3. Le nerd face à l'héroïsme : rencontres, oppositions, transformations

Si les nerds sont majoritairement des intellectuels, ou plus généralement des personnages codés comme étant intelligents, la réciproque qui ferait de tout personnage intelligent un nerd ne se vérifie pas. De façon très évidente, même si la critique aime décrire les héros des actioners comme des idiots qui compensent leur bêtise par le volume de leurs muscles, un examen plus attentif des films révèle que l'intelligence et ses diverses incarnations ne sont pas exclues desfilms comportant des personnages héroïques. Nous l'avons déjà évoqué précédemment : si les héros sont intelligents, l'intelligence qui est la leur se doit d'être codée comme un atout physique, le mode spectaculaire du film d'action replaçant toujours le corps au centre de l'Action. Cependant, le héros peut ponctuellement utiliser son esprit pour résoudre une énigme (Die Hard With a Vengeance), ou dans un retournement que nous avons déjà exploré, devenir voyant. Occasionnellement, un rôle capital de l'esprit peut être revendiqué, comme dans First Blood: Part II : face au bureaucrate Murdock qui lui garantit le succès de sa mission grâce à une technologie sophistiquée, le personnage interprété par Stallone rétorque : "Je pense que l'esprit est la meilleure arme692". Et justement, l'intelligence est synonyme de stratégie dans le film d'Action : c'est donc l'intelligence pratique, l'expérience du terrain souvent reliée à un passé militaire ou policier, qui prime. Il est cependant une autre intelligence, celle-ci plus abstraite, qui pose davantage problème dans le contexte du cinéma américain récent.

Deux formes de l'intelligence, et plus largement de la connaissance, préoccupent le cinéma américain. La première est relative à la science et ses progrès, qui ont souvent fait l'objet de représentations donnant corps simultanément à la fascination et l'angoisse (dans les cas de la technologie nucléaire, des manipulations génétiques ou de la robotique, par exemple). La science-fiction, en tant que genre littéraire puis cinématographique, s'est faite le relais de ces préoccupations, et a souvent rapproché la maîtrise de connaissances scientifiques de personnages inquiétants, comme si une grande intelligence allait nécessairement de pair avec la folie. Le personnage du savant fou, de l'inventeur Rotwang (Metropolis) à ses plus récentes versions (Dr. Ock dans Spider-Man 2, le générique "The Doctor" dans G. I Joe: Rise of the Cobra) répète la dichotomie entre le corps et l'esprit qui régule la place (entre gentil et méchant) des personnages dans le cinéma hollywoodien. Comme le note justement Christopher Frayling dans son analyse du stéréotype du savant fou693 (dans laquelle il mentionne les nerds), cette division fondamentale est parfois littéralement vécue par les personnages, dans leur corps. Frayling cite entre autres The Brain That Wouldn't Die (1962), dans lequel la tête du scientifique est très littéralement séparée de son corps694. Les scientifiques, figures d'un excès d'intellect, et donc par effet miroir d'un déficit du corps, apparaissent souvent comme des méchants dans les films de science-fiction. Dans le genre Action, les scientifiques semblent plus mobiles, et se rangeront alternativement du côté du bien et du mal. Comme nous l'avons signalé précédemment, le scientifique, associé au héros d'action, aura tendance à fournir une parole explicative et experte relative à l'Action - les solutions étant elles-mêmes souvent déconnectées de ce discours scientifique. Parmi tous les éléments visuels qui peuvent être associés au scientifique, nous retiendrons l'importance des lunettes, bien sûr partagée avec les nerds. Selon Frayling, les lunettes connotent une présence réduite du corps, ce qui rejoint notre analyse :

[les lunettes] sont souvent un signe extérieur et visible de la perception du scientifique comme étant un être humain incomplet ; être myope signifie être coupé du monde [...] être séparé de toute vie émotionnelle pour se réfugier dans le monde de l'intellect pur*695.

Les lunettes prendront dans notre chapitre une autre valeur que celle du seul codage ; cependant, le texte de Frayling permet de connecter les nerds à d'autres types de personnages, et donc d'élargir la nomenclature de l'hyper-whiteness696 que nous avons introduite - c'est-à-dire la caractérisation de ces personnages blancs, a priori dominants, mais qui sont justement définis comme étant trop blancs. Jusqu'à présent, nous avons beaucoup expliqué la figure du nerd par sa relation au corps. Le nerd renvoie cependant à un phénomène culturel plus large, qui a pour conséquence la valorisation du corps, et le rejet parallèle d'un certain type d'intelligence, perçue comme dangereuse et anti-américaine.

3.1 Des masculinités en crise : nerd, sissy et homme de bureau

3.1.1 Anti-intellectualisme et primitivisme rooseveltien

Pour mieux comprendre la place marginale des nerds dans le contexte plus large de la masculinité blanche américaine, ou le rôle de contre modèle que ces personnages peuvent jouer, il faut non seulement expliquer les fondements du culte du corps, notamment au cinéma (ce que nous avons tenté en parlant du film d'Action), mais aussi expliquer les raisons du rejet des intellectuels aux États-Unis. Même si la réflexion des personnages a sa place dans les films de divertissement américains, nous avons expliqué que celle-ci devait apparaître comme une qualité physique pour présenter une aura positive. Sans cela, cette intelligence connote nécessairement une atrophie du corps, un délaissement des activités physiques qui fondent les représentations positives du corps véritablement masculin. Ce régime d'oppositions, cependant, ne doit pas être interprété comme un phénomène récent : il a présidé à la caractérisation de héros d'Action dès le début du XXe siècle. Dans ce cadre, ce sont les rôles de Douglas Fairbanks, tels qu'ils sont analysés par Gaylyn Studlar, qui font figure de modèle. Dans les films muets qui constituent la carrière de l'acteur de 1915 à 1920, Fairbanks s'est construit une persona de héros à la fois vigoureux et décontracté, aussi puissant que souriant. Cette masculinité forte, apparemment sans brèche, repose sur un équilibre qui apparaîtra sans doute comme une contradiction, au regard de nos interprétations précédentes. Studlar décompose la figure de Fairbanks (dans des films comme Double Trouble (1915), The Lamb (1915) ou encore The Molly Coddle (1920)) comme celle d'une masculinité idéale, à la fois mature et juvénile - pour mieux comprendre cette analyse et ses implications, nous devons poser quelques jalons historiques.

