3. Corps et décors
3.1 Le super-héros dans la ville
3.1.1 Résumé des trois films de la franchise Spider-Man
Les trois films composant la série Spider-Man ont été réalisés respectivement en 2002, 2004 et 2007 par Sam Raimi. Le premier film retourne aux origines de la mythologie. Peter Parker y est présenté comme un lycéen persécuté par les autres adolescents, amoureux depuis toujours de sa voisine Mary Jane. Tous deux vivent dans un suburb (situé dans le Queens) et rêvent de vivre à la ville. Alors que Mary Jane entretient une relation tumultueuse ave son père, Peter est très proche de son oncle et de sa tante, qui l'ont recueilli à la mort de ses parents. Lors d'une sortie scolaire dans un musée, Peter a l'occasion de rencontrer Norman Osborn, un riche entrepreneur, père de son meilleur ami Harry. C'est aussi lors de cette visite que se déroule un événement crucial, puisque Peter est piqué par une araignée génétiquement modifiée. Lorsqu'il se réveille le lendemain, il observe des changements importants : il possède une musculature développée et peut se passer de lunettes. Peter ne prend conscience de ses pouvoirs que progressivement, le plus souvent de façon accidentelle. Pour conquérir Mary Jane, il décide d'acheter une voiture sportive, et à cette fin, s'inscrit dans un club de catch. Il gagne ses combats, mais le gérant refuse de le payer. Lorsqu'un cambrioleur surgit pour voler la recette des combats, Peter décide de ne pas s'interposer et de partir retrouver son oncle. Ce choix lui coûtera cher, car le voleur en fuite a tué son oncle pour s'emparer de son véhicule. La mort de l'oncle Parker décide Peter à devenir un super-héros. Pour gagner de l'argent, Peter devient aussi le photographe de Spider-Man et vend ses photos au journal de la ville, le Daily Bugle, dont l'éditeur acariâtre persiste à dépeindre Spider-Man comme une menace. Simultanément, Norman Osborn, qui développe des technologies de pointe pour l'armée, est acculé lorsque le conseil d'administration de son entreprise menace de l'évincer. Il choisit alors de tester la technologie inachevée sur lui-même. Le test fonctionne, mais Norman développe une personnalité alternative, agressive et malfaisante. Lors d'une fête organisée par la ville de New York, Norman sème la panique sous les traits du Green Goblin. Peter Parker étrenne son costume de Spider-Man et sauve Mary Jane. Celle-ci a par ailleurs commencé une nouvelle relation amoureuse avec Harry. La fin du film se compose principalement de scènes d'action opposant Spider-Man et le Green Goblin. Les deux personnages devinent leurs identités à la ville respectives, ce qui fournit au Goblin l'occasion de s'attaquer aux proches de Spider-Man (sa tante May, Mary Jane). Spider-Man finit par vaincre le Goblin Vert et se voit contraint de le tuer. Le film s'achève sur l'enterrement de Norman Osborn. Harry jure à Peter qu'il retrouvera Spider-Man pour venger son père, sans savoir qu'il s'adresse à ce dernier. Mary Jane avoue à Peter qu'elle l'aime, mais celui-ci la rejette, convaincu que son statut de super-héros est une trop grande menace.
Le second film prolonge les pistes ouvertes lors de l'épisode précédent. Mary Jane a commencé une carrière d'actrice, tandis que Peter cumule sa vie d'étudiant, un emploi pour payer ses factures, et ses activités de super-héros. Harry a repris l'entreprise de son père, mais il est toujours obsédé par Spider-Man. La première partie du film se déroule en l'absence de méchants véritables. Peter Parker est aux prises avec les difficultés d'une double vie. Il est en retard au travail ainsi qu'à l'université ; ses pouvoirs montrent des signes de faiblesse ; ses résultats scolaires baissent. Décidé à y remédier, Peter rédige un exposé sur le scientifique Otto Octavius, dont la recherche est financée par Harry. Peter est invité à la démonstration de la nouvelle invention du scientifique, une machine capable de produire une source d'énergie inépuisable. Octavius a fabriqué des bras mécaniques pour manipuler son soleil perpétuel. Pendant la démonstration, la machine s'emballe et entraîne une catastrophe. La femme d'Octavius meurt dans l'accident, tandis qu'Harry déplore sa ruine. Octavius ne meurt pas, mais les bras mécaniques prennent possession de leur hôte : un nouveau méchant est né, que la presse surnomme Doc Ock. Face aux difficultés, Peter décide de renoncer à son identité de super-héros. Ce choix provoque d'abord une remontée spectaculaire du crime dans la ville de New-York - mais après une discussion avec sa tante, Peter décide qu'il est inséparable de Spider-Man. Au même moment, Doc Ock passe un marché avec Harry : en échange du matériau nécessaire pour recommencer son expérience, il lui livrera Spider-Man. Doc Ock capture Mary Jane pour attirer le super-héros dans un piège. Après une bataille acharnée menée sur un train aérien, Doc Ock livre Spider-Man à Harry. Harry démasque Spider-Man et découvre avec stupéfaction son identité. Peter convainc Harry de le libérer pour sauver Mary Jane et empêcher Doc Ock de recommencer son expérience. Spider-Man parvient à sauver la ville de la destruction. Mary Jane découvre son identité et décide de devenir sa compagne malgré les risques encourus.
Le dernier épisode de la série est riche en personnages, et se révèle complexe sur le plan de la narration. Le début du film présente un Peter Parker satisfait, prêt à demander Mary Jane en mariage. Lors d'un rendez-vous au parc, cependant, une météorite s'écrase près du couple, libérant une étrange matière noire qui semble dotée de conscience. Cette créature s'accroche à la mobylette de Peter et le suit chez lui. Le spectateur assiste également à la naissance d'un nouveau méchant. Flint Marko est un prisonnier en fuite, qui tombe accidentellement dans un accélérateur de particules en tentant d'échapper à la police. Son ADN est mélangé au sable présent sur le lieu de l'expérience et il devient Sandman, un homme au corps de sable, capable de reconfigurer sa forme physique en toutes circonstances. Harry, qui a récupéré le costume du Green Goblin porté par son père, provoque Peter et l'amène à se battre avec lui. Peter provoque involontairement sa chute. Harry survit mais perd la mémoire. Spider-Man sauve également Gwen Stacy (la fille du chef de la police) d'une chute dans le vide et il est remercié lors d'une grande fête populaire. Pour la première fois, Spider-Man est apprécié par ces concitoyens. Ceci amène Mary Jane à s'éloigner progressivement de Peter car elle ne supporte pas son comportement égocentrique. Plus tard, la matière noire qui se terrait chez Peter contamine son costume. Doté de pouvoirs nouveaux, il élimine Sandman. Lorsque Peter est quitté par Mary Jane, il se laisse dominer par le costume noir qui change sa personnalité et le rend méchant. Spiderman finira néanmoins par s'en débarrasser. La fin du film reprend les lignes de l'épisode précédent : Eddie Brock, nouvel hôte de la matière noire, pactise avec Sandman pour tuer Peter. Mary Jane sert à nouveau d'appât, tandis que Harry se joint au combat à un instant crucial et sauve Peter. Comme Eddie Brock, il sera tué, tandis que Peter offre son pardon à Sandman et se réconcilie avec Mary Jane – la trilogie se termine sur la vision du couple dansant, enfin en accord.
3.1.2 La représentation de la ville dans les films de super-héros
Les super-héros sont des êtres urbains. Ils peuvent avoir grandi à la campagne (Clark Kent) mais exercent le plus souvent leur activité de protection dans le contexte de la ville (pensons à Superman, Batman, aux Quatre Fantastiques...). La métropole prend ainsi des appellations variées : Metropolis dans Superman, Gotham City dans Batman, quand l'action ne se situe pas plus simplement à New York (dans les récits de Spider-Man, Les Quatre Fantastiques, Daredevil). Cette place prépondérante de l'urbanité (fig. 126) dans les récits de super-héros s'explique par le contexte historique au sein duquel les premiers récits se sont inscrits. L'apparition de Superman est contemporaine de la crise financière de 1929, mais s'installe aussi dans l'urbanité bouillonnante des villes américaines au début du XXe siècle, particulièrement New York. Ce bouillonnement culturel s'exprime notamment par l'architecture : le début du XXe siècle voit ainsi la construction à New York du Woolworth Building (terminé en 1913) et du Chrysler Building (terminé en 1930). Ces deux chantiers ambitieux, bien que relevant de deux répertoires stylistiques différents (respectivement néo-gothique et Art Déco) sont tous deux exemplaires de l'ambition moderniste.
fig. 126 : Des visions idéalisées de New York, où l'information, centrale, est incarnée par les grands bureaux qui accueillent les journaux (dans Spider-Man 2 et Superman Returns).
fig. 127 : Les récits de super-héros cotoient l'utopie urbaine, souvent concrétisée dans le fantasme d'une ligne de métro aérien centrale, comme l'artère démesurée d'un ensemble vivant. (dans Batman Begins et Spider-Man 2).
