages gloser sur leur place de héros (en commençant par Die Hard, premier exemple du trope). Ici, il n'y a pas d'Action à suspendre : jusqu'à la fin du film, Bruce Willis marche, travaille, se nourrit, mais ne réalise aucun exploit physique (fig. 141).

fig. 141

fig. 141 : Bruce Willis frappé de normalité dans Unbreakable.

Le discours sur l''héroïsme et le cheminement psychologique de David constituent la seule matière du récit. Une seule scène fait exception : David s'entraîne à soulever des haltères dans son garage, allongé sur un banc de musculation (fig. 142). Alors qu'il pense avoir atteint sa limite, il demande à son fils de retirer quelques poids. Il soulève la nouvelle charge, la repose, et son fils avoue alors l'avoir trompé : il a ajouté des poids au lieu d'en retirer. David accepte alors de tester ses limites : les deux personnages finissent alors par lester les haltères avec des pots de peinture, puisqu'il n'y a plus assez de poids. Nous retrouvons ici quelque chose des scènes traditionnelles d'exposition des super-pouvoirs dans les films de super-héros. Cependant, ces scènes sont habituellement rythmées par un montage nerveux, qui marque une rupture dans le rapport entre le héros et son corps. Il va ainsi d'une scène de Spider-Man, ou Peter Parker, qui s'est couché amoindri après avoir été piqué par une araignée, se réveille avec des muscles sculptés, et la capacité de marcher sur les murs au lieu de descendre les escaliers. Le spectateur n'assiste pas encore à des exploits, mais entrevoit la force possible d'un corps nouveau. Dans Unbreakable, la scène prend l'allure d'une anecdote. Le contexte banal ne crée pas de contraste, puisque l'exploit lui-même semble ordinaire. David Dunn arrive certes à soulever une charge impressionnante, mais il souffle, devient rouge, tout comme l'haltérophile dont au fond il ne dépasse pas les capacités.

fig. 142.1 fig. 142.2 fig. 142.3 fig. 142.4

fig. 142 : David Dunn (Bruce Willis) teste ton exceptionnalité avec des haltères, dans son garage : l'exploit super-héroïque semble ici normalisé.

Cette scène n'ouvre d'ailleurs pas de nouveau chapitre, ne donne lieu à aucun exploit : la scène suivante illustre le quotidien de David au travail. En revanche, elle fait progresser la psychologie des personnages et leur perception de l'héroïsme : Josef est convaincu de l'exceptionnalité de son père après cette scène, et David avance un peu plus sur le chemin qui va faire de lui un super-héros, malgré son scepticisme. Par ailleurs, cette scène participe également d'une relecture du thème de la limite, fondamental dans la mythologie des super-héros, et incarné iconiquement par la kryptonite redoutée par Superman. La limite prend donc deux formes dans le récit de Shyamalan. Elle existe de façon très banale dans la scène de musculation, en incluant dans le champ ce qui traditionnellement reste invisible, à savoir les efforts de l'acteur pour se constituer un corps hors du commun. Par ailleurs, l'aspect mythique de la limite est également traité dans le récit, lorsqu'Elijah prend conscience de la peur phobique de l'eau qu'entretient David Dunn. Elijah dit à ce sujet : "c'est comme votre kryptonite" ("it's like your kryptonite"), entérinant ainsi l'aspect référentiel du récit, tout en produisant un effet de rupture, puisque les pouvoirs de Dunn ne sont en rien comparables à ceux de Superman.