Au début du XXe siècle, les femmes américaines commencent à intégrer des domaines jusque-là réservés aux hommes ; leurs activités, encore rarement professionnelles, les emmènent cependant en dehors de la maison, lors de visites ou après-midis en clubs697. Réciproquement, les hommes commencent à davantage s'investir dans la vie domestique, notamment par une implication grandissante dans l'éducation de leurs enfants. Les familles quittent les villes gagnées lors de l'exode rural pour les banlieues (suburbs), les loisirs devenant par la même occasion un des piliers de la cellule familiale. Cette redistribution des rôles va, comme l'explique Studlar, amener une redéfinition de la masculinité : une angoisse de féminisation, notamment en ce qui concerne les jeunes garçons, va donner lieu à la formation de modèles contraires, valorisant une masculinité physique, tournée vers le développement du corps. La logique de ce discours, plutôt binaire malgré ses contradictions, est incarnée par Teddy Roosevelt, et à sa suite les multiples réseaux sociaux pour garçons qui vont naître aux États-Unis (YMCA, Boys-scouts, etc.)698. La domesticité des hommes, encore naissante, s'ancre dans une participation accrue à l'éducation des enfants, mais tout de même principalement des jeunes garçons : il est alors affirmé, dans les guides d'aide aux parents, que la proximité des pères avec leurs fils garantit la masculinité (manhood) de ces derniers. Face à l'homme idéal, masculin, un modèle antithétique est posé : ce n'est pas encore le nerd, pas même le "square", mais le (nous serions plutôt tentée de dire la) "sissy". Sissy pourrait se traduire par "femmelette", il peut également suggérer le terme "tante" qui évoque une forme de féminisation, une masculinité en déficit, mais aussi, nous le verrons, une personne trop cultivée, qui a perdu contact avec sa nature initialement primitive. Dans le discours alors répandu dans les années 10, la sissy est le résultat d'une trop grande exposition à la gent féminine, notamment aux enseignantes (les Sunday schools, majoritairement tenues par des femmes, sont particulièrement visées). Douglas Fairbanks interprète dans ses films ces deux pans de la masculinité américaine redéfinie : la première personnalité, maniérée et douillette (l'homosexualité, jamais nommée, vient immédiatement à l'esprit d'un spectateur contemporain) est opposée à celle, conquérante, d'un homme accompli, qui a su garder en lui son âme - et son énergie - de petit garçon.

Cette fusion de la masculinité adulte et enfantine relève d'un mélange complexe : cette part de juvénilité que les Américains des années 10-20 sont appelés à conserver ne relève bien entendu pas du physique anachronique du nerd, que nous avons évoqué plus haut, relativement aux questions d'âge. Ce que Fairbanks conserve de l'enfance, c'est l'esprit du jeu : alors que le corps musclé va progressivement devenir un objet de fantasme, les activités recommandées consistent plutôt à grimper aux arbres qu'à soulever des poids699. L'opposition entre féminité et masculinité n'est pas la seule à réguler ce modèle. La "sissy" a non seulement, selon le cliché qui la définit, pâti de la compagnie des femmes, mais aussi de sa sédentarisation, principalement en milieu urbain et dans le contexte des classes aisées.

Les récits qui mettent alors en scène Fairbanks racontent fréquemment le trajet d'une sissy vers la réformation : grâce à une expérience de la nature, et de l'exercice physique (parfois sous des formes héroïques), chaque alter ego de l'acteur retrouve la voie de la masculinité. Cette expérience implique de quitter la ville pour retrouver des milieux plus sauvages, susceptibles de raviver une masculinité américaine primitive, liée au mythe de la Frontière. Comme le remarque Studlar, la Frontière ne se présente plus, dans les années 10, que sous sa forme mythique ; comme repère géographique, elle a cessé d'exister depuis 1890700. Cependant, les espaces sauvages, principalement ceux associés à l'Ouest, ont gardé toute leur force de suggestion : c'est dans ces milieux, plus sauvages, moins soumis aux contraintes de la vie urbaine, que les hommes sont invités à aller puiser leur masculinité - par les films de Fairbanks, mais aussi par d'autres contenus, telles les œuvres picturales de Remington. L'origine du héros est une fois de plus connectée aux grands espaces et à la conquête de l'Ouest, comme nous avons pu l'évoquer dans notre premier chapitre. Mais ici, il est clair que l'héroïsme n'existe que par contraste avec un contre-modèle : cette place de la masculinité déficiente, occupée au début du siècle par la sissy trop féminine, va ensuite être déclinée pour correspondre aux altérités que la masculinité blanche refuse d'intégrer. L'envers de l'héroïsme se déclinera ainsi dans une forme d'orientalisme en qualifiant de façon similaire les Juifs et les Asiatiques, perçus comme trop doux, trop sensuels.

3.1.2 "Soft & Hard" : le cœur problématique de la masculinité

L'opposition entre la sissy et le héros reprend un codage occidental largement répandu, qui place la masculinité du côté de la dureté et de l'impénétrabilité (hardness, en anglais), par opposition à une féminité douce, fluide, voire molle (softness)701. La dichotomie qui nous occupe est ici exprimée en termes plus généraux encore, et dépasse la seule définition de la masculinité américaine. Cette distinction provient en grande partie des travaux de Klaus Theweleit sur les FreiKorps en Allemagne. Masculinité et féminité, dans le discours fasciste, sont rigoureusement séparés et fonctionnent autour de ces concepts respectifs, définissant le corps masculin comme une machine, un solide, par opposition à la femme, mais aussi à tout ce qui n'est pas lui. Susan Bordo, dans une étude qui a déjà alimenté notre propos, resitue plus largement ces observations dans le contexte de la culture occidentale. En suivant Jeffrey Brown, lui aussi lecteur de Theweleit, nous voulons éviter de déduire de ces transferts culturels une fascisation de l'Occident. Alors que ces modèles coexistent mais ne se mélangent pas dans la culture allemande du début du siècle, les concepts de dureté et de mollesse (hardness and softness) font l'objet de redistributions et d'échanges permanents702 dans leurs manifestations américaines. Ainsi, si héros et sissy sont des figures opposées quasiment en tous points, Fairbanks les réunit et les fait communiquer : ses personnages sont systématiquement affectés par la problématique du double. Le corps de Fairbanks est ainsi amené à naviguer entre masculinité et féminité (ou plutôt un masculin trop féminin, puisqu'il ne s'agit pas de travestissement), dureté et mollesse, Ouest et Est, et enfin primitif et civilisé. Si le primitif, lorsqu'il est associé aux Afro-Américains, est codé négativement en raison de son excès, c'est un excès de civilisation qui menace la sissy, et par extension le nerd qui occupera une place similaire.

L'éducation des jeunes garçons dans les années 10 est donc vecteur d'angoisse : celle-ci s'inscrit cependant dans le contexte plus large d'une "crise" de la masculinité, dont nous avons déjà pointé l'origine, en évoquant les repères de plus en plus flous qui gouvernent la définition de la masculinité703. Alors que les familles de la classe moyenne se déplacent vers les banlieues, c'est un autre type de travail qui va occuper les hommes. Le travail manuel, qui garantissait jusqu'alors une affirmation de la masculinité par le corps, va de plus en plus être remplacé par un travail de bureau, lui aussi vecteur de sédentarisation, et donc, symboliquement, d'une mise à distance de l'espace physique de la masculinité704. L'espace du bureau est non seulement plus féminin en raison de sa fixité, de son aspect sédentaire, mais aussi parce qu'il suggère un type de travail aux structures plus immatérielles, plus insaisissables - en un mot, plus molles, plus fluides, plus "soft".