Ces grands projets d'architecture sont plus largement contemporains d'un mouvement de planification urbaine, incarné notamment par Robert Moses qui souhaitait "nettoyer" les slums (taudis) new-yorkais et à les remplacer par des systèmes d'habitation rationnels. Tandis que les villes changent, leur représentation évolue également : culturellement parlant, la radio et les journaux sont les deux médias proéminents de ce début du XXe siècle ; ils participent à l'accélération des modes de vies et à la construction d'une mythologie de la vie urbaine, dont les affres sont par exemple décrites dans le U.S.A de John Passos.
La crise de 1929 et la croissance urbaine sont donc les deux pôles autour desquels s'articule la modernité américaine au début du XXe siècle. La ville mise en image par le comic book exprime à la fois l'enthousiasme moderniste pour la cité mécanique, sculpturale et organique, tout en exprimant les angoisses du "common man" face à l'implacabilité du mode de vie urbain (l'anonymat, la violence des rapports interpersonnels, etc). Plus largement, les récits de super-héros se font l'écho, à partir des années 30, du développement d'un mode de vie urbain caractérisé par une iconographie particulière : les buildings, mais aussi les ruelles, le métro lancé à vive allure à travers la cité sont omniprésents tandis que la presse apparaît comme ayant un rôle crucial, en phase avec le rythme effréné de la cité. L'agitation des bureaux des pigistes fait alors écho à l'action perpétuelle qui anime la ville, dans Superman (Clark Kent est journaliste au Daily Planet), ou Spider-Man (Peter Parker est photographe pour le Daily Bugle). Lorsque les personnages ne sont pas journalistes, les journaux tiennent tout de même une place d'importance : les films ont repris le motif graphique de la une déjà exploité par les comic books pour effectuer la transition d'une scène d'action à l'autre. La dernière version de Superman emprunte même le plan des unes contradictoires à Citizen Kane. Les éditeurs du Daily Planet contemplent en effet deux imprimés affirmant respectivement "Superman Lives" et "Superman is Dead" alors que le destin du super-héros est en suspens.
Au-delà de cette fascination commune des récits de super-héros pour l'urbanité, il existe des différences capitales entre les mises en forme des différentes métropoles. Metropolis, la ville de Superman, est souvent représentée comme New York dans les versions filmées ; dans le comic book, elle est un agrégat de références, un hybride de différentes cités (New York donc, mais aussi Toronto, et plus tard d'autres cités américaines). Metropolis fonctionne à la fois en parfaite analogie avec son référent, New York, dont elle duplique les cinq grands quartiers (boroughs) sur un mode mythologique (Manhattan devenant par exemple New Troy). Cependant, alors que Metropolis semble se substituer à New York, certains récits font coexister les deux cités. Gotham City ressemble également beaucoup à New York, mais prend une forme presque utopique dans les versions filmées, ou le père de Bruce Wayne, millionnaire, offre à la ville un gigantesque métro aérien, dont les rails sont situés à des hauteurs vertigineuses. C'est d'ailleurs dans ce métro que le méchant de Batman Begins place une bombe devant détruire la ville. Le récit de super-héros relève donc à la fois de l'utopie architecturale (élever des tours, à perte de vue) et du désir associé de table rase (les édifices sont érigés pour mieux être détruits, tel le grand métro de Gotham City). Certaines formulations urbaines peuvent sembler plus réalistes au premier abord que les villes fictives que sont Metropolis et Gotham. Le super-héros Spider-Man inscrit ainsi ses exploits dans la ville de New York, dans les comic books qui lui sont consacrés tout comme dans la version filmée. New York semble représentée de façon fidèle dans les trois films de Sam Raimi, et c'est principalement à Manhattan que se déroule l'action. Les identifiants classiques de la ville sont fréquemment convoqués à l'écran, tels les taxis jaunes, les camions de pompiers dont l'apparence est si caractéristique, la "skyline" de Manhattan ou encore le Flatiron Building, reconverti en siège du Daily Bugle. Dans ce cas, la réalité de la géographie new-yorkaise est requalifiée pour satisfaire les besoins de la narration (fig. 127). Cependant, les formulations architecturales utopiques ne manquent pas non plus dans les retranscriptions les plus réalistes de New York.
La scène du métro dans Spider-Man est tout à fait emblématique de cette injection ponctuelle et locale d'éléments fictifs dans un topos par ailleurs connu et identifié : si le New York de la série Spider-Man est à peu près analogue à la réalité, le fantasme du train aérien figurant l'artère principale de la ville fait retour. Ainsi, cette scène d'Action superpose plusieurs réalités : elle a été filmée à Chicago, qui possède effectivement un train aérien. Des détails ont été ajoutés pour situer l'action dans le New York existant : la destination indiquée sur le train R (une ligne existante, mais souterraine) est Bay Ridge. Cependant, la contextualisation plus large de ce métro en plein cœur de Midtown rend la vision impossible. C'est donc un New York recomposé qui est ici rendu visible, un espace fantasmatique ouvert à l'exploit mais aussi généré par les exigences de celui-ci. Le corps du super-héros, nous le verrons, se plie sans cesse aux contraintes spatiales, et rappelle en cela certaines caractéristiques du héros d'Action. Inversement cependant, le super-héros remodèle l'espace à l'envi, quand une géographie connue est soudain réinventée pour accueillir un exploit particulier.
Revenons un instant sur l'argument narratif de la scène. Le spectateur voit ici le méchant Doc Ock poursuivre Spiderman au cœur d'un New York fictif. Nous avons déjà évoqué la séquence dans notre chapitre dédié au film d'action. Là, l'exploit de Spider-Man correspondait au traitement plus général du corps dans les actioners. En effet, nous étions alors partie du concept de la "contrainte spatiale généralisée886" pour évaluer les états du corps vécus par les différents héros. De fait, la bataille qui oppose Doc Ock et Spider-Man sur le toit d'un métro lancé à pleine vitesse au travers de la ville reprend le motif récurrent de la trajectoire comme contrainte surimposée au corps du héros. La scène culmine lorsque Doc Ock place Spider-Man face à une situation délicate : il détourne la rame de métro qui du coup file vers une impasse, menaçant de s'écraser au cœur de la ville (fig. 128, voir les annexes, p. 732-734).
fig. 128 : Spider-Man utilise son corps pour pallier aux manquements du décor dans Spider-Man 2. Le découpage de cette scène est exposée de manière détaillée dans les annexes.
Pour sauver les passagers de la rame, Spiderman se place à l'avant du train, et tente de tisser une toile pour ralentir le véhicule. À la manière d'une proue crucifiée, son corps absorbe la vitesse du train pour le ralentir887. Cet exploit reprend un motif récurrent dans les films de super-héros : déjà, dans Superman, le super-héros utilisait son corps allongé pour joindre les rails d'une voie ferrée endommagée (fig. 129).
fig. 129 : Le corps devient un fragment d'architecture dans Superman.
Dans les deux cas, les super-héros cessent d'exister par le geste, la pose, ou plus généralement par le mouvement : l'exploit devient fonction d'une forme de statisme où le héros n'a plus un corps, mais s'illustre comme fragment du décor. Le corps souple, élastique de Spiderman devient alors un élément de l'architecture new-yorkaise au même titre que les buildings maintes fois montrés lors de plans de transition. Ce principe connaît également une illustration radicale dans Fantastic Four: Rise of the Silver Surfer, où Mister Fantastic, qui possède le pouvoir d'élasticité, empêche la chute d'une grande roue en devenant physiquement une superstructure capable de stabiliser la construction. Ce cas est extrême dans sa représentation du pouvoir du super-héros, qui lui permet de défier l'échelle humaine et de se fabriquer, littéralement, une sorte de corps-décor.
Cette fusion entre le décor de la ville et le corps du super-héros ne se limite pas aux scènes d'exploits physiques. Contrairement au film d'Action, qui présente très rarement un corps qui n'est pas en action, le film de super-héros se constitue de poses fréquentes qui mettent en spectacle le corps super-héroïque indépendamment de tout mouvement. Le costume du super-héros, dès lors qu'il théâtralise le corps, autorise le statisme. Celui-ci prend une forme très particulière, où corps et décor fusionnent à nouveau, pour former l'image d'un super-héros dont l'aspect physique est en osmose avec son contexte. Nous faisons en effet référence aux scènes exposant le héros observant la ville, posté au sommet d'un building. Là, il fait souvent plus que regarder : il prend une pose recroquevillée, parfois en porte-à-faux, qui renvoie directement aux gargouilles ornant certains bâtiments néo-gothiques888 (fig. 130).
fig. 130 : Spider-Man 3 inscrit son personnage au coeur d'un motif néo-gothique, celui de la gargouille assise sur son promontoire.
fig. 131 : Deux gargouilles sculptées à l'occasion de la réfection de Notre-Dame de Paris par Eugène Viollet-le-Duc entre 1844 et 1864.
