2. Des figures creuses au trop-plein

2.1 Des héros bifaces

Le héros double-face, qui possède deux identités, n'est pas une invention du cinéma, et encore moins une invention du cinéma hollywoodien récent. La matrice de cette relation ambiguë entre deux personnalités se trouve déjà dans le séminal Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson. Cependant le cinéma en a donné depuis de nombreuses versions, et s'est trouvé, depuis l'adaptation de cette nouvelle (depuis 1908), face à la question à la fois technique et esthétique du passage d'une identité à l'autre. Nombreux sont les héros qui ont besoin d'une identité à la ville pour garantir l'exécution de leur action. Il existe de nombreux super-héros répondant de ce modèle, mais également des cas plus discrets, comme Mr. and Mrs. Smith ou The Mask. Dans tous ces cas, les récits optent pour des visions contrastées qui suggèrent chez les personnages une psyché frappée par une forte schize. Pour cette raison, nous avons souhaité donner une place importante au film Unbreakable dans notre étude. Le récit reprend les pôles de la normalité et de l'exceptionnalité découpés par la figure supermanienne. Cependant, si la scission entre les deux univers (normal / super) est signalée, elle n'est jamais sursignée sur le plan de l'image. Les récits mettant en scène Superman (de 1978 à 2006) s'attachent à essayer de mélanger deux composants, qui, comme l'eau et l'huile, restent indéniablement séparés. Il y a bien sûr des cas limites : dans Superman III, le corps de Superman est littéralement "pelé" pour révéler Clark Kent, qui lui-même révèle Superman sous sa chemise, dans un procédé qui rappelle les poupées russes. Dans Unbreakable, normalité et exceptionnalité sont maillées d'une manière plus discrète, qui permet de faire surgir l'une dans l'autre à tout moment, sans que le spectateur soit préparé à ce passage, qui n'en est d'ailleurs plus un puisque les deux pôles normal / super semblent coexister sans peine.

À y regarder de plus près, l'héroïsme suppose très souvent de la part des personnages concernés l'accueil d'une personnalité autre, déjà héroïque, avec laquelle il faut cohabiter. Le vigilante ne saurait mener sa quête sans hériter un peu du westerner ; le héros d'Action semble quant à lui contaminé par ce dernier également, mais aussi par le soldat du Vietnam. Le westerner lui-même semble livré à ce feuilletage, notamment dans The Man Who Shot Liberty Valance : là, il faut deux corps pour faire un héros, là où Superman n'aura qu'un seul corps (mais deux identités, donc deux corporéités) à sa disposition. Parallèlement au trop-plein symbolique du corps d'Action, sommé d'être chair et mouvement à la fois, homme primitif autant que technologique, nous allons donc parler d'un autre excès du corps héroïque, cette fois saturé des identités qui peuvent l'occuper - certaines constituant par ailleurs de francs pas de côté vis-à-vis de l'héroïsme. Similairement, nous retrouverons plus loin la notion du héros creux, annonçant nos dernières réflexions sur la désaffection des héros.

Si la question du double renoue ici avec l'oscillation entre plein et vide, c'est que les identités se définissent souvent de manière ténue. Dans le cas fondamental de Superman, il faut bien observer que Kent ne possède pas à vraiment parler d'identité : il est un masque, une identité fantoche - même si les films rappellent, quand la figure du super-héros est par trop déstabilisée (lorsqu'il devient méchant par exemple dans Superman III) qu'il est le garant de son humanité. Cela n'est pas contradictoire car Kent correspond avant tout à un processus d'intégration : même s'il présente parfois l'inadéquation du nerd dans sa gestuelle ou dans ses actes, son identité WASP, sans aspérités, fait de lui l'homme de bureau urbain moyen par excellence - prêt à se fondre dans la masse. Superman a bien entendu besoin de lui. Sans cette facette banale, un rien ennuyeuse, le super-héros deviendrait un peu trop monstrueux, prêt à soumettre les humains à la dictature de ses pouvoirs (Superman III). Si Clark Kent revient donc parfois pour stabiliser la figure de Superman, les récits s'attachent aussi à le refouler. Le journaliste doit en effet rester une idée, un fantôme : qu'il existe un peu trop, et c'est un Superman normalisé, domestiqué qui se fait jour (Superman II) et la destinée de la planète entière qui se trouverait menacée.