Connoté comme inadéquat pour les hommes, le travail sédentaire de l'homme de bureau verra ces associations à l'espace du féminin confirmées tout au long du XXe siècle. La féminisation sera même très littérale, lorsque les femmes commenceront à investir le monde professionnel après-guerre, et de façon exponentielle dans les années 60705, mais elle s'exprimera également de façon métaphorique, sous la forme de la mollesse précédemment évoquée, notamment lorsque le travail poursuivra sa dématérialisation grâce aux développements de l'informatique. Ron Eglash rappelle ainsi :

Dans la logique culturelle de l'Amérique de la fin du vingtième siècle, la masculinité entretient une relation particulière à la technologie. Être "un homme, un vrai" revient à revendiquer sa physicalité par le muscle et la testostérone ; les technologies codées comme masculines tendent à impliquer des efforts physiques (tondeuses et autres perceuses), à soumettre la nature par la force (camions et tracteurs), et la violence physique (tanks et armes). Les technologies les plus masculines sont généralement perçues comme concrètes, massives, et comme ayant des effets physiques directs. La science et ses artifices, plus abstraits, ne semblent pas tant irriguées par la testostérone ; on voit facilement comment les espaces artificiels des mathématiques et de l'informatique peuvent être codés en opposition à l'identité masculine706.

C'est ici que se rejoignent l'homme de bureau et le nerd. Les deux figures ne sont pas seulement proches de par leur incarnation d'une masculinité féminisée, mais plus largement, au regard de cette opposition entre dureté masculine, mais aussi ouvrière (les travaux manuels des blue collars) et la fluidité féminine, mais aussi middle class (les tâches dématérialisées des white collars). Le nerd constitue donc, au début de notre étude, l'incarnation ethnique de l'Autre opposé à la masculinité blanche. Le bureaucrate occupe une place similaire, au niveau de la classe. Par ce régime d'oppositions, tout ce qui est rapporté à la mollesse, opposée à la masculinité, est disqualifié : les activités d'intérieur, plus précisément intellectuelles, seront vues comme des occupations trop déconnectées du corps. Si bureaucrate et nerd ont des significations différentes dans la culture américaine, ils sont souvent visuellement proches. Clark Kent, alter ego de Superman, en est l'exemple le plus criant : son corps exprime, par son port du costume, les entraves de la sédentarité au travail (libérée, lorsque la chemise révèle le costume), tandis que son visage est de façon similaire enchâssé par d'épaisses lunettes. Ensemble, les deux signes (costume et lunettes) redoublent leur identification d'un corps faible, inapte à l'action. L'exemple de Clark Kent / Superman n'est pas fortuit : il va nous servir de guide dans les développements suivants, puisqu'il permet de reconnecter les deux modèles.

Même si les analyses dont nous avons tiré notre cadre théorique (de Theweleit à Bordo) peuvent sembler binaires dans leur définition de deux masculinités radicalement opposées, il faut nous rappeler qu'elles ne sont justement qu'un cadre : comme le suggère Browne, la culture américaine se distingue à cet égard du fascisme par la multiplicité des lectures qu'elle offre à partir de ce modèle. En d'autres termes, les représentations parfois extrêmes de la masculinité par Hollywood (les personnages de Schwarzenegger et Stallone étant le plus souvent convoqués pour illustrer cette tendance, par Yvonne Tasker ou Chris Holmlund, notamment) sont extrêmes précisément pour compenser l'affaiblissement perçu de la masculinité mythique américaine. Margaret Marsh contribue à ancrer cette tendance dans les premières années du XXe siècle quand elle rapproche les représentations imaginaires des hommes de cette période, plus violentes, de leur domestication progressive707. En somme, dans cette perspective, l'homme "actif", héroïque, n'existe que dans sa relation avec son antithèse, globalement féminisé, et parfois particularisé sous la forme du nerd ou du bureaucrate. C'est au fond ce que Woody Allen met en scène dans Play it Again, Sam : mais dans ce cas, la distance qui sépare le héros de son Autre (ou vice versa, le nerd de son Autre, selon le point de vue) est celle du désir : elle reste traitée sur le plan du regard, et l'homme démasculinisé a rarement l'occasion de se mettre à la place du héros qu'il envie. Dans un mouvement qui n'est pas sans rappeler les récits de "réformation" qui maillent la carrière de Douglas Fairbanks, les récits hollywoodiens vont proposer des trajectoires de retour vers le primitif.

>3.1.3 La figure de l'homme de bureau

Dans leur étude des masculinités "white collar", Karen Ashcraft et Lisa Flores isolent notamment les films Fight Club, American Beauty et In the Company of Men qui mettent en scène des hommes de bureau contraints par leur environnement, et qui vont mettre au point des stratégies de retour à une masculinité originelle708. Dans Fight Club (David Fincher, 1999), un employé de bureau (Edward Norton) fonde un club réservé aux hommes, dont le seul but est une pratique sauvage de la lutte, sans chemise, sans chaussures, sans même de gants, et surtout sans règles : ce faisant, il se libère d'une vie perçue comme aliénante, et retrouve son identité d'homme - par le biais d'une expression brute des énergies physiques. Dans American Beauty, c'est un autre employé (Kevin Spacey), assez similaire à celui de notre exemple précédent (si ce n'est son âge), qui va quitter la vie de bureau pour revenir à des emplois précaires, notamment dans un fast-food. Enfin, dans Office Space (certes un film plus mineur que les deux premiers), un trajet similaire est accompli : d'abord comptable, Peter Gibbons se réconciliera avec le travail et sa vie personnelle, en travaillant sur un chantier de travaux publics. Dans les trois cas, le corps change, se fait plus primitif, mais semble aussi descendre quelques échelons sur l'échelle sociale. En effet, ces parcours de remasculinisation impliquent, comme dans ceux déjà mis en place par Fairbanks, de se séparer d'une masculinité affaiblie car féminisée. Ashcraft et Flores résument ainsi :

Les formes publiques du travail ont longtemps été codées en terme d'un rapprochement entre la masculinité et des aspects à la fois primitifs et civilisés. Par exemple, certains chercheurs ont montré comment le travail manuel de la classe ouvrière produit une masculinité primitive, construite par des images d'une physicalité brute - du travail dur, manuel, réalisé par des corps suants et sales [...] De la même manière, les sujets associés à la classe ouvrière profitent (ou souffrent ?) d'une connection privilégiée avec une nature sauvage, primale, presque bestiale et avec la sexualité [...] Un tel codage annonce les dilemmes qui entourent la masculinité. Par exemple, la masculinité primitive de la classe ouvrière peut dominer l'espace intime plus "doux" (soft) et même adoucir (c'est-à-dire féminiser, rendre impuissant) ses supérieurs hiérarchiques. En même temps, cette masculinité primale peut être accusée de ne pas être assez civilisée, et les hommes de la classe ouvrière apparaissent alors comme de grandes brutes bêtes et juvéniles709.