Cette image du héros veillant sur sa cité, fusionnant avec son promontoire, est récurrente dans les films inspirés de l'histoire de Batman, où le style gothique va de pair avec l'aspect crépusculaire de la narration889. L'image est également visible dans tous les Spider-Man, de façon il est vrai un peu moins attendue pour un personnage au graphisme plus "pop" que celui du personnage de Bob Kane. Cette image n'est pas gratuite, bien qu'elle s'insère entre deux scènes d'Action et ne fasse pas progresser le fil du récit. Ces temps où le super-héros se poste sur les hauteurs de la ville correspondent à des moments de doute, ou suivent des crises personnelles, voire des erreurs. Dans le cas de Spider-Man, ces moments de réunion avec la ville se produisent après la mort de son oncle (le trauma fondateur, illustré dans Spider-Man), ou encore après la mutation de son costume, exposé à une matière extra-terrestre qui le rend méchant (Spider-Man III). Cette situation du héros se veut paradoxale : tout en exprimant l'intimité entre le corps du héros et son décor, elle signale sa solitude essentielle, sa séparation des rues où circulent ses contemporains. Le corps du super-héros est visuellement dans la continuité de l'architecture, mais symboliquement, le personnage en tant que tel peine à s'insérer dans la société qui anime la ville. Il possède un regard tout puissant, "un regard magistral sur un paysage connu et contrôlé890", mais ceci n'aide en rien à son intégration sociale. Nous reviendrons plus loin sur la relation du personnage super-héroïque aux habitants de la ville qu'il défend.
La ville n'est pas seulement réinventée sur le plan effectif de l'architecture, puisque les choix de mise en scène, qui installent généralement la sensation de l'espace pour le spectateur, construisent aussi un New York contrasté.
fig. 132 : La franchise Spider-Man construit une vision grandiose de la ville et de son super-héros, en synergie (ici dans Spider-Man 2).
fig. 133 : Les ruelles sombres (dark alleys) sont aussi des lieux de refuge, ou des décors qui permettent d'instaurer des moments de vérité.
fig 133.1 et 133.2 : Mary-Jane s'engouffre dans une ruelle où l'attendent des malfrats : Spider-Man viendra la sauver, et échanger avec elle un premier baiser (Spider-Man).
fig 133.3 : dans Spider-Man 2, Peter Parker abandonne son rôle de super-héros, et jette son costume dans une poubelle, située dans une ruelle sombre. C'est logiquement dans un lieu similaire qu'il renouera avec son identité extraordinaire.
La série des Spider-Man est particulièrement intéressante à cet égard.Elle installe une série d'images louant la majesté de New York, en présentant par exemple la skyline sur fond de soleil couchant, ou en proposant des parcours vertigineux filmés depuis des hélicoptères. Ces plans ont également vocation à servir de transition, mais ils font plus que situer l'action. Bien souvent, ils permettent aussi de faire surgir l'avatar numérique du super-héros, sautant de gratte-ciel en gratte-ciel avec souplesse. Ces visions aériennes contrastent directement avec une perception plus mélancolique de la ville. Celle-ci est symétriquement opposée aux visions de carte postale précédemment évoquées. Le spectateur découvre en effet avec le super-héros une urbanité sombre et inquiétante. Le motif de la ruelle (dark alley) est récurrent. Dans Spider-Man, cette représentation possède même à force de répétition un caractère comique : être seul dans une ruelle, c'est être sûr de se faire attaquer. Ces "coupe-gorge" sont brutalement juxtaposés avec la vision lumineuse et positive de la ville. Dans Spider-Man, les avenues sont majestueuses, synonymes de grandeur. C'est là que se situent les théâtres dans lesquels Mary Jane tente de faire carrière ; c'est là encore que se déroulent les deux grandes fêtes populaires qui marquent le premier et troisième films de la série (le World Unity Festival dans Spider-Man ; la cérémonie de remise des clés de la ville au super-héros dans Spider-Man III). Les petites rues sombres s'articulent sans transition à ces grands axes. Dans Spider-Man, Mary-Jane quitte le théâtre où elle travaille pour s'engager dans une petite allée. Aussitôt, l'espace change, se faisant noir, humide, et la jeune fille est immédiatement agressée (fig. 133.1, 133.2). Lorsque Peter Parker renonce à être un super-héros dans Spider-Man II, il assiste à des agressions qu'il ne peut plus empêcher : il n'existe pas de petite rue qui ne possède ses bandits attendant leurs victimes. Ce procédé correspond à une mise en scène exacerbée de la violence dans les villes. Dans cette perspective, l'urbanité est inséparable de la violence et impose donc l'Action d'un super-héros. La ruelle incarne symboliquement l'urbanité dans ce qu'elle a de plus excessif, et ce, dans nombre de comic books. Cette vision est même la base du récit de Batman : sortis de l'opéra car leur fils a été effrayé par le spectacle, les parents Wayne sont attaqués par un voleur, puis tués par ce dernier sous les yeux de leur fils impuissant. Peter Parker vit une expérience similaire lorsque son oncle est tué par un bandit891. Cette violence n'est pas seulement un prétexte à l'Action salvatrice du super-héros, car elle complète et complexifie la relation des personnages à leur environnement – qui ne serait sans cela qu'une vaste aire de jeux. Ainsi, la ville n'est pas seulement le lieu où le héros se révèle, mais aussi l'endroit où il souffre (fig. 133.3). Le super-héros naît de la ville, de ses contradictions : il y trouve un lieu à la mesure de son corps extraordinaire, en même qu'il est condamné à y est être attaché par la force du trauma originel.
La binarité des types de lieux qui composent la ville permet aussi un retournement. En effet, la ruelle sombre est une menace pour les citoyens de New York : pour le super-héros, elle peut être l'occasion d'exprimer son exception. Ce sont d'une part les premiers exploits de Spider-Man, qui n'ayant pas encore de super-villains à craindre, se tourne vers la violence ordinaire. Aussi, les ruelles sont des lieux cachés, donc disponibles à l'expérimentation. C'est là que Spider-Man éprouve pour la première fois les pouvoirs d'araignée qui le rendent capable d'escalader les façades, là aussi qu'il fera le constat de sa nouvelle impuissance en perdant ses qualités surhumaines dans Spider-Man II. Enfin, lorsque Mary Jane est agressée par des voyous et sauvée par le super-héros, elle le gratifie d'un baiser qui scelle leur lien complexe. La ruelle précipite la criminalité des citoyens, mais constitue en revanche un refuge pour Spider-Man – qui ne possède pas de repère à proprement parler. Il est d'ailleurs unique en cela qu'il ne quitte jamais la ville – tandis que Batman se réfugie dans sa Batcave, ou que Superman s'isole dans sa Forteresse de la Solitude. Il est significatif que Superman et Batman, deux super-héros urbains par excellence, possèdent des caches primitives, au décor antédiluvien (fig. 134). La cave de Batman, tout comme le refuge de glace de Superman sont à l'opposé des constructions humaines qui constituent leurs cités respectives : ce sont des lieux "naturels"892, organiques, que le héros a investis pour s'y isoler, s'y ressourcer parfois.
fig. 134 : Les super-héros trouvent refuge dans des lieux antédiluviens.
fig. 134.1 : Bruce Wayne découvre le lieu qu'il va transformer en Batcave dans Batman Begins.
fig. 134.2 et fig. 134.3 : Superman visite la Forteresse de la Solitude tout juste sortie des eaux, et voit l'image de son père qui l'attend pour délivrer ses conseils (dans Superman).
Dans le cas de Batman, la cache fait écho au lieu du traumatisme, dans la mesure où l'obscurité protectrice remplace celle, inquiétante, qui a été le théâtre de la mort de ses parents. Revenons cependant à Spider-Man : lui ne possède pas de repère à proprement parler, si ce n'est l'appartement qu'occupe Peter Parker, qui doit accueillir simultanément Peter Parker et son identité super-héroïque. Le rapport de Spider-Man à la ville relève donc d'une intimité particulière : le super-héros prolonge la ville, s'y fond, mais aussi s'y cogne, s'y blesse (pensons aux nombreuses chutes sonores, quasi comiques elles aussi, du personnage dans les trois films de la série), s'y retrouve enfin, dès qu'il est mis en difficulté. Ainsi, après une soirée difficile (Spider-Man II) au cours de laquelle il est rejeté par Mary Jane et son meilleur ami Harry, Peter Parker erre dans la ville – mais du fait de son exception, cette errance prend la forme d'une voltige. Spider-Man représente donc un cas de proximité extraordinaire avec son environnement. Mais là où le héros d'Action était contraint par la forme unique de la trajectoire, le super-héros, lui, vit une relation plus complexe à son contexte. Surtout, c'est son corps qui se comporte de manière versatile. Tantôt, il prolonge le décor, devenant une gargouille, un rail, le lien qui retient un funiculaire suspendu dans le vide, ou soutenant, cas fréquent, le sol qui se dérobe sous les pieds des habitants de New York (Mary Jane et Gwen Stacy toutes deux suspendues dans le vide de façon répétée dans la franchise). Dans d'autres cas, le héros ne trouve dans la ville que l'obstacle qui lui rend quelques limites : dans Spider-Man III particulièrement, le corps du super-héros est jeté contre des murs, des poutrelles métalliques et autres surfaces comme un vulgaire paquet. Dans les deux cas, cette expérience du corps héroïque relève du contact, de la proximité : le super-héros fait du coup corps avec le décor, avec la ville, tout en éprouvant un sentiment de distance radicale vis-à-vis de ses citoyens.