Parler de Clark Kent et Superman, c'est s'abandonner à un jeu d'aller-retour qui rappelle celui qu'effectue le personnage lui-même, obligé pour assurer une transition d'une identité à l'autre de se cacher dans des cabines téléphoniques et autres abris de fortune. Les auteurs que nous avons cités, lecteurs du comic tout autant que spectateurs des films, prennent systématiquement parti. "Clark Kent était la fiction", affirme Jules Feiffer950 ; "Superman est la "vraie" personne. C'est Clark Kent l'imposteur" pose similairement Danny Fingeroth951. Pour nous, il est impossible qu'une telle affirmation possède une valeur définitive. Déjà dans les comic books, la question de la hiérarchie entre les deux identités a subi des remodelages au fil des ans, comme en témoigne ce postulat formulé par John Byrne, auteur et illustrateur pour DC à la fin des années 80 :

pendant 48 ans, Superman s'est déguisé en Clark Kent. Maintenant c'est Clark Kent qui se déguise en Superman. Dans la nouvelle image, Clark a grandi sans penser à lui-même en tant que Superman, mais en tant que Clark Kent. C'est ce qui permet à Clark d'être plus intéressant - et pas seulement un costume bleu et une cravate rouge952.

L'équation supermanienne a parfois tout d'une impasse, lorsqu'elle se replie sur elle-même, à l'occasion du surgissement d'une figure à l'intérieur d'une autre, potentiellement à l'infini. Mais vouloir la résoudre, c'est s'engager soi-même plus loin encore dans l'aporie. Ainsi nous rejoignons Scott Bukatman, qui tire une conclusion de non-lieu en analysant pour sa part plusieurs cas de morphing - mais ses conclusions s'appliquent au cas de Superman. Il écrit ainsi : "la multiplicité des solutions révèle en dernier lieu qu'il n'y a pas de solution à ces problèmes d'identité raciale et personnelle953". Problème sans solution, sans identité fixe, héroïque ou non à assigner à un personnage : il semble que la définition de figures humaines oscille toujours entre deux solutions. Si les personnages y perdent quelque chose de leur unité, les héros semblent de leur côté inssaisissables. Alors que le film criminel nous incitait selon l'expression anglophone à "chercher la femme", les films que nous avons étudiés nous laissent parfois chercher le héros, sans offrir de réponse prévisible.

Ces incertitudes tendent du coup vers une définition en creux du héros. Il ne s'agit plus dès lors de chercher les qualités (ou les matières, ou les caractéristiques visuelles...) définissant le héros ou l'héroïsme, mais de saisir l'inverse de cet héroïsme, un a-héroïsme en somme - puisque le terme d'anti-héroïsme nous était premièrement apparu comme une forme de contresens. L'inverse de l'héroïsme s'incarne dans le nerd ; mais "incarner", c'est déjà un bien grand mot, puisque la chair molle et imprévisible de ce personnage ne semble retenir aucune qualité. Certes, le héros semble parfois fait de caoutchouc : mais cette matière-là rebondit, offre encore de la résistance, tel le "punching-ball" que John McClane semble parfois imiter en encaissant les coups. Le corps du nerd est un corps comique, mais qui ne retient rien de la versatilité virtuose de certains corps burlesques (Harold Lloyd). Le nerd est comique parce que son corps ne "tient" pas : il s'étire (The Nutty Professor) ou se flétrit (Harold) ; les lunettes, dernier réceptacle de cette identité, achèvent de signer cette inadéquation. Celui qui ne voit pas ne peut agir, semble affirmer le retour constant de l'accessoire, sous une forme ostentatoire, celle des lunettes épaisses, également associées à l'intellectuel féminisé venu de l'Est.

Si masculinité et héroïsme se construisent conjointement, le nerd est aussi peu héroïque qu'il est masculin. Soupçonné d'être homosexuel, vieux, déviant, son identité semble imperméable à toute affirmation de la virilité. Le corps du nerd aussi est agi, mais jamais son corps ne peut jouer le rôle d'icône, pour faire bonne mesure : tout ce que l'image, le dialogue, le montage peuvent signifier semble dirigé vers la défaite répétée de ce personnage. Le héros se déplace sur fond de catastrophe, d'explosions : chez le nerd, le corps lui-même devient le site de la catastrophe. Déserté, abandonné par tout signifiant de l'héroïsme, le nerd est pourtant absolument nécessaire à la construction de cette notion, et donc à l'affirmation des héros. Figure-repoussoir, le nerd sert aux autres personnages à s'affirmer par opposition : c'est le principe simple du faire-valoir. Il y a plus complexe cependant, et Superman nous a permis de nouer là l'héroïsme et son contraire. Le héros se fait alors biface pour mieux courir d'une identité à l'autre. La trajectoire est psychologique, mais elle reste néanmoins spatiale : quand Superman devient Clark Kent, il semble devoir effacer la distance et la durée qui le séparent de son alter ego. Ce procédé, de manière positive, permet d'imposer l'héroïsme de manière plus criante, par le jeu de écarts. Toutefois, il produit encore un évidement, puisque l'entre-deux reste caché, et charrie avec lui sa part de doute : et si après tout, héros et nerd n'étaient pas si différents ?