Malgré ce risque d'excès, les récits que nous avons évoqués penchent tous en faveur de ce corps à l'énergie brute, sauvage : le véritable danger se situe du côté de la domestication et de la sédentarité de l'employé de bureau. Il est vrai que ces films "de bureau" constituent un corpus plutôt restreint, un peu en marge des genres cinématographiques que nous avons parcourus. Les personnages de Fight Club, American Beauty et Office Space sont quelque peu héroïsés par leur parcours ; cependant ils ne sauraient être perçus comme des héros dans le cadre de la définition (centrée sur la question de la prise en charge par le corps) que nous avons proposée. Cependant, ces bureaux, comme espaces de la domestication masculine réapparaissent en dehors de ce micro-genre, dans les films d'Action - là où on les attend peut-être le moins.

Dans First Blood: Part II et Die Hard, les bureaux subissent des destructions radicales par la main du héros (dans le premier cas) ou comme conséquence plus large de ses combats contre les méchants (fig. 101, 102).

fig. 101.1 fig. 101.2

fig. 102.1 fig. 102.2 fig. 102.3 fig. 102.4 fig. 102.5 fig. 102.6

fig. 101, 102 : Des bureaux sont mis en pièces dans Die Hard et Rambo: First Blood Part II.

Dans le premier cas, Rambo, trahi par le chef des opérations Marshall Murdock, revient de sa mission et détruit par des tirs nourris les ordinateurs qui devaient garantir sa victoire. Son geste participe, comme la libération des prisonniers de guerre vietnamiens, d'une réécriture de l'histoire. Celle-ci se fonde sur un discours dominant dans les années 80, qui suggère que la guerre du Vietnam aurait pu être gagnée par les soldats : c'est la frilosité des bureaucrates, des dirigeants, leur distance d'avec le terrain qui a coûté aux États-Unis sa victoire710. Murdock incarne cette figure du bureaucrate trop confiant et mal informé, conformément au motif de "trahison des élites" qui maille le cinéma d'Action américain dans les années 80. Lors de la scène de destruction du bureau par Rambo, un champ-contrechamp montre tour à tour le buste musclé du héros, équipé de son arme à feu, et les ordinateurs qui explosent et fument sous le coup de l'assaut. La dichotomie entre "dureté" et "mollesse" fait ici l'objet d'une mise en image limpide : la chair du héros n'est pas opposée à son arme, qui la complète, mais à la technologie désincarnée, froide, que représente l'informatique711. Die Hard se rapproche de ce traitement, mais fait preuve d'une référentialité accrue lorsque les ordinateurs et autres postes de travail de la tour Nakatomi, détruits, cèdent en effet la place à une jungle reconstituée. En somme, même lorsqu'un personnage semble loin du travail de bureau, il doit, comme par précaution, détruire cet espace pour affirmer sa masculinité. Ce refus de la vie d'employé participe donc d'un rejet de la classe dirigeante, dont la gestion de la guerre du Vietnam a été perçue comme une trahison. Mais pour nous, c'est la deuxième signification qui est cruciale : dans ce cadre, la destruction du bureau prend la forme d'un manifeste héroïque, d'une affirmation de l'identité masculine par rapport à un modèle inadéquat, trop civilisé, et du coup pas assez américain.

Plus récemment, les films d'Action ont proposé des modèles de négociation (plutôt que de destruction) avec l'espace du bureau. Plus souvent, les talents en informatique se révèlent être utiles, et pas seulement dans des fictions marginales s'intéressant à la sous-culture cybernétique (Hackers, 1995). Matrix et Wanted empruntent au sous-genre des hommes de bureau la caractérisation de leurs personnages en employés frustrés et aliénés. Tous deux vont connaître un destin extraordinaire en découvrant leur véritable nature ("Élu" destiné à sauver les derniers humains dans un cas, héritier d'une lignée d'assassins dans l'autre). Les récits, assez différents, frappent par la proximité de leurs approches de l'homme de bureau. Dans Matrix, le personnage de Neo quitte avec peine son lieu de travail dans lequel ses adversaires l'ont piégé, pour enfin quitter le monde virtuel de la Matrice. Les membres de la résistance humaine sont rassemblés dans un vaisseau dont la carcasse métallique composite expose vis, écrous et fils électriques (fig. 103). De cette façon, la technologie "soft" de l'informatique est requalifiée en technologie "hard", mécanique. Wanted propose un trajet similaire : Wesley Gibson joint une ligue d'assassins à laquelle appartenait son père - mais ces assassins se trouvent également être des tisserands. Au cours de son entraînement, Gibson découvre une machine de filature gigantesque, qui transmet les ordres de mission grâce au code dissimulé dans son tissage. Ce codage n'est autre qu'un langage binaire composé de zéros et de uns, comme le langage informatique : parti loin de son bureau et de son ordinateur, Gibson retrouve au cœur de son programme d'Action une technologie informatique déguisée, recodée en machine primitive (fig. 104).

fig. 103, 104 : Les ordinateurs peuvent être matérialisés dans le cinéma hollywoodien, mais très souvent, ils ne sont héroïques qu'à la condition d'être requalifiés en hardware.*

fig. 103.1 fig. 103.2 fig. 103.3 fig. 103.4

fig. 104.1 fig. 104.2 fig. 104.1

fig. 103 : Le vaisseau Nebuchadnezzar dans la franchise Matrix.
fig. 104 : La machine à tisser dissimule un code binaire dans Wanted.

Dans les deux cas, le bureau n'a pas à subir de destruction radicale (même s'il est encore le théâtre d'événements destructeurs) de la part du héros, puisque ce dernier héroïse des objets et accessoires habituellement perçus comme non-héroïques (pour ne pas dire anti-héroïques, dans certains cas).

Ce détour par la place symbolique du bureau dans le film d'Action nous permet ainsi de clarifier ce schéma binaire séparant les hommes "primitifs", héroïques, des hommes inadéquats, ayant perdu contact avec leur masculinité suite à une domestication excessive. Dans les cas que nous avons cités, ce n'est pas seulement le bureau, parangon de la sédentarité, qui est mis à mal par les héros : les technologies informatiques, parfois objets de fascination dans certains genres (la science-fiction de façon générale, et le thriller plus récemment) sont ici opposées à l'épanouissement de la masculinité. De nombreuses stratégies sont mises en place pour signifier l'héroïsme des personnages d'Action : parmi elles, la substitution d'une arme primitive à une technologie dématérialisée permet de situer le héros en termes de genre (une masculinité forte) et de classe (cette masculinité n'étant pas mise à mal par un excès de civilisation). Cependant, nous allons, éclairée par notre analyse des hommes de bureau au cinéma, revenir aux nerds. Nous avons précisé les connotations qui entourent l'outil informatique dans l'imaginaire américain. À présent, nous allons envisager que ce codage négatif n'est pas seulement le résultat d'une angoisse de féminisation, mais au contraire d'une peur d'un héroïsme possible reposant sur ces technologies - le nerd, ostracisé au lycée, aurait la possibilité de devenir un héros une fois sorti de ce contexte.