En effet, la relation du super-héros à la ville est complexe car elle suppose en vérité deux niveaux de compréhension du terme "ville". D'une part, le mot renvoie à la réalité des gratte-ciel, à son réseau de rues réel ou fantasmé, que nous avons jusqu'ici principalement commenté. Mais la ville comprend des habitants, pour lesquels le super-héros se bat, tout un tissu social qui inclut rarement nos super-héros, ou en tout cas toujours incomplètement. Pour mieux comprendre la relation de Spider-Man à ses contemporains, il faut revenir à la scène du métro dans Spider-Man II. Lorsque le train s'arrête enfin, Spiderman, plein de l'énergie qu'il a contenue, semble s'affaisser, prêt à tomber dans le vide. Il est alors retenu par les mains anonymes des passagers (fig. 128.29, voir les visuels en annexe, p. 735). Porté dans le wagon, il semble sans vie, les bras en croix : la référence christique est revendiquée, et réaffirme ponctuellement la position sacrificielle du héros. Lorsque Spider-Man reprend conscience, Doc Ock réapparaît. Les passagers du train font alors preuve de solidarité avec le personnage. Un premier inconnu lance : "Si vous voulez l'avoir, il faudra me passer sur le corps893", et les autres New-Yorkais s'avancent devant Spider-Man pour le protéger. Au cours de l'exploit, c'est le corps seul du super-héros qui défendait le corps social, l'ensemble des citoyens new-yorkais. Cette situation s'inverse alors, et les citoyens de la cité, qui servent habituellement de relais au regard du spectateur (en regardant, ébahis, les exploits du super-héros), deviennent ici actifs et établissent un motif où le corps seul du super-héros n'a d'égal que la somme des corps rassemblés, ce qu'Hélène Valmary nomme le "corps de la ville894" dans son analyse de la même scène. Déjà, dans Spider-Man, les citoyens dépassaient leur statut de spectateur pour réaffirmer la cohésion existant entre les habitants de New-York en jetant des projectiles sur le Green Goblin, tout en vociférant : "Vous vous en prenez à l'un d'entre nous, vous devrez vous en prendre à nous tous895". Dans le même film, les débuts de Spider-Man sont associés à quelques plans détournant les témoignages d'anonymes dans les journaux télévisés ("Il nous protège. Il protège les gens896"). Bien sûr, les avis sont contrastés, certains relèvent même d'une intention comique. Mais ces intermèdes contribuent à installer cette équivalence entre deux corps à échelle distincte, le corps du super-héros, et le corps social, auquel il n'appartient pas, mais qui régulièrement lui offre son soutien. À mesure que Spiderman fusionne avec la ville et se heurte à sa matérialité, il se rapproche et s'éloigne alternativement du peuple de New York.
3.1.3 Des espaces non-urbains : lieux d'origine et repaires secrets
Il faut également noter une autre tension qui se superpose à la relation problématique existant entre le corps du super-héros et l’espace que ce dernier occupe. En effet, comme nous l’avons précédemment évoqué, le héros agit dans la ville, mais possède presque toujours un lieu secret, fondamental, auquel revenir pour se protéger, se ressourcer ou méditer sur sa condition. Ces cachettes sont des lieux de retraite, dont la forme close, parfois souterraine, peut relever d’un symbolisme maternel. Sans souscrire complètement aux analyses structurelles de Joseph Campbell, nous pouvons relier cette présence de l’origine à la nécessité du retour au foyer (en anglais homecoming) qui maille nombre de récits de héros897. Cette notion pose déjà problème dans le film d’Action, dès ses origines. Dans les films dits POW qui fondent l'origine du genre Action, la question du retour du héros à son foyer à la fin de ses aventures pose un problème majeur. Rambo fonde cette dichotomie entre le foyer et le lieu de l'Action, dès le premier film qui illustre ses aventures. Yvonne Tasker, dans son analyse de la franchise, repère un chiasme intéressant entre le foyer de Rambo (symboliquement, l'Amérique toute entière) et le terrain de son action (le Vietnam). Tasker note que le retour de Rambo aux États-Unis au début du premier film constitue une forme de homecoming, loin de l'enfer (hell) du Vietnam. Cependant, lorsqu'il est rejeté par ses contemporains, ce codage s'inverse : le Vietnam devient le seul lieu familier et accueillant, tandis que les États-Unis deviennent le lieu d'une impossible réconciliation pour le héros. Ce renversement s'effectue au cours du premier film, lorsque le colonel Trautmann, qui tente de protéger la police locale de Rambo, affirme comme nous l'avons vu précédemment: "Ce que vous appelez l'enfer il appelle ça chez lui898". Le Vietnam devient alors plus accueillant que les États-Unis. Ce nouveau "foyer", cependant, ne permet pas de résolution, bien que le corps du héros trouve là un décor avec lequel il entretient une relation intime. Tasker en conclut que le héros américain, tel qu'il est représenté par le film d'Action des années 80-90, ne possède pas de place à part entière :
Les films dont il est ici question semblent poser la même question, de manière récurrente : y a-t-il une place pour le héros musclé en Amérique ? Tout aussi fréquemment, nous réalisons que ni l'Amérique urbaine ni sa société rurale n'ont de place pour le héros899.
Urbanité ou ruralité, cela importe peu : l'Amérique n'offre pas de répit à ses héros d'Action. À l'investissement psychologique impossible des lieux répond un investissement physique exacerbé, au travers des scènes d'action.
Pour les super-héros, cependant, le contexte est quelque peu différent. La nature cyclique de leurs aventures contredit le motif du retour au foyer – retour d'ailleurs finalement autorisé à Rambo dans le quatrième et dernier chapitre de la franchise (sorti en 2008). De la même façon que les super-héros pratiquent perpétuellement des aller-retour d'une identité à l'autre, ils naviguent fréquemment entre deux espaces, l'un consacré à l'Action (la ville), l'autre réservé au repli sur soi et à la protection (les cachettes que nous évoquions précédemment). Ce modèle n'est pas unique, cependant, et nous avons vu que Spider-Man se passait de réel repaire. Cette relation du héros à l'espace s'établit globalement sur trois modèles. Nous avons déjà évoqué le premier, incarné par Superman et Batman : le héros possède un lieu secret qui est le dépositaire de son identité, et le relie à son trauma (la planète perdue, les parents décédés). Une seconde formulation serait exprimée par Spider-Man, qui utilise New York à la fois comme un espace où déployer son corps, mais aussi comme lieu de méditation et de recueillement. Enfin, un troisième cas concerne les super-héros ne possédant pas de foyer, et qui du coup entretiennent une relation problématique à leur origine et leur identité de super-héros. Hulk et Wolverine (dans la série des X-Men) illustrent ce cas. Hulk, nous l'avons vu, est condamné à fuir l'armée américaine. Il possède donc (dans la version de Louis Leterrier au moins) une cachette, mais qu'il n'investit pas psychologiquement et dont il est bien vite chassé. Le cas de Wolverine est plus radical encore : amnésique depuis l'opération chirurgicale qui a augmenté ses pouvoirs de super-héros, il est assailli par des visions du lieu de sa transformation – mais ce lieu n'est en aucun cas un refuge. Wolverine inverse en quelque sorte la relation de Superman et Batman à leurs repaires : lorsqu'il revient enfin au lieu de sa transformation, c'est pour littéralement tuer son créateur et donc son père symbolique.
Les super-héros mettent avant tout en place un héroïsme du corps, et sont identifiables par ce dernier – car le corps est aussi, nous le verrons, le support du costume et donc de l'emblème. Cependant, la relation de ces corps à leurs décors est toute aussi importante que la définition du corps lui-même. La tension entre l'être physique du super-héros et l'espace qu'il habite s'exprime autant dans une forme d'extrême proximité, lorsque le héros fait littéralement corps avec la ville, qu'en dehors des scènes d'Action, dans des temps de pause où le héros contemple son environnement – dont il est, de par son exceptionnalité, ou en raison du trauma qui le hante, partiellement exclu. L'urbanité des décors dans lesquels se déroule l'action contraste avec d'autres lieux, qui occupent souvent une place plus marginale dans la narration. Même si peu de scènes s'y déroulent réellement, la ruralité de Smallville tient une place capitale dans la mythologie supermanienne. Cette petite ville redouble au fond le motif de l'origine, du "chez-soi", déjà incarné par la planète Krypton et la Forteresse de la Solitude. De la même façon, la Batcave est un lieu de passage, le sas qui permet à Bruce Wayne de devenir son alter ego : pour autant, ce lieu primitif rassemble les deux blessures fondamentales du personnage (la chute dans la grotte, enfant, puis le meurtre des parents). La relation entre corps et décor est donc indissociable de la psychologie du super-héros, et en cela il se distingue du héros d'Action, subsumé par la forme de sa trajectoire, et en somme par sa propre motricité. La fonctionnalité du héros d'Action s'oppose donc en grande partie à la représentation du corps super-héroïque : être de chair, pour le super-héros, ce n'est pas seulement souffrir, se fatiguer, parcourir l'espace en toutes directions ; c'est aussi, surtout, porter son trauma fondateur, et faire l'expérience d'une différence essentielle qui l'isole de ses concitoyens et l'exclut finalement du corps social. Sur le plan du mouvement donc, le super-héros se distingue du héros d'Action. Néanmoins, nous avons traité de ces corps sans évoquer un aspect essentiel, dès lors que l'héroïsme est interrogé par le biais du corps : il s'agit de la muscularité, qui se faisait hyperbolique dans les films d'Action, et qui semble subir le même traitement dans les récits de super-héros. Nous allons voir ici que, malgré de nombreux points communs, les corps musclés des super-héros se distinguent dans leur chair, et par le rôle que le vêtement tient dans leurs aventures.