Ce traitement "psychologique" du héros tient également à la forme prise par la quête dans Unbreakable. Comme nous l'avons précédemment posé, Dunn est à la fois sujet et objet de l'enquête qui tend le récit. Le personnage passe du coup très peu de temps à être héroïque puisqu'une part majoritaire du film est consacrée à l'examen de la possibilité de l'héroïsme en question. C'est là que la forme du récit des origines prend tout son sens : avant d'être dans l'action et l'affirmation, Dunn se situe d'abord dans l'observation. C'est cet aspect qui amène Gilles Lyon-Caen à parler du personnage comme d'une "page blanche938", en se référant à une analyse antérieure de Charles Tesson, qui écrit : "son histoire, son passé, ce sont les autres qui le possèdent. De son passé il ne connaît que ce les autres lui racontent939". Nous ne pouvons complétement souscrire à ces deux analyses, dans le sens où la "page blanche" constituée par David Dunn n'est qu'apparente. Le corps du personnage ne saurait être totalement vierge de toute inscription, de par le choix même de Bruce Willis pour l'incarner. Si Shyamalan s'attache à le vider de ses connotations, c'est justement parce que celles-ci sont bien présentes et prégnantes, dès le début du film. Par ailleurs, le travail d'enquête mené par Dunn montre bien que ce corps souffre en fait d'être empreint d'un lourd récit, au fur et à mesure qu'il retrouve les coupures de journaux relatant son accident, ou qu'il interroge son entourage sur son passé. Il est juste de noter que Dunn n'est pas propriétaire de son histoire, dans un premier temps. Cependant, le récit travaille justement à réconcilier le personnage avec son passé, qu'il apprivoise et comprend. Si le personnage de Dunn fonctionne comme une page disponible à l'inscription de multiples références et récits, celle-ci n'est jamais blanche : elle est empreinte de multiples histoires et images, comme nous le verrons en commentant l'usage du contre-jour effectué par Shyamalan.

4.2.4 L'héroïsme nié

Nous pouvons ainsi résumer la stratégie de Shyamalan dans Unbreakable : le héros est d'abord situé hors-champ, rejeté conjointement par le discours (la scène d'introduction dans le train) et visuellement (les héros sont présents, mais dans leur contexte originel, celui du fascicule). Cette déconstruction prépare en réalité le retour de l'héroïsme, sur le plan du discours, certes, mais aussi, de façon plus prégnante, à l'image. À aucun moment cependant, le spectateur ne verra David arborer de cape ou de collant. Si l'image traditionnelle du super-héros revient, c'est à la manière d'un fantôme, qui hante discrètement quelques plans.

fig. 143, 144 : La construction d'une figure super-héroïque dans Unbreakable.

fig. 143.1 fig. 143.2 fig. 143.3

fig. 143 : David Dunn ressemble à une figure capée - mais ne porte qu'un simple coupe-vent.

fig. 144.1 fig. 144.2 fig. 144.3

fig. 144 : Le lendemain de l'expédition menée par David Dunn pour sauver une famille séquestrée, les journaux mythifient déjà son personnage, par l'entremise d'une esquisse.

Très tôt dans le film, des plans à contre-jour isolent David portant un coupe-vent. Ainsi synthétisée, sa silhouette devient l'image rémanente d'un héros capé. Mais cette image disparaît bien vite, pour retrouver le corps normal du personnage : l'exceptionnalité se lit alors comme un possible, en filigrane. La fin du film (fig. 143) assoit un peu plus cette proximité du personnage avec les super-héros, en le laissant tout d'abord réaliser un exploit – même si les capacités physiques dont Bruce Willis fait la démonstration n'égalent en rien les acrobaties d'un Die Hard. David Dunn entretient d'abord une forme de proximité avec les super-héros dans les images qui composent le film ; dans un second temps, ce sont des images à l'intérieur du film (la une d'un journal) qui achèvent de le définir comme héros (fig. 144). En effet, après avoir sauvé les enfants séquestrés, David retrouve la table du petit déjeuner, et donc l'extrême normalité qui maille le film. Sur la table, est posé un journal faisant état des exploits de la veille : illustrant cette une, nous pouvons voir une crayonné de la silhouette capée de David, devenue tout à coup iconique, la mâchoire carrée du personnage évoquant même les premiers Superman. Cette nouvelle une fait écho aux coupures de journaux que David étudie en y cherchant le signe de sa différence : ici, le visuel ne fait plus figure d'indice, mais consacre bel et bien l'héroïsme du personnage. Ce glissement d'image à image (faire image dans le plan, pour le spectateur, et faire image dans un dessin filmé, pour les personnages) apparaît comme la construction discrète d'un héros, à l'opposé des visuels spectaculaires qui forment l'essentiel du film de super-héros. Cependant, à défaut d'être spectaculaire, ce visuel suranné de super-héros relève encore du spectacle : David, ayant découvert la une, s'empresse de la glisser sous les yeux de son fils. Le héros a beau être déconstruit, la possibilité de l'héroïsme niée, lorsque l'exceptionnalité redevient possible, il faut qu'elle fasse image. En cela, Unbreakable n'apparaît pas comme une variation sur le super-héroïsme, mais plutôt comme une réduction de cette qualité à sa substantifique moelle. Que faut-il pour faire un super-héros ? Une image (fût-elle économique, laissant deviner une silhouette), et un spectateur, rien de plus – c'est du moins ce qu'affirme Shyamalan. Cette image n'est jamais disponible directement à l'écran, mais plutôt comme le décalque usé d'un comic book, car le super-héros, pour le réalisateur, ne semble possible qu'en toute discrétion, dans les signes les plus ténus.