2.2 Des multiplicités exacerbées

L'héroïsme se façonne à partir de différentes matières, mais toujours l'enveloppe que constitue le corps du héros semble trop étroite pour contenir la somme de ces potentialités. Chez Superman, un corps doit contenir deux identités ; ailleurs, un seul corps ne suffit plus, et ce sont deux corps (donc encore deux identités, mais selon une distribution différente) qui doivent s'allier pour accomplir l'exploit. Nous avons vu apparaître, au cours de notre étude, une série de corps-contrepoints : c'est le corps domestiqué, plus alangui de Murtaugh face à Riggs (Lethal Weapon), ou le frêle hacker Matt Farrell (Live Free or Die Hard). Cette formule est celle du buddy movie, notamment, et repose sur un régime de compensation, un corps reposant traditionnellement sur l'excès tandis que l'autre s'attache à contenir cette énergie débordante. En marge de cette formule qui constitue aussi un argument narratif (en général dans des franchises nourries, comme Lethal Weapon, ou encore Rush Hour), des scènes plus isolées reprennent ce principe et le littéralisent. Dans Mission: Impossible, le corps de Jean Reno n'est pas qu'un corps de compensation, c'est un corps déversoir qui absorbe le poids, la souffrance, l'effort d'un autre corps, celui de Tom Cruise. Ici, Jean Reno occupe une position proche du nerd : il est hors-scène, et donc se tient dans un espace où se cache tout ce qui ne saurait être associé à l'héroïsme. Tandis que l'exploit ici peut fasciner, et caresse même un état physique limite (celui d'un corps sans poids), le spectateur voit aussi émerger comme un constat amer pour l'héroïsme : il faut deux corps pour un effort, pour un exploit, comme si le héros seul ne suffisait plus.

La question du double anime de manière problématique les héros, cela est donc entendu. Toutefois, cette question affecte aussi tous les personnages, dès lors que ceux-ci doivent coexister, ou s'associer, ou émerger grâce à la médiation de l'acteur qui les "incarne" - le terme ici est problématique. Dans le cadre de l'action (et plus particulièrement dans l'Action), la doublure associée à l'acteur incarne très littéralement ce principe qui veut que deux corps soient nécessaires pour faire un seul héros. Certaines doublures ont permis les exploits de héros très différents : Vic Armstrong a ainsi doublé Harrison Ford pour la franchise Indiana Jones, mais aussi Christopher Reeve pour Superman. En exagérant un peu, nous pourrions dire que le spectateur regarde toujours le même corps se dépasser, ou en tout cas, un corps fait de la même matière. Ce principe est encore plus criant dans le cas des avatars numériques, qui indépendamment des genres, des qualités des personnages, ou même des époques, sont faits du même tissu de pixels. Le double est donc un principe technique intrinsèque aux films, d'autant plus prégnant que la nature des exploits physiques réclame une doublure. The Fugitive est un cas intéressant à cet égard : il n'y a pas de dualité psychologique dans le personnage du Dr. Kimble, mais une contradiction à faire d'un prisonnier un héros. Pour résoudre cette contradiction dans les termes, c'est un véritable jeu de masques qui est mis en place. Il s'agit dès lors de retrouver l'héroïsme en le rejetant dans un premier temps en dehors du plan. L'acteur Harrison Ford est camouflé pour mieux surgir, riche de toutes les connotations positives, héroïques, charriées par sa persona. À défaut d'utiliser ici un contre-modèle pour valoriser en retour le héros, c'est un système d'oblitération qui est mis en place ; l'effacement permet, comme la tabula rasa à plus grand échelle, l'écriture d'une histoire nouvelle.