3.2 Le muscle, de nouveau hyperbolique
3.2.1 Le muscle et le super-héros : un état des lieux
Les super-héros ne sont pas semblables aux héros d'Action : ils possèdent une psychologie plus appuyée, entretiennent une relation plus complexe à leur environnement et leur identité repose toujours sur une forme de mobilité entre plusieurs identités. Sur le plan de l'apparence, cependant, héros et super-héros semblent répondre d'un même héritage, celui d'une muscularité imposante tendant parfois vers la monstruosité. Dans les comic books, la musculature des super-héros a enflé au fur et à mesure de leur histoire, la matière graphique du support permettant des excès que le cinéma ne peut représenter, du moins quand les acteurs restent le centre de la représentation900. Au cinéma, les acteurs choisis ne sont pas toujours des athlètes, et dans certains cas, leurs corps ressemblent davantage à celui de l'alter ego fragile qu'à celui du héros. C'est le cas de Peter Parker, tel qu'il est interprété par Tobey Maguire. L'acteur est certes musclé, comme le révèle notamment la scène où le héros se découvre investi de nouvelles capacités physiques à son réveil, et s'admire dans le miroir de sa chambre (Spider-Man). Cependant, c'est surtout son avatar numérique qui révèle le corps le plus sculpté, tandis que le corps de Maguire, lorsqu'il est visible, est souvent caché par le costume trop grand du nerd. C'est que le muscle n'est pas absolument central pour le super-héros, malgré tout : lorsque l'acteur n'est pas suffisamment musclé, son costume peut servir à augmenter le volume du corps, ou plus, récemment, les effets numériques remplissent cet office. Christopher Reeve (premier interprète au cinéma de Superman) raconte ainsi son expérience du casting pour Superman : convaincu qu'il n'était pas assez musclé pour le rôle, il se serait présenté avec plusieurs pull-overs pour masquer sa musculature modeste. Reeve aurait alors été surpris qu'on lui propose, avant toute chose, de chausser les lunettes de Clark Kent901. Le récit peut semble anecdotique, mais il a le mérite de révéler une différence notoire entre le film d'Action et le film de super-héros : l'héroïsme du super-héros se fonde avant tout sur la psychologie du héros. La crédibilité de l'identité à la ville est plus importante que l'aspect statuesque ou exagérément musclé du corps du héros.
La peau du muscle (réel ou textile) joue souvent comme une membrane, un point de contact comme nous l'avons précédemment évoqué, mais pas uniquement. Car cette membrane tend en effet à se déplacer, dès lors qu’elle tend à sortir d'elle-même. Ceci est déjà visible dans le film d'action lorsque Rambo subit la torture et tend sa musculature à l'extrême, puis dans le film de super-héros lorsque Spider-Man (Spider-Man II, 2004) arrête un train par la seule résistance de son corps et de sa toile. On retrouve dans cette scène l'idée que le corps trouve sa forme par la pression que l'espace urbain exerce sur lui : le train est d'ailleurs lancé sur une trajectoire rectiligne, manque le rail : Spider-Man doit donc contenir la trajectoire, avaler toute l'énergie d'un véhicule plus grand que lui pour sauver les passagers du train902. Le héros absorbe cette charge, littéralement : le muscle se gonfle, en gros plan, à mesure que le train avance (fig. 128. 23, voir les visuels en annexe, p. 734). Cette énergie, mécaniquement produite, ne peut se perdre : elle va donc est transférée du corps mécanique du train au corps organique de Spider-Man. Il se trouve, pour des raisons propres au récit, que Spider-Man a d'ailleurs perdu son masque au moment de sauver les passagers du train. C'est donc Peter Parker, néanmoins vêtu de son costume de super-héros qui semble agir ici. Ce costume va craquer sous la pression des muscles qui ne cessent de gonfler : mais tout comme la peau de Hulk est entièrement digitale, et ne possède pas d'existence qui implique l'acteur à proprement parler, cette peau dévoilée sous le tissu n'est pas plus tangible que lui. Dans tous les cas, le muscle existe à condition d'occulter la peau, alors que dans le gros plan qui montre la déchirure du vêtement, l'intention semble justement (comme en enlevant le masque) de remettre de l'humain dans l'exploit super-héroïque.
Les super-héros ont donc prolongé la représentation du muscle gonflé d'énergie venu de l'Action, en introduisant des différences notoires. Le muscle d'un Spiderman est bien présent, mais il est, à l'exception de quelques scènes, recouvert et mis en valeur par un costume qui fait office de seconde peau, une peau colorée qui grâce aux effets numériques ne prend jamais l'épaisseur d'un vêtement. Le muscle n'est donc pas nu, ce qui le soustrait au cliché du muscle huilé du film d'Action dont il aurait pu hériter903 : contrairement à Rambo, la peau ne devient pas vêtement, puisque c'est le vêtement qui prend l'allure d'un épiderme. Parallèlement à Spiderman, Hulk (Hulk, 2003 et L'incroyable Hulk, 2008) présente le phénomène opposé : Bruce Banner, pour devenir super-héroïque, opère malgré lui à chaque transformation la destruction de ses vêtements d'homme normal. Le muscle est nu, mais de fait, Hulk n'a d'existence que numérique. Les muscles verts du géant sont donc entièrement artificiels - pas de bodybuilding de ce côté là, le corps se construit autrement, uniquement comme image. Enfin, il faudrait mentionner un troisième cas, celui des "armures" qui en augmentant les corps les rendent hors du commun. C'est le cas d'Iron Man (Iron Man, 2008), Batman (Batman Begins, 2005 et The Dark Knight, 2008), dont les personnages ne possèdent pas de pouvoirs spéciaux mais des costumes quasi magiques (surtout dans le cas du premier), dont la technologie décuple le potentiel du corps. De tels dispositifs permettent de voir - c'est une scène récurrente - le héros face à son costume, l'homme normal face à un corps hors du commun, qui sans lui n'est qu'une coquille. Il est remarquable en effet que ces "costumes" soient rigides, ressemblent plus à des coques qu'à des vêtements. D'un côté Rambo donne à son corps une existence textile lorsqu'il cautérise ses blessures comme on raccommode une veste ; de l'autre, les vêtements prennent des existences de corps solides à part entière, indépendamment de ceux qui les habitent.
3.2.2 Super-héros et mise en spectacle des corps
Si l'exigence de muscularité est moins prégnante dans les films de super-héros que dans les films d'Action, le modèle du corps bodybuildé hante tout de même les super-héros. Nous avons vu précédemment que le film d'Action et le bodybuilding entretiennent une grande proximité au travers des modèles physiques qu'ils mettent en place. Les deux icônes principales du genre, Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone, ont en effet toutes deux pratiqué la discipline (dans des concours dans le premier cas, ou dans le contexte de la préparation aux tournages pour le second). Une certaine proximité semble exister également entre le comic book et le bodybuilding, comme le note Scott Bukatman, qui relève la participation de deux culturistes (Arnold Schwarzenegger et Lou Ferrigno) à des adaptations de comic books (respectivement Conan le barbare au cinéma, Hulk à la télévision), et ce, alors que le film de super-héros n'était pas encore identifiable en tant que genre. Si le rapprochement semble si aisé, c'est que le corps bodybuildé, qui relève d'une construction, paraît impossible – tout comme les super-héros des comic books. C'est ce que suggère Alan Klein dans son étude du bodybuilding lorsqu'il parle, entre guillemets, d'une "masculinité de comic book" ("comic-book masculinity904"). Cet aspect fictif des corps dans le bodybuilding explique en partie la dénonciation de la discipline, perçue comme une pratique faussement sportive et avant tout cosmétique. Thierry Hoquet, dans un article consacré au bodybuilding en relation au corps gay, évoque la forme prise par cette impasse en parlant de "corps sans discours, décervelé et brutal, oscillant entre la mécanique et l'animalité905". Ce dernier jeu d'oppositions vise la problématique centrale du corps bodybuildé : tout en puisant dans un répertoire esthétique associé à la naturalité (l'idée d'un corps musclé car encore sauvage, primitif), le bodybuilding, dans son essence, repose sur l'artifice. Faire du bodybuilding, c'est littéralement se construire un corps, se le représenter comme fractionné, et viser enfin chaque partie du corps comme l'élément amovible d'une machine. Cette perception éclatée du corps, lisible dans la pratique des culturistes, trouve écho dans le montage fractionné adopté par les films d'Action lors des scènes d'équipement (dans Rambo: First Blood Part II, Commando, entre autres) : le corps, pour tout monolithique qu'il soit, est décomposable, appareillable, démontable. Le super-héros hérite cependant d'un tradition plus large, qui dépasse le cadre de la pratique sportive : c'est la mise en spectacle du corps, par le muscle, mais aussi par le biais du costume, qui caractérise le super-héroïsme.