3.2 Héros intellectuels et nerds héroïques

3.2.1 Les héros intellectuels : un impossible ?

Le nerd est souvent identifié par ses bons résultats scolaires dans les "films de lycée", mais aussi par une appétence particulière pour certains contenus : il est très fréquent que le personnage soit bon en mathématiques (et participe par exemple à des concours en tant que mathlete), en sciences, et possède une solide culture informatique. Cette dernière passion s'incarne souvent dans des gadgets qui entourent les personnages : il n'est ainsi pas rare de voir des nerds recourir à l'emploi d'un majordome robotisé (The Revenge of the Nerds ; The Benchwarmers) ou inventer des machines élaborées pour satisfaire leurs désirs (la machine digne de Frankenstein dans Weird Science ; la maquette élaborée dans Can't Hardly Wait). Cette maîtrise de la technologie, pour des raisons que nous avons évoquées, dessert les nerds plus qu'elle ne les valorise. Cependant, il est significatif de constater que le discrédit qui entoure l'outil informatique dans les années 80, par son association avec le nerd, est contemporain de sa valorisation dans les médias et la culture populaire. Les succès financiers de Bill Gates et de Steve Wozniak ont fait des nerds des figures positives, en associant l'expertise informatique, à priori peu masculine, à une forme d'accomplissement. Lori Kendall suggère que Gates compense les aspects de sa personnalité pouvant contribuer à l'identifier comme "nerd" : sa fortune, son goût des voitures sportives et du tennis712 l'éloignent de l'image classique du nerd asocial et peu sportif. Cependant, l'aura dont il bénéficie montre que l'informatique peut également constituer un objet de fascination, et pas seulement de rejet. Les highschool films suggèrent d'ailleurs des futurs similaires pour les nerds qui les intéressent, même ceux qui ont le plus de difficultés sociales. Dans Peggy Sue Got Married (Francis Ford Coppola, 1986), le personnage de Kathleen Turner se rend à une réunion d'anciens élèves organisée par son lycée : sur le point de divorcer, elle se demande si son erreur n'a pas été d'épouser son amour de jeunesse, Charlie, devenu depuis un chanteur raté ; elle regrette notamment de ne pas avoir davantage regardé le nerd de sa classe, ayant accédé à la richesse grâce à ses talents intellectuels.

Ce schéma n'est pas isolé : tous les films de lycée utilisent des moyens narratifs plus ou moins complexes pour suggérer, sinon affirmer, que le futur qui attend les nerds rachètera les avanies subies au collège et au lycée. Ainsi le nerd de Romy and Michele's Highschool Reunion (nous notons au passage l'argument scénaristique proche de Peggy Sue) devient millionnaire, et c'est avec lui que l'une des deux héroïnes formera un couple. Dans The Benchwarmers, un groupe de losers revendiqués se rassemble en une équipe de base-ball : ils sont soutenus financièrement par Mel, lui aussi millionnaire, qui se présente comme "un autre nerd à avoir grandi713". Parfois, les films indiquent plus succinctement les devenirs de leurs personnages, comme l'épilogue, souvent copié ou parodié depuis, d'American Graffiti (George Lucas, 1973). Le modèle fait figure d'exception, puisque dans ce cas, le nerd de l'histoire disparaît au Vietnam - rien ne nous dit que son talent, qu'on ne peut d'ailleurs que supposer, lui ait servi à quoi que ce soit. Can't Hardly Wait cite American Graffiti en accolant à des images fixes de courtes phrases résumant les destins de ses nombreux personnages714. Ici, en revanche, le nerd connaît un destin brillant, directement inspiré de celui de Bill Gates, puisqu'on nous apprend qu'il devient un entrepreneur fortuné, dont les succès sont couronnés par la compagnie d'une top model ("Il a aussi fondé une entreprise d'informatique qui est aujourd'hui côtée à 40 millions de dollars. Actuellement, il sort avec un mannequin715"). Les jocks en revanche, voient leur popularité s'effondrer après le lycée, ainsi que leur forme physique (dans Can't Hardly Wait également).

Ces postulats fictionnels rejoignent la mythification des informaticiens les plus célèbres dans les médias. En 1996, un documentaire nommé The Triumph of the Nerds: The Rise of Accidental Empires contribue à définir les nerds comme des héros dormants, peu attirants en termes d'image, mais recelant des talents insoupçonnés. Le mot "nerd" est constamment utilisé par le narrateur, Robert X. Cringely716, qui de fait réactive de façon littérale l'opposition corps / esprit qui travaille supposément le nerd. Là aussi, une asocialité chronique semble découler de la passion des nerds pour l'outil informatique :

[Il s'agit là de] l'obsession d'un certain type de jeune garçon, qui préfère se frotter à un boîtier électronique qu'au monde imprévisible des personnes. Nous les appelons ingénieurs, programmeurs, hackers ou "techos". Mais surtout, nous les appelons des nerds717.

Cringely pose une thèse principale, annoncée d'ailleurs dans le titre de son documentaire : le succès de l'ordinateur personnel, et l'identité des acteurs qui ont rendu cette évolution possible, repose avant tout sur une suite de hasards, voire d'improbabilités. En accentuant l'aspect asocial, voir repoussant, des protagonistes qu'il présente (principalement des employés d'Apple et d'IBM), Cringely augmente proportionnellement leur mérite. Il retourne une forme de l'inadéquation masculine pour en faire une figure proche de l'héroïsme.

Si les nerds sont promis à des jours meilleurs, cela ne se traduit pas pour autant par leur héroïsation au centre du récit. Il est même symptomatique que ces succès soient repoussés dans un futur lointain, en dehors de la diégèse. Nos exemples présentent des destins glorieux pour les nerds, mais sans leur donner le rôle central. Même Romy and Michele, qui inclut un nerd devenu millionnaire, ne fait pas du personnage une figure stratégique. Ces versions du récit d'acceptation (parfois proche du récit de vengeance, lorsque les jocks connaissent des futurs proportionnellement désastreux aux succès des nerds) ne peuvent donc être considérées comme des exemples d'héroïsation du nerd. Néanmoins, nous les signalons puisqu'elles représentent de façon positive des hommes utilisant l'informatique, une discipline traditionnellement féminisante en termes symboliques. Cette lumière plus avantageuse projetée sur l'identité des nerds intègre une forme d'anxiété : les nerds ne sont pas seulement des exemples de réussite, comme le suggère également le documentaire de Cringely, mais les détenteurs d'une réussite ultime. Lorsque Steve Jobs (fondateur d'Apple) parle de ses succès dans Triumph of the Nerds, il évoque la croissance exponentielle de ses revenus dans les premières années d'Apple : il y a là quelque chose d'excessif, d'incommensurable dans cette fortune multipliée : les nerds, représentés et caricaturés en des termes qui les rapprochent du monstre718, sont "monstrueux" également dans leur succès.