D'abord affirmé comme un horizon distant par le discours, puis rattrapé par l'image sur le mode d'évocation, l'héroïsme de David Dunn dans Unbreakable prend une forme originale en raison de sa contextualisation dans le quotidien. Il ne faut pas confondre cette irruption de l'héroïsme dans un environnement banal avec l'exemple précédemment évoqué de Spider-Man : là, le quotidien rattrapait le héros, et posait la question de l'incompatibilité entre deux identités, et plus précisément, entre-deux emplois du temps. Ici, l'héroïsme tente de s'imposer au cœur d'un contexte normal, il s'y insère, crée une coupe dans le quotidien. Cet aspect se lit même visuellement, lorsque le journal faisant état des exploits de David prend place entre le motif fleuri d'une nappe et un verre de lait. L'héroïsme de David, suggéré plus que montré, est donc contextualisé dans une vie normale, mais plus encore dans un contexte domestique. Au premier abord, cela ne semble pas nécessairement original : dans X-Men: The Last Stand, Jean Grey révèle ses pouvoirs hors du commun dans sa maison d'enfance, qui est arrachée du sol avant que le mobilier soit entièrement détruit. Mais Unbreakable ne s'insère pas dans le quotidien pour mieux en désamorcer les connotations anti-héroïques. Là, l'héroïsme semble se fonder sur la normalité, et réaffirmer sa nécessité. C'est d'ailleurs la différence entre David et Elijah, qui apparaît finalement comme le méchant de l'histoire : David croit en sa normalité, et s'il est devenu héroïque, c'est finalement davantage pour se rapprocher de son fils que pour devenir un autre homme. Tout en s'appuyant fortement sur la mythologie des super-héros, Unbreakable nie la nécessité de la double identité : David devient un héros tout en restant un homme normal, finalement assis à la table du petit déjeuner avec sa famille réconciliée. Il n'y a donc ici pas d'intervalle, pas d'entre deux : normal et exceptionnel cohabitent dans le même plan, et finalement, dans le même corps. Ce retournement s'effectue au prix d'une normalisation préalable, nécessaire pour séparer le corps de l'acteur (Bruce Willis) de ses connotations et de la charge héroïque qu'il transportait jusqu'alors. Le corps du héros effectuait des aller-retour de héros à nerd dans Superman ; dans Unbreakable, c'est bien plutôt la matière du film qui gère ces contradictions entre l'héroïsme et son ailleurs. Enfin, l'héroïsme de Dunn apparaît lui aussi comme local, confiné à son voisinage. Cependant, cet aspect ne génère ici nulle contradiction, puisque le contexte normal qui encadre le récit justifie pleinement cette inscription circonscrite de l'action. Unbreakable semble même radicaliser ce principe de l'héroïsme circonscrit. L'héroïsme de Dunn s'exprime localement : mais plus encore, l'héroïsme semble là devenir une localité, une saillie, chez un personnage qui apparaît par ailleurs d'une banalité confondante. Plus généralement, l'héroïsme ne change plus le monde, ne détruit plus les villes et les buildings : il se contente d'exister comme incise dans un quotidien immuable.