Les lunettes jouent également ce rôle de masque. Nous avons évoqué le rôle que cet accessoire a historiquement tenu pour les personnages féminins des films hollywoodiens. Les lunettes accompagnent la disgrâce physique, et les retirer revient à signifier une mutation plus complète du corps et de la personnalité (Now, Voyager). Pour les personnages masculins, ce n'est pas seulement la séduction qui est en jeu, mais aussi la capacité à être actant, donc héroïque. Si retirer les lunettes ne signifie pas devenir un héros, il est rare qu'un nerd change de statut en conservant l'accessoire. Nous avons surtout parlé des lunettes noires emblématiques, celles que Woody Allen a durablement associées à son image - mais il en existe d'autres modèles, et l'usage de cet appareil optique au cinéma ne peut être anodin, tant ce signe rappelle l'autre appareil de scrutation qui est à l'œuvre : la caméra. Les films de super-héros, qui allient constamment héros et nerd, se sont d'ailleurs emparés d'un motif à l'origine pensé par Alfred Hitchcock dans Strangers on a Train (1951). Là, les lunettes de la victime, au sol, servaient à refléter l'agression en cours (fig. 149). Les lunettes, identifiables comme objet, médiatisent ainsi un plan étrange, qui semble simuler un regard absent. Nous retrouvons une image identique dans Spider-Man II, avec un sens différent (fig. 148.1).

fig. 148.1 fig. 148.2

fig. 148 : Dans Spider-Man II et Superman Returns, on rencontre deux plans similaires, qui affirment l'importance des lunettes, tout en les dissociant du personnage.

fig. 149.1 fig. 149.2 fig. 149.3

fig. 149 : la formulation originelle de ce plan nous vient d'Alfred Hitchcock dans Strangers on a Train.

Alors que Peter Parker a renoncé à son identité super-héroïque, il est attaqué par le Doc Ock, et perd ses lunettes dans la bataille. Cette scène a valeur de transition, puisque Peter décide alors de retrouver son ancienne identité de super-héros. Avant qu'il ne ramasse ses lunettes, le plan référencé permet de différencier deux mondes : celui, flou contenu par les verres des lunettes, et l'espace alentour perçu comme net. Si les lunettes sont donc un élément identifiant à coup sûr le nerd, elles servent aussi de point de contact entre deux identités distinctes. Les enlever, puis les replacer, revient à se mouvoir dans l'espace de l'héroïsme puis en dehors, toujours selon ce motif d'aller-retour.

Le jeu d'oppositions binaires relevé dans la structure de la figure supermanienne ne simplifie donc aucunement l'analyse, mais l'ouvre au contraire à la question insoluble de l'entre-deux. Les figures détachées (héros, mais aussi nerd) ne sont pas aussi clairement définies que leur représentation conventionnelle pourrait le laisser croire. Si un physique frêle associé à des lunettes semble suggérer immédiatement la masculinité chancelante du nerd, force est de constater que Harold Lloyd constitue une exception à ce modèle. Rapide, agile, sa maladresse n'est jamais qu'une amorce car il parvient toujours à ses fins (se cacher, échapper à ses poursuivants). Les films de Lloyd révèlent un corps potent, selon les modalités burlesques du désordre. Cet outsider facétieux a servi de modèle pour modeler Clark Kent, qui ne conserve cependant rien de l'aisance de l'acteur. Si quelqu'un hérite vraiment de Lloyd, c'est plutôt Superman, capable par le jeu de la mascarade (et parfois d'une manière qui rend hommage au genre burlesque, dans Superman III) de naviguer de l'héroïsme à l'espace traditionnellement hors-scène, obscène de la masculinité inadéquate.

2.3 Héroïques, jusque dans l'hyperbole

Superman, Spider-Man, et beaucoup d'autres sont des super-héros : mais est-ce à dire qu'ils sont plus héroïques que Rambo ou John McClane, ou même que John Wayne en westerner ? Pour nous, les super-héros ne sont justement pas une version superlative des héros perçus dès lors comme "traditionnels". En toute rigueur, la mythologie de Superman ou Spider-Man précède largement celles des héros musculaires des années 80. Nous avons voulu limiter notre spectre d'étude aux adaptations cinématographiques des récits de super-héros, mais il semble impossible d'analyser ces figures sans prendre en compte leur histoire, riche d'une intertextualité fournie. Plus encore, nous avons voulu garder à l'esprit l'origine de papier des super-héros, origine d'ailleurs partagée avec les westerners, qui quelques années plus tôt peuplaient les récits pulp. Les super-héros subissent donc un processus de transformation lorsqu'ils passent de la bidimensionnalité du comic book à la tridimensionnalité relative de l'espace filmique. Les super-héros peuvent être comme les héros d'Action objectifiés, mais là le processus est presque plus naturel puisque le super-héros, à l'origine, possède bel et bien une nature d'objet graphique. Ces héros capés et costumés peuvent aisément offrir une visibilité de figurine, dans la mesure où leurs exploits démesurés sont traduits par des effets numériques.