Dans le film de super-héros, les physiques développés évoquent d'autres filiations, antérieures au bodybuilding. Déjà présent dans les premiers comic books, quoique de façon moins appuyée, le corps musclé du super-héros évoque la tradition foraine de l'homme fort et de l'acrobate, qui remonte au XIXe siècle906. Nous avons déjà évoqué la couverture du premier Action Comics, où Superman, à défaut de voler, soulève une voiture, à la manière d'un phénomène de foire. Gianni Haver et Michaël Meyer relèvent également que le même fascicule se termine par une dernière image, présentant Superman le torse bombé, brisant des chaînes907. Avant que Superman ne se découvre des pouvoirs semi-divins, son image est d'abord construite comme celle d'un super-haltérophile. Par ailleurs, la tradition sportive et foraine du corps musclé s'est prolongée au XXe siècle. On la rencontre dans le cinéma muet où les hommes forts prennent la pose (Eugene Sandow dans les premières bandes d'Edison), ou dans les films de cape et d'épée où Douglas Fairbanks, par exemple, porte systématiquement des collants soulignant son anatomie. Cette tradition persiste dans les péplums, où Maciste s'illustre avec ses muscles luisants ; enfin, dans les années cinquante, ce sont des magazines comme Physique Pictorial qui reproduisent cette esthétique du beefcake908. La proximité du super-héros avec les phénomènes de foire constitue un aspect largement repris par les films que nous étudions. Dans le premier Spider-Man, Peter Parker ne pense pas tout de suite à utiliser ses pouvoirs pour défendre les innocents – il faudra pour cela que son oncle meure, un peu plus tard dans le récit. Dans un premier temps, Parker souhaite gagner de l'argent, et choisit un concours de catch ouvert aux amateurs. Dans un costume ridicule, parodie du vêtement à venir, Parker bat tous ses opposants. C'est même l'occasion d'une sorte de baptême, dès lors que le commentateur du match refuse de l'appeler "The Human Spider" comme Parker l'a demandé, pour lui attribuer le surnom de Spider-Man. Wolverine connaît une ascension similaire dans X-Men. Il se bat dans les bars pour gagner de l'argent, jusqu'à ce qu'il soit recruté par Charles Xavier pour faire partie de son équipe de super-héros. Les deux scènes de Spider-Man et X-Men sont très similaires : dans les deux cas, on retrouve la présence d'une cage, qui enferme les participants sur le ring (fig. 135, 136).
fig. 135, 136 : Représentations du catch dans les films de super-héros.
fig. 135 : Logan (Wolverine) utilise ses pouvoirs lors d'un combat dans une cage.
fig. 136 : Peter Parker étrenne son premier costume et reçoit son nom (qui fait alors figure de nom de scène) sur un ring de catch.
Cette cage est un élément iconique fort de l'univers du catch, mais possède également une valeur symbolique dans le contexte des deux récits : en la quittant, les héros quittent le monde du spectacle pur et s'engagent dans une action motivée, au service de leurs concitoyens. La cage rabat également la condition du héros sur celle de bête de foire plus encore que de phénomène. Spider-Man comme Wolverine sont identifiés par leur relation à un animal totem (l'araignée et le loup) dont ils possèdent certaines des qualités (l'agilité pour Spider-Man, le flair pour Wolverine). Les super-héros réactivent donc la problématique de l'animalité domptée, que l'on rencontrait déjà chez les héros d'Action. Cependant, l'animalité d'un Rambo était toujours positive, puisque mise en relation avec un excès de civilisation (la froideur de l'homme de bureau). Chez le super-héros, comme souvent, le conflit reste permanent : sortir de la cage n'équivaut pas à dompter son animalité. Ainsi Wolverine doit sans cesse lutter contre ses propres excès, tandis que Spider-Man y est confronté dans le dernier épisode de ses aventures, lorsque le costume noir déchaîne ses instincts les plus primaux.
Le rapprochement entre le super-héros et le phénomène de foire permet également de positionner les héros en marge de la société. Dans X-Men, les mutants constituent une minorité victime des préjugés des humains. Kurt Wagner, un personnage secondaire qui aide les X-Men dans le deuxième film de la franchise, apparaît comme un être capable de se téléporter, identifiable par sa peau noire909 couverte de cicatrices ornées. À la faveur d'une scène où Wagner se confesse, le spectateur peut apercevoir son visage sur une affiche de cirque ; plus tard il affirme à Wolverine : "Au cirque, on m'appelait "The Incredible Crawler" " (In the circus, I was known as "The Incredible Crawler"). Ici, la référence positionne le héros en tant que victime. Il n'est ainsi pas rare de voir les mutants être qualifiés de "freaks" par les humains au cours des trois films, ce qui contribue à signer l'aspect irréconciliable de la position de héros avec la vie "normale" menée par le restant des humains.
Jusqu'aux concours de culturisme auxquels participe par exemple Arnold Schwarzenegger, le corps bodybuildé constitue le symbole d'une masculinité hyperbolique le plus souvent triomphante. Cependant ce corps exagéré par la pratique de la musculation a également pris de nouvelles connotations avec le temps. La contre-culture gay s'est ainsi approprié ces codes de la virilité, notamment le corps sculptural façonné par le bodybuilding910. La féminisation qui accompagne toute mise en spectacle du corps masculin peut dès lors devenir plus menaçante encore – puisque le film d'Action travaille toujours à écarter les éventuelles connotations homosexuelles des attributs et comportements des héros. Les connotations "gay" sont d'autant plus présentes dans l'univers des super-héros (comic books et films confondus) que l'usage du costume, et plus particulièrement du collant, renforce encore une potentielle féminisation. Le collant possède en effet une qualité particulière : parce qu'il est moulant, il révèle tout autant la masculinité911 (en soulignant l'anatomie) qu'il travaille à la déconstruire en invoquant un régime de signes aux connotations féminines (l'univers de la danse, par exemple). C'est ce que David Calvo pointe lorsqu'il parle du "paquet viril en place dans un écrin de lycra912" : pour toutes ses connotations menaçantes, le collant signe également la virilité du super-héros. Le collant n'est d'ailleurs pas autonome : il est l'extrémité d'un costume total, couvrant, qui habille le corps et solidifie l'identité du héros, par un code couleur fidèle au système de représentation graphique des comic books.
Dans ces conditions, il se serait tentant de conclure qu'une corporéité définie par le costume se substitue au corps musculeux décliné ad nauseam par le film d'Action. Dans de nombreuses scènes issues de films de super-héros, cependant, cet évidement du corps au profit du costume est bien souvent désamorcé, pour retrouver les connotations masculines et héroïques du corps musclé. Les films étudiés utilisent principalement deux stratégies pour rattraper l'aspect charnel du corps, derrière la peau graphique qu'est le costume. La première consiste à détruire, partiellement ou complètement, le costume pour retrouver la chair du héros. Dans Spider-Man II, la scène du train construit la relation intime entre le super-héros et la ville, nous l'avons vu ; mais alors que Spider-Man absorbe la vitesse du véhicule pour mieux le retenir, son corps s'enfle, son costume cède : sa peau apparaît alors dans les déchirures du tissu. Un effet visuel similaire existe dans les deux films consacrés à Hulk : lorsque le héros change de taille, seul son pantalon est conservé, tandis que sa poitrine est exposée au fur et à mesure que la chemise est déchirée. Hulk et Wolverine, les héros plus primitifs de notre corpus, sont d'ailleurs les seuls à prolonger un tant soit peu l'esthétique du beefcake. Batman et Superman se situent à l'autre extrémité de ce spectre, puisqu'ils constamment couverts par leurs costumes, sinon dissimulés. Spider-Man constitue un cas transitionnel puisque son costume, quant à lui intégral (il inclut même le masque), possède une matérialité à part : il n'est pas seulement soumis, comme ceux de Batman et Superman, à la salissure, mais aussi à la déchirure, voire à la destruction quasi totale913. Secondement, une stratégie de dérision permet également de contrer la féminisation potentiellement associée au costume. Elle apparaît à la fois dans les franchises X-Men et Spider-Man. Dans le premier cas, il faut se rappeler une scène du premier film, où les super-héros revêtent les costumes qui les identifient comme équipe. Dans le comic book, le référent forain était particulièrement exacerbé, fidèle à la tradition pop et éclectique de Marvel : chaque héros possédait un costume d'une couleur différente, et Wolverine se distinguait par la teinte citronnée de sa combinaison. Dans les trois X-Men, ces costumes bariolés ont été remplacés par une combinaison unique, en cuir noir, qui rappelle les tenues commando des héros d'Action, comme si le référent graphique, non transposable, devait être évacué. Ce rejet est même revendiqué, non sans ironie, lors d'un commentaire auto-référentiel exprimé par Wolverine, qui critique ainsi les tenues : "Vous sortez vraiment vêtus de ces trucs ?"("You actually go outside in these things?"). On lui répond alors : "Tu préférerais quoi ? Du Spandex jaune ?" ("What would you prefer? Yellow Spandex?"). Cette remarque opère alors sur deux plans : elle marque une rupture avec l'héritage "pop" de la série d'origine, et désamorce les connotations féminisantes, sur lesquelles nous reviendrons, d'un costume en cuir, en les comparant au référent d'origine. La référence au matériau (le Spandex) ironise également sur un problème récurrent dans le film de super-héros : parti d'une existence de papier, les costumes doivent au cinéma être portés par l'acteur, souvent au prix d'un inconfort notoire914.