Conclusions : le héros et la perspective de mort

Unbreakable introduit également frontalement la question de la mort du héros, traditionnellement évitée ou contournée par les films de super-héros. Cette question est beaucoup moins problématique dans les comic books, qui tuent plutôt facilement leurs super-héros. Dans le contexte des récits de papier, ce geste semble même paradoxalement vital pour les récits, qui font ainsi table rase des ramifications narratives complexes qui les encombrent pour mieux voir revenir leurs héros. Superman est ainsi mort en 1992940, tandis que Spider-Man a connu le même sort en 2011941. Ces décès créent en général une forte émotion chez les fans, mais du reste, ce type d'évolution reste possible. Au cinéma, la mort du héros reste pour le moment irreprésentable. Des personnages capitaux ont pu mourir à l'écran (Charles Xavier dans les X-Men, pour ne citer que lui), mais les super-héros eux-mêmes ne sont pas affectés par ce triste sort. La possibilité d'une mort du super-héros hante cependant les films de notre filmographie. Dans Superman Returns, le super-héros est conduit à l'hôpital après un combat éprouvant, et pendant quelques minutes, son destin reste en suspens. On voit Lois tenter d'écrire un article élégiaque sur le super-héros qu'elle aime secrètement, tandis que ses patrons contemplent, dans un plan rendant ouvertement hommage à Citizen Kane, deux unes contradictoires ("Superman lives" et "Superman is dead"). Le film semble tout entier tendu par cette possibilité : la caméra ne saisit d'abord que le journal indiquant "Superman is dead" ; puis, à la faveur d'un mouvement d'appareil, la deuxième une apparaît, et rétablit le cours normal du récit - car le super-héros ne saurait mourir. Dans Unbreakable, cette perspective semble envisageable, dès lors que Dunn est caractérisé par un super-héroïsme ténu. Une tension similaire à celle de Superman Returns est installée dans la scène où Joseph menace son père avec un pistolet chargé, mais les enjeux sont bien différents. Ici, ce n'est pas la vulnérabilité du héros qui est à l'épreuve, mais la croyance de son public.

fig. 145.1 fig. 145.2 fig. 145.3 fig. 145.4

fig. 145 : David Dunn est mis à l'épreuve par son fils, armé d'un revolver. Le découpage de cette scène est exposé en détail dans les annexes.

En effet, nous avons vu dans de nombreux films de notre corpus les exploits du héros être mis en relation avec le regard des passants qui l'acclament. Ainsi le champ (l'héroïsme, l'exploit) ne peut exister sans son contre-champ, qui contient la foule des anonymes "normaux" auxquels le spectateur s'identifie ponctuellement. La stratégie de Shyamalan, dans Unbreakable, consiste à incarner ce "public" dans la figure du fils, Joseph, sans lequel l'héroïsme de Dunn serait non avenu. C'est en effet parce que son fils souhaite croire en lui que Dunn s'interroge sur sa potentielle singularité. Au déficit d'héroïsme dont peut sembler frappé l'apprenti super-héros répond l'excès de croyance de son fils. Au fur et à mesure que David Dunn raisonne avec Joseph, le suppliant de renoncer à lui tirer dessus, son super-héroïsme se défait (fig. 145). Il ne reste, à la fin de la scène, que cette évidence : si David est un super-héros, alors le super-héros ne peut pas tout : son pouvoir est limité, et se heurte, comme pour un homme normal, au risque de mort.

fig. 146.1 fig. 146.2 fig. 146.3 fig. 146.4 fig. 146.5 fig. 146.6

fig. 146 : George Reeves (Ben Affleck) est placé dans une situation similaire à celle de David Dunn, d'autant plus dramatique pour lui qu'il interprète Superman à la télévision, et ne possède aucune des qualités du super-héros. Le découpage de cette scène est exposé dans les annexes.