Les super-héros sont donc une variante parmi d'autres incarnations de l'héroïsme, mais constituent un cas intéressant à plusieurs égards. L'une des caractéristiques particulières de ce type de héros réside dans la relation exacerbée qu'ils mettent en place vis-à-vis de leur identité. Nous retrouvons ici la forme de la quête identitaire lisible par ailleurs chez certains héros d'Action, tel Jason Bourne. Chercher son identité prend cependant un sens différent chez ces héros super. Ce n'est pas le "Qui suis-je ?" de Jason Bourne qui les anime mais plutôt "Que puis-je ?" ou "Que dois-je faire ?" - autrement dit, la question prend plus rapidement une tournure morale, et gravite autour de la notion de prise en charge (à la manière d'un Spider-Man, sans cesse ramené à sa "grande responsabilité"). Ces questions qui animent le super-héros semblent aussi toucher à la définition du super-héros. Faut-il être un super-héros (Spider-Man II, Superman II) ? La possession d'un pouvoir force-t-elle à l'action (X-Men) ? Le héros glose sur sa condition, en même temps qu'il continue de réaliser des exploits. Le super-héros, issu de récits multiples, aux lignes narratives complexes, semble aussi condamné à ne pouvoir s'ignorer. Les personnages dotés de super-pouvoirs prolongent la lignée tongue-in-cheek des héros d'Action des années 80, mais se servent aussi de ce ton décalé pour mettre à distance leur vécu. Les premières adaptations de Spider-Man (de 2002 à 2007) ont quelque peu effacé les aspérités du personnage ; la dernière version sortie en 2012 (un reboot complet) respecte davantage la personnalité du super-héros telle qu'elle a été construite par le comic book. Les commentaires acides et distanciés de Spider-Man rythment constamment l'Action, et deviennent même aussi importants que le spectacle du corps. Les films de super-héros ne présentent donc pas seulement un héroïsme en devenir (par leur structure récurrente de récit des origines), mais un héroïsme réflexif, que les personnages concernés questionnent constamment. Le super-héros est alors constamment mobile, dans ces danses de l'identité qui résolvent temporairement la cohabitation de deux identités, mais aussi dans la mise à distance permise par le commentaire qui accompagne leur action.

Les écarts d'une facette à l'autre des personnages constituent donc un point d'intérêt particulier dans notre étude de l'héroïsme. Cela revient à dire que l'héroïsme ne se fait pas toujours sur la base d'une matière (chair, mouvement), mais dans l'espace, donc le vide, qui sépare deux corps. Cette question rejoint notre définition des héros en creux, qui ne se définissent pas par une somme de caractéristiques, mais par ce qu'ils ne sont pas. Parallèlement, nous pouvons imaginer une définition de l'héroïsme non pas dans le creux, mais dans le peu. Historiquement, le super-héros semble d'ailleurs apparu (lui qui semble pourtant dans l'excès, le superlatif) sur des fondements bien ténus. Ainsi Will Eisner, auteur de comics, n'aimait guère les super-héros. On lui a demandé un jour de créer son premier personnage, mais cette commande s'accompagne d'une contrainte : il doit s'agir d'un super-héros. Suivant ses inclinaisons personnelles, Eisner crée un personnage qui s'apparente plutôt à un détective, mais à qui il ajoute un masque et des gants, en dernier lieu, pour satisfaire son cahier des charges954. Il suffit donc de quelques éléments discrets pour que le héros se fasse super-héros, et si cette caractérisation s'affirme sur le plan visuel, il faut nous rappeler qu'il en allait de même pour la caractérisation d'un personnage en moteur de l'histoire, lorsque Cary Grant devenait à la faveur d'un coïncidence le très recherché Kaplan. Il semble même que ce mode du "peu" ait été repris, quoique de façon moins radicale : John McClane est un héros capable d'exploits, mais il est aussi avant tout et premièrement "celui qui était là". Ce mode de détermination laisse deviner une motivation moins forte chez les héros, que l'action vient trouver, plutôt que le contraire. Seuls les super-héros semblent d'ailleurs chercher l'affrontement, grâce à leur état de veille permanent - les héros d'Action sont plus souvent, pour leur part, "cueillis" dans leur environnement par des péripéties qu'ils n'attendaient pas (Wanted, Matrix).