Un dernier cas peut retenir notre attention, et suggérer, sinon une héroïsation des nerds, une "nerdisation" des héros. Dans le deuxième épisode des Quatre Fantastiques (4: The Rise of the Silver Surfer, 2007), l'opposition entre nerd et jock surgit de façon inattendue. Les Quatre Fantastiques sont des super-héros qui possèdent tous un talent unique suite à leur exposition à des rayons cosmiques. Reed Richards, surnommé Mr. Fantastic, est le leader du groupe. Avant de devenir un super-héros, il était un éminent scientifique - ici, sa profession n'est pas connotée négativement, puisque les aventures des Quatre Fantastiques mettent en jeu le corps de façon répétée, et se déroulent loin des bureaux et des ordinateurs (à l'exception de scènes "explicatives" auxquelles nous avons déjà fait allusion). Dans ce film, c'est le Surfeur d'argent, venu détruire la planète Terre, qui tient la place du méchant. L'armée est en charge des opérations, mais a besoin des talents des Quatre Fantastiques. La scène qui introduit cette collaboration est l'occasion d'opposer la masculinité excessive du général Hager (d'ailleurs Afro-Américain719) à celle, plus équilibrée, de Richards. L'échange se déroule ainsi, en convoquant clairement l'imagerie du highschool film :

HAGER : C'est moi le quarterback. Toi, tu joues dans mon équipe. Pigé ? Mais t'as jamais dû jouer au football au lycée, pas vrai, Richards ?

RICHARDS : Non, tu as raison. J'y jouais pas. Je suis resté dans mon coin et j'ai étudié comme un bon petit nerd. Et quinze ans plus tard, je suis un des plus grands esprits du XXIe siècle. Je suis fiancée à la fille la plus canon de la planète. Et le gros sportif qui jouait comme quarterback au lycée ? Eh bien il me demande mon aide. Et il ne va rien obtenir du tout à moins de faire ce que je lui dis.

HAGER: I'm the quarterback. You're on my team. Got it? But I guess you never played football in highschool, did you, Richards?

RICHARDS: No, you're right. I didn't. I stayed and studied like a good little nerd. And fifteen years later, I'm one of the greatest minds of the 21^st^ century. I'm engaged to the hottest girl on the planet. And the big jock who played quarterback in highschool? Well, he's standing in front of me asking me for my help. And he's not gonna get a damn thing unless he does exactly what I tell him.

L'échange opère un usage réflexif de clichés bien connus, convoquant du coup l'utilisation des termes nerd / jock dans les cours de lycée, mais aussi, en 2007, toute la solidification de ces stéréotypes au cinéma. On retrouve la même structure que dans Can't Hardly Wait : le passé difficile du nerd est racheté doublement. Les deux pans de cette reconstruction concernent la masculinité : l'un, plus proche de notre sujet, retourne l'expertise du nerd en atout, alors qu'elle contribuait à l'ostraciser dans le contexte du lycée. Les technologies "soft", ne sont plus, dans ce cadre, un handicap, mais une nouvelle forme d'héroïsme. Deuxièmement, il est important pour le nerd de réaffirmer sa masculinité sur le plan de l'hétérosexualité : le succès professionnel est couronné par une relation avec une femme - si possible un trophée, puisqu'elle se doit d'être la plus séduisante possible (une top model dans un cas, "the hottest" dans l'autre). Enfin, le super-pouvoir de Richards devient significatif dans ce contexte : il possède en effet la capacité d'étendre ses membres, comme s'il était constitué d'une matière élastique. Les formes (de plus en plus complexes au fil des scènes d'action) prises par son corps rappellent les bras étirés de Jerry Lewis dans The Nutty Professor, et plus généralement les cartoons dont ce type de corps impossible est issu. Malgré sa position de héros, Richards charrie encore son identité de nerd, dès lors que son héroïsme lui façonne un corps comique. L'exemple des Quatre Fantastiques révèle comment cette question du nerd et du jock hante le cinéma américain : même lorsque l'héroïsme est de mise, il faut toujours le recontextualiser par rapport à son envers, qui n'est pas tant le méchant (souvent très masculin lui aussi, à l'excès) qu'une version de la sissy du début du siècle, anti-héroïque par excellence.

3.2.2 Du côté des nerds, un héroïsme retourné

Il existe donc des héros intellectuels, qui revendiquent leur statut de nerd, ou d'ex-nerd, tout en compensant cette affirmation par une démonstration physique d'ampleur. Mais existe-t-il des cas où les nerds viennent de la même façon rogner le territoire des héros ? Dans son discours, Richards produit plus qu'un clin d'œil envers un public familier des fictions se déroulant au lycée : il convoque toute une imagerie du nerd, alors requalifiée comme héroïque. Les nerds, de la même façon, vont jouer avec les images les plus stéréotypées de l'héroïsme - l'effet relèvera souvent du porte-à-faux, mais mérite d'être mentionné, car il constitue une alternative aux récits qui imposent aux nerds de "s'africaniser" pour reconquérir leur masculinité. My Science Project (1985) ne concerne pas les aventures d'un nerd en premier lieu : l'exposé de science évoqué par le titre est celui de Mike Harlan, qu'on ne peut pas qualifier de jock, mais qui présente tout de même une certaine assurance et une maîtrise de la mécanique automobile720 qui le situe du côté du corps plutôt que de l'esprit. Harlan découvre par hasard une machine extra-terrestre qui a la capacité de modifier l'espace-temps, et décide de l'utiliser pour finaliser son exposé de sciences. La machine, incontrôlable, va générer des disparitions et apparitions d'objets, que Harlan va essayer de contrôler, aidé par une nerdette, un Italo-Américain nommé Latello, et un jeune nerd, plus périphérique à l'histoire. Dans les dernières minutes du film, la mystérieuse machine semble déchaînée, et déclenche un télescopage d'époques dans le lycée des personnages. Les trois personnages masculins (mécanicien, sidekick et nerd) doivent très classiquement sauver la jeune fille du groupe, et traversent différentes embûches liées aux époques convoquées, de la préhistoire à un futur apocalyptique, en passant par la Grèce antique. Un court passage de la séquence se situe dans une jungle occupée par des Asiatiques belliqueux, dont l'accoutrement évoque les Viêt-Congs. Cette séquence est l'occasion pour le nerd, jusque là plongé dans les livres de la bibliothèque, de révéler une forme d'héroïsme. S'emparant d'une arme, il se met à tirer sur ses ennemis, ce qui pousse Latello à le surnommer "Ramboy". Dans le cadre de ce film, mineur, la remarque peut sembler anodine : mais il est suggéré dans d'autres productions que les nerds ne sont pas seulement hantés par l'héroïsme, mais par une version bien particulière de celui-ci. C'est la masculinité dite "reaganienne" aux excès physiques et charnels qui semble poursuivre les nerds.