Dans Spider-Man, l'allusion à l'aspect impraticable et ridicule du costume constitue une forme de "running gag" : le spectateur voit ainsi Peter Parker passer son costume de Spider-Man à la machine, seulement pour constater que sa couleur rouge a déteint sur ses chemises, devenues roses (l'ambiguïté sexuelle étant ici clairement évoquée) ; dans le second film de la franchise, lorsque le héros perd son pouvoir de saut et doit prendre un ascenseur pour descendre d'un immeuble, il croise un résident qui le gratifie d'un "Sympa le costume de Spidey. Tu l'as trouvé où ?" ("Cool Spidey outfit. Where did you get it?"). Peter Parker, devenu pataud dans son costume, répond alors que le costume le gratte915. Les deux stratégies sont en somme complémentaires, et permettent d'aller au-delà du costume, en tant qu'il constitue un accoutrement féminin ou plus simplement, un habit improbable. Retrouver le muscle sous le costume permet de réactiver une aura primitive et héroïque, en connexion directe avec les héros d'Action, tandis que le discours ironique et réflexif met à distance le costume, annule temporairement ses connotations en lui rendant sa nature concrète, celle d'un déguisement inconfortable dont l'acteur doit endurer le port pendant le tournage du film. Si cette problématique du costume empêche de rabattre la corporéité super-héroïque sur celle des héros d'Action, il faut cependant admettre que l'héritage de l'actioner reste très prégnant, surtout chez les héros les plus "primitifs". Gianni Haver et Michael Meyer évoquent cet aspect lorsqu'ils parlent d'un Hulk "déchir[ant]" littéralement la "logique costumée" des super-héros antérieurs916. Wolverine retrouve pour sa part quelque chose du corps sacrificiel de Rambo : héros invincible dont les blessures cicatrisent par magie, ses mains sont équipées de lames qui transpercent de façon répétée ses poings, et ce, à chaque combat. Associé à l'esthétique beefcake que le héros présente par ailleurs, ce trait révèle un fonctionnement du corps qui interroge une fois encore sa propre surface, comme si toute peau ou costume, qu'elle appartienne au héros d'Action ou au super-héros, posait au fond la question de son en-deçà.
Si les films de super-héros peuvent se permettre de déconstruire la tangibilité du corps du héros en ironisant sur son costume, c'est que le super-héroïsme s'ancre par ailleurs dans d'autres scènes du film. La corporéité du héros, ceci étant, relève d'un problème plus complexe encore que celle des héros d'Action. Étudier les corps de ces derniers, c'est interroger la dualité entre le corps et l'acteur, ou encore l'opposition entre un corps dont l'aspect charnel est revendiqué, en même temps que la trajectoire abstrait la physicalité du héros. Dans le cas du super-héros, l'équation est portée à trois termes : le corps, le costume, l'acteur. Nous avons vu qu'il existait toute une tension entre les deux premiers agents : souvent, le costume happe le corps, le réduit à la surface ; parfois, le corps revient, à mesure que le costume s'abîme. Corps et costume se confondent parfois à l'écran, et c'est une autre tension qui surgit, cette fois entre le corps de l'acteur, le plus visible lorsqu'il incarne l'identité à la ville, et le corps digital, qui prend en charge la plupart des exploits. C'est la particularité de ce très jeune genre qu'est le film de super-héros : en raison de l'aspect exceptionnel des performances pratiquées à l'écran (voler, principalement), les effets spéciaux ont eu immédiatement leur place dans les productions, que ce soit à la télévision ou au cinéma. C'est du moins la conclusion qui s'impose d'abord au spectateur : le super-héros a besoin des effets spéciaux pour dépasser les limites physiques du corps de l'acteur – tout comme le héros d'Action a besoin d'associer le corps de l'acteur et celui du cascadeur. Michael Chabon, qui a écrit une version romancée de la création du premier super-héros (The Amazing Adventures of Kavalier and Clay), peut nous aider à formuler une hypothèse différente, lorsqu'il dit du costume super-héroïque : "tout comme l'être qui le porte, le costume de super-héros est, par définition, un objet impossible, qui ne peut pas exister917". Il précise ensuite la nature de cette impossibilité, en la rattachant à l'origine de papier des super-héros :
le costume de super-héros n'est pas fait de tissu, de mousse ou d'adamantium918, mais de demi-teintes, de couleurs Pantone, de lignes claires pour le contour et de toute la dextérité du dessinateur919.
Il y a une explication à la présence apparemment évidente des effets spéciaux, en particulier des effets numériques, dans le film de super-héros. Parti d'une matière graphique, le corps du super-héros ne transiterait que provisoirement dans le corps de l'acteur, pour retourner à son état fondamental de couleurs et de traits. Ce trajet est également intéressant du point de vue technologique, puisque les effets numériques servent ici non pas à représenter des technologies impossibles ou des créatures imaginaires, mais à mettre en image un contenu déjà ancien, pour lequel les films expriment une certaine nostalgie920. Ce hiatus, entre la physicalité supposée du héros et sa représentation digitalisée à l'écran, est particulièrement lisible dans la franchise Spider-Man.
fig. 137 : Spider-Man 2 articule ordinaire et extra-ordinaire.
Lorsque Spider-Man devient héroïque, le corps de Tobey Maguire s'éclipse, et laisse place à des scènes dont la plasticité semble parfois à la limite du cinéma – pour se confondre avec la cinématique de jeu vidéo ou le cinéma d'animation. Entrer dans une scène d'Action équivaut alors, pour le héros, à perdre son visage, non seulement parce que le costume inclut le masque, dans le cas de Spider-Man, mais aussi parce que l'acteur disparaît. Le déficit de tangibilité inscrit dans ces scènes doit dès lors être compensé, tout comme la présence occultante du costume implique le retour de la chair, à la faveur d'un effort provoquant le déchirement, ou plus radicalement, la destruction totale du vêtement. Dans la série des Spider-Man, le héros réclame son corps au moment où il est le moins héroïque, ce qui est paradoxal pour nous, puisque notre étude repose largement sur l'idée que l'héroïsme des personnages américains se fonde avant tout sur une revendication du soi comme être de chair et de muscles. Dans les trois films de Sam Raimi, les scènes du quotidien tiennent une place importante, équivalente aux scènes d'Action. Elles occupent même des temps de plus en plus longs au fur et à mesure que le récit avance. Dans Spider-man III, il est fréquent de voir l'action retomber, pour laisser place à des scènes d'intérieur. Le spectateur voit ainsi Peter Parker prendre le thé avec sa tante May, lors d'une scène où des objets tenant d'une quotidienneté extrême sont révélés à la faveur de gros plans : tasses, cookies, théières remplacent alors les gadgets sophistiqués du Green Goblin à l'écran. C'est une tradition du cinéma américain que de célébrer les objets emblématiques de sa culture, surtout dans les contextes qui s'y prêtent le moins. Dans Independence Day, Jeff Goldblum trouve la solution à l'invasion extra-terrestre dans une canette de Coca-Cola ; dans le même film, Will Smith tue ses ennemis en émettant cette plainte : "J'aurais pu être à un barbecue" ("I could have been at a barbecue"). Dans The Long Kiss Goodnight, le personnage de Geena Davis tue l'espion qui s'est introduit chez elle avec une tarte au citron ; enfin, Tim Burton est l'auteur d'une parodie de ce trope dans Mars Attacks! lorsque les humains découvrent que la musique country de Slim Whitman est létale pour leurs envahisseurs. Ce motif, récurrent dans les blockbusters (Action et science-fiction confondues), semble imposer l'idée que le héros ne gagne pas seulement par son exceptionnalité, mais bien aussi par son américanité. Pour revenir à Spider-Man, il faut constater que cette infiltration de la quotidienneté dans l'exceptionnel permet de rétablir une forme d'équilibre : le supplément d'humanité que ces scènes confèrent à l'acteur équilibrent la perte de substance potentiellement occasionnée par l'usage d'effets numériques. Cependant, cette explication semble insuffisante, tant le maillage entre l'ordinaire et le fantastique apparaît comme une problématique prégnante chez les super-héros, dès lors qu'ils sont aux prises avec leur double – nerd ou simple bureaucrate falot. Pour cette raison, nous devons examiner ce dernier régime d'oppositions, et tenter de distinguer plus complétement l'écart qui sépare le héros de son autre.