Le super-héros connaît cependant aussi ce temps court, au début des récits, où il ignore sa propre exceptionnalité - souvent parce que celle-ci n'est pas encore effective (Spider-Man avant la mutation). Unbreakable cherche à réconcilier le héros avec sa potentielle normalité, voire avec une normalisation totale et pourtant acceptable. Ce faisant, le film prolonge ce temps où le héros n'a pas conscience du destin héroïque qui l'attend. La rencontre avec cette identité nouvelle fait l'objet d'une lente progression pour le personnage de David Dunn, à l'opposé de récits ultérieurs, qui imaginent ce que serait un super-héros dans la vraie vie. Dans Kick-Ass ou Chronicle, l'ascension (et la chute, par ailleurs) des personnages est extrêmement rapide. Les exploits sont immédiatement médiatisés par les foules d'anonymes qui, non contentes de regarder l'Action, l'enregistrent et la diffusent sur les réseaux sociaux955. Dans Unbreakable, qui semble du coup relever d'un modèle déjà vieillissant, le héros n'en finit pas de scruter son propre corps ainsi que les preuves potentielles de son exceptionnalité (contenues dans un médium plus ancien, le journal956). L'accès à la conscience de soi comme héros est lent, et l'image se fait le témoin de cette douce progression. Shyamalan renonce ici à traduire l'univers chatoyant du comic book. S'il reproduit les images de super-héros, il le fait littéralement, en les traitant justement comme des images. David Dunn (Bruce Willis) parcourt donc son lieu de travail vêtu d'un simple coupe-vent, qui à la faveur d'un contre-jour évoque une silhouette capée - le plan ne retranscrit alors pas plus qu'un souvenir graphique, loin des avatars numériques et autres effets complexes. Ainsi écrit, l'héroïsme n'est plus seulement discret, il est volontairement ténu. Cependant, il ne perd rien de sa force de suggestion, au contraire : lorsque l'héroïsme se déplace du côté des indices plutôt que de l'image accomplie, la trajectoire du désir se renforce - ici, c'est celle qui lie Joseph et son père, et que le spectateur suit en attendant que l'héroïsme de David Dunn lui soit révélé. Cette trajectoire du désir semble être ce qui anime, en dernier lieu, tout personnage qui fait encore le pari de l'héroïsme. Nous allons à présent tenter de faire apparaître plus nettement les modalités selon lesquelles ce désir est, perpétuellement, déçu, retourné, ou satisfait à demi. Ces définitions en creux dont il était plus tôt question vont à nouveau surgir, pour questionner de manière problématique les héros.


950. FEIFFER, Jules. op. cit., p. 18.
951. "Superman is the "real" person. Clark Kent is the fake", in FINGEROTH Danny. Superman on the Couch. op. cit., p. 56.
952. ''for 48 years, Superman disguised himself as Clark Kent. Now, Clark Kent is disguising himself as Superman. In the new image, Clark grew up not thinking of himself as Superman but as Clark Kent. That allows Clark to be more interesting - not just a blue suit and a red tie", in MELVIN Tessa. Cartoonists Explain Superman's New Image to His Fans. [ en ligne ]. New York Times. 14 juin 1987.
953. "the multiplicity of solutions reveals, finally, that there is no solution to these issues of racial and personal identity", in BUKATMAN Scott. Matters of Gravity. op. cit., p. 145.
954. FINGEROTH Danny. Disguised as Clark Kent. op. cit., p. 61.
955. Cette "mise en abyme" relative s'explique par un souci de réalisme (puisque tout événement connaît aujourd'hui une médiatisation de ce type sur le Web), mais correspond également à une forme de placement de produit (sites de diffusion, marques de smartphones...).
956. Cela n'est pas anodin : depuis leurs débuts dans les comic books, les super-héros suivent de près leur médiatisation dans les journaux, et prennent d'ailleurs part à la construction de leur image en travaillant dans les organes de presse concernés (Clark Kent étant journaliste au Daily Planet et Peter Parker photographe au Daily Bugle).

results matching ""

    No results matching ""