On rencontre un exemple plus développé de cette mise en relation des deux modèles dans Rushmore. Max Fischer, lycéen atypique (proche du nerd, mais aussi du stéréotype du "petit génie" que nous avons évoqué plus tôt) vit sa scolarité sur un mode conflictuel, et s'extrait de ses obligations en montant deux pièces de théâtre, toutes deux largement identifiables grâce à leur relation aux genres hollywoodiens : la première évoque le film de gangsters, tandis que la seconde reproduit un décor de jungle, typique du film d'Action. Là aussi, cet environnement sauvage est la scène d'une guerre indéterminée, visuellement très proche de la Guerre du Vietnam telle qu'elle a été représentée au cinéma. Max exporte dans son décor de théâtre les effets pyrotechniques habituellement réservés au cinéma, ce qui concourt à l'effet comique de la scène : le public doit chausser des lunettes et des casques insonorisés pour suivre le spectacle. La pièce a un rôle stratégique dans le déroulement de l'histoire : à ce stade, Max s'est coupé de ses amis à cause de son attitude. Renvoyé de son école qu'il vénère, critiqué par ses anciens soutiens, le personnage s'offre le premier rôle dans sa pièce, celui d'Esposito, un soldat très proche de Rambo, dont le nom hispanique suggère déjà une autre masculinité, exotique et primitive (fig. 105).

fig. 105.1 fig. 105.4 fig. 105.3

fig. 105 : Max, jeune nerd surdoué autant que distrait, se réinvente une masculinité grâce au personnage d'Esposito, rôle principal d'une pièce de théâtre qu'il a lui-même écrite.*

Dans les deux cas ci-dessus, l'emprunt d'une identité héroïque bien particulière, celle de Rambo, permet de "racheter" l'identité de nerd, mais aussi bien de suggérer que les rôles ne sont pas aussi précisément distribués qu'ils en ont l'air. Ce type de discours, parfois tenté par quelques films (My Science Project, Rushmore) constitue une alternative au récit compensatoire qui fait du nerd un millionnaire, puisqu'il inclut dans la diégèse une possibilité de changement. Et "changer", dans ce cas, ne revient pas nécessairement à se réformer, à corriger les défauts de son corps par l'adoption d'un modèle opposé à l'extrême (ce serait le pan de "l'africanisation") : les identités empruntées par les deux personnages ici évoqués ne deviennent héroïques que de façon détournée, de façon clairement fictive (la pièce de théâtre) ou le temps d'un interlude fantastique (le voyage dans le temps). Cette relation est la plus intéressante : elle surgit au moment où les films réfléchissent sur leur propre nature de fiction, et celle de leurs personnages, pour mieux inverser les rapports de force jusque là construits. Ces deux exemples, sans doute mineurs par rapport à l'ensemble d'un corpus riche en fins conventionnelles, nous permettent cependant d'envisager une plus grande fluidité entre les identités, et la réalité d'un passage, pourquoi pas répété à l'envi, entre l'identité de héros et celle de nerd. Autrement dit, nous n'allons plus réfléchir sur des nerds héroïques, ou des héros intellectuels, mais questionner des figures plus ambiguës, capables de prendre corps dans l'un ou l'autre des stéréotypes, et de retourner ensuite à leur identité d'origine.

3.2.3 Lunettes et déguisement

Le terme de mascarade (de l'anglais masquerade) lui-même ne saurait être avancé sans faire état de la fortune critique qu'il a connu, à commencer par sa construction par Judith Butler. Ces interrogations se prolongent chez Mary Ann Doane, à qui nous ferons largement référence. Il ne s'agit pas pour autant d'appliquer cette grille à la problématique du nerd : nous avons conscience que la question de la mascarade, d'abord élaborée par Butler, repose sur un questionnement du genre féminin. La masculinité est normalement étrangère à cette idée de mascarade : nous allons donc en faire usage en infléchissant sa définition, au travers d'exemples à venir. Pour cette raison, nous passerons quelque peu sur l'ancrage du concept dans la théorie lacanienne721. Pour nous, "mascarade" ne signifiera pas seulement "performer" le genre (masculin ou féminin, indépendamment du genre biologique), mais performer une représentation du genre, autrement dit naviguer d'une masculinité à l'autre. Le héros qui se déguise en nerd, quelle que soit son intention, ne met pas en exergue son genre masculin en tant que tel, mais propose une variation de sa masculinité : nous verrons des exemples, très tôt dans l'histoire du cinéma, d'hommes qui jouent à s'imaginer comme moins évidemment masculins.

Telle est la différence entre mascarade et travestissement : se travestir, c'est changer de genre, jouer à être de l'autre sexe. Hollywood y a régulièrement recours dans ses représentations : pensons à I Was a Male War Bride (1949), Some Like It Hot (1959), plus tard Tootsie (1982) et Madame Doubtfire (1993). Dans tous ces cas, le travestissement constitue un jeu sur le genre masculin, mais aussi un jeu sur la persona des acteurs qui se prêtent à l'exercice : c'est une dimension qui sera prolongée dans la mascarade. Celle-ci ne consiste donc pas en un travestissement, ou en une forme de "cross-dressing". Ce terme américain est cependant significatif et peut nous guider dans la constitution d'un concept adapté à l'étude du nerd, car il contient la notion de limite, dépassée ou transgressée par le personnage. Produire une mascarade a longtemps été considéré par la critique comme un exercice typiquement féminin, qui consiste à performer son propre genre, à "redoubler la représentation", à exagérer les codes de la féminité722 - une telle production de sens repose à la fois sur la personne qui fait usage de ces codes, mais aussi sur la présence d'un spectateur. Car la mascarade est une forme de spectacle, de performance : elle joue comme un masque - quant à savoir ce qui est masqué dans le processus, les opinions divergent, selon qu'on suive Butler, Lacan ou Joan Rivière723. De cette définition, nous retenons surtout la spécificité de la mascarade comme redoublement, réaffirmation. Toutefois, la mascarade qui va relier le nerd au héros est particulière, car elle semble conserver la notion de limite propre au travestissement : quand le héros devient nerd, il établit une différence de nature entre ce qu'il est et ce qu'il devient, même s'il ne change pas de genre. La féminisation qui accompagne l'identité de nerd pourrait expliquer que nos exemples de mascarade, que nous allons à présent développer, prolongent la performance genrée du travestissement.

Deux cas, antérieurs à l'apparition du terme "nerd" dans le langage, retiennent notre attention. Cary Grant et Humphrey Bogart ont chacun interprété un "square" au cours de leur carrière, et ont utilisé à cette fin une chorégraphie discrète pour emprunter cette identité, puis s'en extraire le moment voulu. Humphrey Bogart, pour interroger une libraire dans The Big Sleep (1946), chausse une paire de lunettes et prend une pose affectée. Il met au point ce déguisement sommaire avant d'entrer dans la librairie, en relevant le bord de son chapeau et en chaussant une paire de lunettes. Lorsqu'il salue la vendeuse et lui pose quelques questions, sa voix prend un timbre nasillard. Le moment est très court, et Bogart est bien vite démasqué. Il entre et sort de cette identité avec grâce, non sans faire usage de lunettes. Il désamorce la masculinité assurée qui lui est traditionnellement associée en devenant le temps d'une scène un rat de bibliothèque. Cary Grant, lui, offre des incarnations du nerd ou square plus développées, respectivement dans Bringing Up Baby (1938) et Monkey Business (1952).

fig. 106.1 fig. fig 106.2 fig. 106.3

fig. 106 : Cary Grant vit une expérience que les super-héros vivront après lui : la vue est améliorée, ce sont les lunettes qui rendent le monde extérieur flou (Monkey Business).