Conclusions : la corporéité multiple du super-héros
Les super-héros sont des êtres urbains, et cette contextualisation prend souvent la forme d'une promotion sociale : ainsi, alors que Superman devient le gardien de Metropolis, le jeune Clark Kent quitte sa campagne natale pour devenir journaliste. Plus largement, devenir super-héros revient souvent à s'extraire de sa classe : Peter Parker compense un peu son statut social en devenant Spider-Man, et devient même reporter grâce à son double ; inversement, Bruce Wayne, prisonnier de son milieu aristocrate, s'en extrait lorsqu'il fait régner la justice dans Gotham City. Dans tous les cas cependant, le super-héros est plus qu'un personnage simplement urbain, contextualisé dans la ville : il fait corps avec elle, entretient une intimité avec ses buildings. Cette proximité lui permet de vaincre ses ennemis, mais aussi de se trouver une place, dès lors que le super-héros ne peut intégrer la communauté des humains. En cela, le super-héros hérite quelque peu du westerner et du héros d'Action, dans la mesure où il compense son absence d'intégration par la société par un déplacement perpétuel dans l'espace que celle-ci occupe. Défini par le décor, le héros impose son identité par le corps, plus encore que le héros d'Action puisque le costume, en tant qu'objet graphique impose l'univers coloré, les références (animales, mécaniques…) et parfois l'emblème qui font du super-héros un être unique. Là où le héros d'Action opposait ses muscles aux affres du monde extérieur, le super-héros se compose un double corps fait de chair et de tissu, qui complique un peu plus la question de l'en-deçà du muscle explorée précédemment. Le problème du costume repose dans son existence même : objet dessiné, il ne se transpose pas aisément dans la volumétrie du référent profilmique. Il prend alors deux formes : celle d'un objet encombrant, simple vêtement devenu déguisement, lorsqu'il fait l'objet de commentaires réflexifs dans le récit, et celle d'une matière élastique, numérique, lorsque le corps de l'acteur disparaît pour laisser place à des exploits retranscrits par des effets digitaux. Le costume, associé à l'exhibition des muscles, relie également le super-héros à une tradition plus ancienne que le comic book, celle du cirque et de l'homme fort. Potentiellement féminisante, cette référence est sans cesse retournée par les films les plus récents de notre corpus (X-Men, Spider-Man) qui s'emploient à asseoir l'héroïsme de leurs personnages, tout en prenant acte de l'aspect kitsch ou démodé de leur référent. Le costume et le muscle travaillent donc conjointement à poser l'exceptionnalité du héros ; cependant, la dérision dont ils font parfois l'objet travaille à faire retourner le super-héros vers sa normalité, et donc ses limites. C'est cette normalité, traditionnellement endossée par le double, et potentiellement porteuse de connotations anti-héroïques, qu'il va nous falloir examiner à présent.
886. AMIEL Vincent, COUTÉ Pascal. op. cit., p. 105. ↩
887. Nous avons également commenté cet état du corps dans le même chapitre, en mettant l'accent sur les gros plans alors pratiqués sur le corps de Spiderman, révélant un muscle "véritable" sous la peau numérique du héros. Il s'agit cette fois encore de rendre tangible un corps qui sans cela resterait à l'état d'avatar numérique. ↩
888. De fait, les églises et cathédrales gothiques ne comportaient qu'assez peu de gargouilles ; cet emblème féodal est aujourd'hui associé au gothique en raison de son utilisation fréquente dans les restaurations de bâtiments gothiques réalisées à la fin du XIXe siècle. Viollet-Le-Duc a ainsi ajouté des gargouilles à Notre-Dame qui n'en possédait pas à l'origine (fig. 131). ↩
889. Nous le retrouvons également dans les parodies, notamment Superhero Movie, où un super-héros, sommé d'expliquer sa position par un autre personnage répond : "Je regarde la ville d'un air sérieux...en position accroupie" ("I'm looking seriously over the city...in a squatting position"). ↩
890. "a magistral gaze upon a known and controlled urban landscape" in BUKATMAN Scott. Matters of Gravity. op. cit., p. 188. ↩
891. Notons également que dans les deux cas, le drame se produit à l'articulation exacte entre le monde du spectacle (qu'il s'agisse d'opéra ou de match de catch) et la "réalité" telle qu'elle est retranscrite par le récit. ↩
892. Ce qualificatif pourrait se discuter dans le cas de la Forteresse de la Solitude, générée à partir d'un cristal que Jor-El a donné à son fils avant de l'envoyer sur Terre. Formellement cependant, le glacier ainsi généré évoque un paysage naturel. ↩
893. "You want to get to him, you got to go through me". ↩
894. VALMARY Hélène. Reflet dans le décor. Tausend Augen,1998, p. 49. ↩
895. "You mess with one of us, you mess with all of us". ↩
896. "He protects us. He protects the people". ↩
897. CAMPBELL Joseph. op. cit., p. 245-246. ↩
898. "What you choose to call hell he calls home". ↩
899. "The films discussed here can be seen to repeatedly pose a question: is there a place for the muscular hero in America? Just as often, we find that neither America's urban nor rural society has a place for the hero", in TASKER Yvonne. Spectacular Bodies. op. cit., p. 98. ↩
900. Nous avons vu que dans certains cas, le corps de l'acteur disparaît derrière l'effet spécial, quand ce n'est pas le personnage tout entier qui naît d'une matière numérique : il en va ainsi de Hulk et de The Abomination dans la dernière version de Hulk. ↩
901. The Making of 'Superman the Movie', réalisation : Iain Johnstone, 1980. ↩
902. Hélène Valmary commente ainsi : "là où le décor manque, le corps est là", et produit une analyse de la même scène, VALMARY Hélène. Reflet dans le décor. op. cit., p. 46-49. ↩
903. Nous reparlerons du lien entre Action et film de super-héros : le film de super-héros comporte des scènes d'Action, mais ne peut être totalement assimilé au genre. L'existence de la mythologie des comics apporte une fort composante mélodramatique qui le sépare de l'Action, davantage monothématique. ↩
904. KLEIN Alan M. Little Big Men. Bodybuilding Subculture and Gender Construction. 1993, p. 8. ↩
905. HOQUET Thierry. op. cit., p. 5. ↩
906. L'histoire de ces homme forts est notamment racontée par Edmond Desbonnet, fondateur du culturisme en France à la fin du XIXe siècle, dans un ouvrage consacré à l'histoire de la discipline. Les hommes forts s'identifient dès cette époque par une pratique soutenue, et une mythologisation de leur figure par le biais du surnom ; il est ainsi question du "Taureau de la Gironde", du "Colosse de la Loire" ou encore "d'Auguste le boucher" ; cf. DESBONNET Edmond. Les Rois de la force, histoire de tous les hommes forts depuis les temps anciens jusqu'à nos jours. 1911. ↩
907. HAVER Gianni, MEYER Michaël. op. cit., p. 161. ↩
908. HOQUET Thierry. op. cit., p. 5. ↩
909. Il s'agit d'un maquillage, car l'acteur est bel et bien de race blanche. Nous ne pouvons pas parler de blackface ici, car la couleur de la peau est d'un noir d'encre. Cependant, Wagner entretient une relation proche avec Storm, une mutante Afro-Américaine. ↩
910. HOQUET Thierry. op. cit., p. 5. ↩
911. Susan Bordo note que le soulignement des parties génitales masculines par le vêtement a constitué une norme, jusqu'à l'apparition des pantalons au XVIIIe siècle. Avant l'apparition des vêtements dissimulant l'anatomie, le corps masculin se construisait donc par la révélation de ses attributs, contrairement au corps féminin, caché sous des robes amples, relevant alors de l'artifice ; cf. BORDO Susan. op. cit., p. 26. ↩
912. CALVO David. Hyper Elastomer. Tausend Augen, 2007, p. 29-33. ↩
913. Nous pensons ici à la dernière scène de Spider-Man II, où le super-héros, après son combat contre Doc Ock, ne possède plus qu'un haillon, à peine retenu par un reste de masque ; c'est d'ailleurs de cette façon que Mary Jane apprend la double identité de Peter Parker. ↩
914. Ce problème existe par ailleurs dans les films d'Action. Il est intéressant que ces costumes, censés augmenter les pouvoirs des héros, représentent pour l'acteur une forme de souffrance. Robocop est une illustration de ce phénomène : alors que le héros semble se mouvoir aisément à l'écran, l'acteur Peter Weller a vécu un véritable calvaire au cours du tournage à cause du port du costume. ↩
915. Nous centrons ici l'analyse sur les films les plus importants de notre corpus, mais il doit être mentionné que cette réflexivité pratiquée à l'endroit du costume est de plus en plus fréquente dans les films de super-héros, notamment dans The Incredibles et dans Kick-Ass. Dans le premier, la scientifique qui fabrique les costumes de la famille Incredible ironise sur la fonctionnalité de la cape, source d'accidents pour de nombreux super-héros. Dans le second, la cape disparaît rapidement, lorsque le héros en devenir essaie son costume devant son miroir - il le regrettera en entendant ses amis s'extasier sur la cape de son concurrent. ↩
916. HAVER Gianni, MEYER Michaël. op. cit., p. 165. ↩
917. "like the being who wears it, the superhero costume is, by definition, an impossible object. It cannot exist", in CHABON Michael. Secret Skin, an essay in unitard theory [ en ligne ]. The New Yorker. 10 mars 2008. ↩
918. L'adamantium est un métal imaginaire, d'abord apparu dans les pages des fascicules Marvel. Indestructible, l'alliage forme la base du squelette artificiel greffé sur les os de Wolverine. ↩
919. "a superhero's costume is constructed not of fabric, foam rubber or adamantium but of halftone dots, Pantone colors values, inked containement lines, and all the cartoonist's sleight of hand", in CHABON Michael. Secret Skin, an essay in unitard theory. op. cit. ↩
920. C'est un usage des effets spéciaux qui n'est pas isolé : Michele Pierson, dans son étude des effets spéciaux dans les années 90, note que la fin de la décennie a vu éclore une série de films à l'esthétique volontairement "low-tech" (Escape from L. A.) ou kitsch (Mars Attacks!), tout en étant soutenus par la technologie informatique ; in PIERSON Michele. CGI Effects in Hollywood. Science-Fiction Cinema 1989-95: The Wonder Years. Screen, 1999, p. 175. ↩