La scène du pistolet trouve un écho dans un film postérieur, sorti en 2006. Il s'agit d'Hollywoodland, qui met en scène George Reeves, le premier interprète de Superman à la télévision. Le récit s'inspire de faits réels, notamment du suicide controversé de l'acteur, en envisageant l'hypothèse d'un assassinat. La première partie du film s'attache à opposer l'attitude "à la ville" de Reeves, qui fume, boit, et présente quelques kilos en trop, avec la figure mythique et fantasmatique de Superman. Pour la promotion de la série télévisée, Reeves apparaît dans une scénette, devant un parterre d'enfants fascinés. Il passe au travers d'une cloison en bois, et surgit dans un décor de western. Deux acteurs, déguisés en bandits, ouvrent le feu avec des balles à blanc : Reeves se tient fièrement devant eux, tandis que les enfants applaudissent leur héros résistant aux balles. Puis, l'acteur tord les pistolets en mousse des deux méchants, et les remet au shériff de la ville. Le ton de la scène est acide : Reeves, bedonnant dans son collant, se meut avec peu de grâce, et ses exploits semblent aussi artificiels que le décor en carton-pâte dans lequel ils prennent place. Le film s'inscrit au cœur de la décennie qui a vu le retour des super-héros, et la référentialité de la scène affecte autant son sujet (George Reeves) que les incarnations ultérieures de Superman (par Christopher Reeve ou Brandon Routh). Alors que le spectacle se termine, un enfant déguisé en westerner s'avance vers Superman. Il tient un pistolet, et lui demande s'il peut lui tirer dessus, pour voir les balles rebondir (fig. 146). Reeves regarde rapidement l'arme et réalise qu'il s'agit d'un véritable pistolet, chargé. Il tente alors, comme Dunn dans Unbreakable, de raisonner l'enfant qui se tient face à lui. Il invoque des raisons de sécurité, la possibilité que la balle rebondisse et blesse un enfant dans l'assistance. Ce faisant, son image de super-héros s'écroule, et il devient, face à l'enfant, un homme normal affublé d'un costume. Il est significatif que ces deux scènes mettent en place, à l'époque où les super-héros effectuent un retour tonitruant sur les écrans, l'impossibilité même du super-héroïsme. Plutôt, la déconstruction pratiquée s'attaque plus globalement à l'héroïsme et son dernier bastion : la croyance de l'enfant en son héros préféré. Face à l'échec de la démonstration (le héros négocie pour qu'on ne le mette pas l'épreuve), apparaît une seule évidence : si le super-héros ne meurt pas, il sait qu'il peut mourir. Cette reconnaissance fait vaciller la croyance de l'enfant, comme celle du spectateur, et qualifie le super-héroïsme au mieux comme une qualité fragile (Unbreakable), au pire comme un écran de fumée (Hollywoodland). À l'arsenal d'effets spéciaux mis en place dans les années 2000 pour faire croire encore à un héroïsme du corps, répondent ces deux scènes qui semblent dire, quoique de façon discrète, jamais frontale, la fragilité essentielle de la notion d'héroïsme – plus encore que la fragilité des héros eux-mêmes.


921. Umberto Eco le relevait déjà dans son analyse du comic book, s'étonnant par exemple que le super-héros n'aille pas "libérer les six cent millions de Chinois du joug maoïste", in ECO Umberto. op. cit., p. 143.
922. AMIEL Vincent, COUTÉ Pascal. op. cit., p. 143.
923. Ibid., p.144.
924. L'expression, empruntée à Stanley Cavell, s'applique ici uniquement aux cas de double identité chez les super-héros.
925. ECO Umberto. op. cit., p. 209.
926. McCLELLAND Jeff. "From Jimmy Durante to Michael Chicklis: The Thing Comes Full Circle". 2007, p. 72 ; p. 81.
927. On trouve par exemple chez Mark Gallagher : "Après les attaques terroristes du 11 septembre aux États-Unis, les médias avaient anticipé un retour à une tendance plus dramatique dans le cinéma d'action. Mais cette évolution ne s'est pas produite : les récits solennels d'héroïsme masculin comme Tears of the Sun (2003) et Ladder 49 (2004) ont réalisé de mauvais scores au box-office américain. En revanche, le désordre du 11 septembre a été projeté de manière curieuse dans un récit fantastique comme Spider-Man 2(2004), qui inclut une séquence dans un train, où les New-Yorkais s'associent pour porter secours au jeune super-héros blessé" ("Following the 9/11 terrorist attacks on the United States, media commentators anticipated a return to earnest dramatic fare within the action cinema. No such shift really occurred: solemn narratives of male heroism such as Tears of the Sun (2003) and Ladder 49(2004) performed poorly in their U.S. releases. Instead, the disturbances of 9/11 were mapped intriguingly onto fantastic fare such as Spider-Man 2 (2004), which included a sequence in which New Yorkers in a crowded train-car join in solidarity to support the wounded teenaged superhero."), in GALLAGHER Mark. op. cit., p. 19.
928. Cette scène est mentionnée par Sébastien Boatto que nous allons citer ci-après.
929. Même si notre étude est d'abord consacrée au héros masculin, il nous faut relever ici un fait notoire : là où la double identité, chez les super-héros, est source de créativité et de versatilité, elle est entièrement envisagée sous l'angle de la pathologie (ici, la schizophrénie) chez les personnages féminins. Il n'y aura pas ici de danse, ou d'aller-retour habiles d'une identité à l'autre : lorsque Charles Xavier échoue à contenir la personnalité malfaisante, le personnage de Jean n'a d'autre choix que la mort.
930. BOATTO Sébastien. "Du surhomme à Superman". op. cit., p. 130.
931. Ibid.
932. Ibid.
933. Todorov parle du fantastique comme d'un genre de l'hésitation ; il rapproche ce genre d'une catégorie qui laisse encore davantage place à l'incertitude, l'étrange : "Dans les œuvres qui appartiennent à ce genre, on relate des événements qui peuvent parfaitement s'expliquer par les lois de la raison, mais qui sont, d'une manière ou d'une autre, incroyables, extraordinaires, choquants, singuliers, inquiétants, insolites" in TODOROV Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique. 1970, p. 51.
934. Il y a une exception à cette affirmation : il s'agit de Twelve Monkeys (1995), une adaptation libre de La Jetée de Chris Marker réalisée par Terry Gilliam. Dans ce film, Bruce Willis est manipulé par une équipe de scientifiques cherchant à modifier des événements s'étant déroulés dans un passé proche. L'Action est développée sur le mode de la traque et donne l'occasion à l'acteur de s'exprimer dans un registre physique, récurrent au cours de sa carrière. Cependant, il faut relever l'impuissance du personnage, qui finit d'ailleurs par échouer à sauver sa propre vie (et celles de ses concitoyens, comme le suggère l'épilogue du film).
935. C'est du moins la perception générale du film. En effet, il apparaît que le film de Shyamalan est en réalité fortement inspiré par un comic book, Mage: The Hero Discovered écrit et illustré par Matt Wagner, publié pour la première fois en 1984. Cet ouvrage reste cependant assez confidentiel, et il reste généralement admis qu'Unbreakable introduit un héros original.
936. Voir plus haut notre référence à l'extrait, cf. infra., p. 586.
937. "You can't let bad things happen to good people, right? That's your code. That's the hero's code".
938. LYON-CAEN Gilles. "Incassable : Le héros et l'infini". 2004, p. 258.
939. TESSON Charles. Les démons de la fiction. Cahiers du Cinéma, 2001, p. 45.
940. STERN Roger. Mort et vie de Superman. 1996.
941. BENDIS Brian Michael. "Death of Spider-Man". Ultimate Comics Spider-Man, 2011.

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