Dans le premier cas, Cary Grant interprète le Professeur Huxley, dont l'attitude obsessionnelle vis-à-vis de son travail est encouragée par sa fiancée. En plus d'une pose là aussi précieuse724, le personnage porte des lunettes : à cette caractérisation répond son incapacité à être au monde sans déclencher une série de catastrophes, comme le montre la scène de rencontre avec Susan Vance (Katharine Hepburn)725. Les lunettes font ici l'objet d'un usage inversé : le personnage qu'incarne Grant renvoie directement au stéréotype tel qu'il est parodié par Bogart. Ce dernier, dans son rôle de privé, allait au personnage de square en chaussant des lunettes. Ancré dans cette identité peu masculine, Cary Grant va progressivement s'en éloigner, principalement en choisissant une femme qui lui correspond, la fantasque Susan Vance. Celle-ci participe entièrement à la transformation, lorsqu'elle note, après avoir poursuivi de façon effrénée le léopard Baby : "Vous êtes si charmant sans vos lunettes726". Un autre moment évoque l'inutilité fonctionnelle des lunettes, lorsque Cary Grant s'exclame : "Tout ce que j'ai fait aujourd'hui, j'aurais aussi bien pu le faire les yeux fermés727". L'inadéquation du "square" à son environnement est rendue lisible par les lunettes, qui ne semblent pas avoir d'autre rôle que de manifester une incompétence fondamentale du regard. Les lunettes ne servent pas à mieux voir, mais à montrer que le personnage n'y voit rien.

Dans d'autres occurrences, les lunettes recouvrent un peu de leur qualité d'objet. Monkey Business réactive la figure du scientifique obsessionnel déjà utilisée par Bringing Up Baby. L'argument du film évoque (certes sur le mode de la comédie) les possibilités du corps, non sans évoquer les scènes de transformation des films de super-héros. Barnaby Fulton cherche à élaborer un médicament qui limiterait les effets du vieillissement. Comble de l'ironie, c'est un des singes lui servant de cobaye qui va mettre au point la potion, par accident. Ayant absorbé le liquide, Fulton va, comme le suggère le titre français, se sentir rajeunir. Le premier symptôme de cette transformation est sensible dans la correction instantanée de sa vision. Cela donne lieu à une confusion savoureuse, qu'on retrouvera à l'identique dans Spider-Man : le personnage croit en effet que sa vision se trouble, alors qu'elle s'améliore (fig. 106). Ce sont les lunettes, rendues inutiles, qui masquent le monde par un flou. Il est intéressant que ce nouveau corps, plus jeune, plus performant (avant que l'effet ne s'aggrave et pousse les personnages dans une témérité juvénile), se manifeste d'abord comme un handicap. Par la suite, à mesure que les effets du tonique se manifestent ou s'estompent, Fulton devra enlever et remettre ses lunettes. Elles tiennent donc un rôle plus crucial que dans Bringing Up Baby : les lunettes ne servent pas seulement à signaler l'inadéquation d'un personnage, mais jouent là comme l'élément d'une mascarade, dans le sens où Fulton passage d'une masculinité à l'autre, d'abord scientifique d'âge mûr, soumis à son corps, puis enfant dans un corps d'adulte, tout puissant et incontrôlable. Bien sûr, la mascarade qui est à l'œuvre ici n'a pas la clarté visuelle et symbolique de celle que pratiquera Superman. Il faut se rappeler ici que d'autres ambiguïtés sont charriées par le corps de Cary Grant : la bisexualité de l'acteur forme un pan de sa persona, tandis que la féminisation qu'il active dans certains rôles doit être replacée dans le contexte plus large de la "bisexualité symbolique728" des stars à Hollywood. Si la modulation de la masculinité, de modèles très virils à des figures moins assurées, peut être considérée comme une mascarade, alors il faut reconnaître qu'elle concerne de nombreux acteurs de l'Hollywood classique, comme James Stewart ou James Dean729. Nous retenons particulièrement la figure de Cary Grant, car elle présente les incarnations les plus proches des futurs nerds, et, de façon intéressante, éclaire la corporéité des héros d'action, comme nous l'avons évoqué dans un chapitre précédent en analysant North by Northwest. Sa "fluidité", en termes de persona, a d'ailleurs été notée par la critique :

Cary Grant a été caractérisé de manière très mobile par des termes binaires, entre masculin et féminin, anglais et américain, distingué et populaire, ce qui lui a permis de les incarner dans la contradiction [...] la performance dont résulte "Cary Grant" se révèle à la fois civilisée et anarchique, subtile et osée, verbale et physique, élitiste et populaire, ce qui suggère que ses caractéristiques propres, en tant que star, prennent toujours le risque de lui faire dépasser certaines limites qui, dans l'imaginaire américain des années 50, séparent la virilité de son pendant efféminé pour mieux isoler une version standard de la masculinité730.

On retrouve ici la binarité qui régulait les transformations de Douglas Fairbanks dans sa première carrière. La notion de risque répond à celle, implicitement contenue par le travestissement, de limite. Au travestissement littéral de I Was a Male War Bride répond la mascarade (une forme de travestissement contenu, dans ce cas) de Monkey Business : les identités de square et d'homme viril semblent peut-être moins opposées que les identités de genre masculin et féminin, mais elles offrent le matériau pour la formation d'une tension. Celle-ci était dans une certaine mesure déjà à l'œuvre dans les films de Fairbanks, mais était moins ambiguë. Les lunettes, en appuyant les passages répétés d'une identité à l'autre, insistent sur la fragilité de l'identité masculine, capable de se féminiser à tout instant. Ce n'est pas un hasard si Ronald Reagan (comme beaucoup avant et après lui, à n'en pas douter), qui cultivait durant ses campagnes l'image de cow-boy solide et viril construite par sa carrière d'acteur, veillait justement à ne jamais porter ses lunettes en public731.

Ce rôle des lunettes sera repris de façon fameuse par Superman, puis par Spider-Man : la problématique sexuelle n'aura pas la même importance que dans les exemples ci-dessus, puisque la persona de Cary Grant amenait principalement ce régime de tensions. Chez Superman tel qu'il est représenté au cinéma, ce dilemme entre deux personnalités, deux masculinités, et l'abîme qui les sépare réapparaît, et occupe par ailleurs une place plus fondamentale encore dans la construction du personnage.

3.2.4 Le cas de Superman : la question de l'entre-deux

La mascarade, dans nos exemples précédents apparaît principalement comme un ressort comique ou comme un contrepoint au récit principal, même si elle pointe, en filigrane, l'inconstance fondamentale des identités et des corps qui les portent. Superman, en tant que personnage de comic book et de cinéma, semble puiser dans la mascarade les principes même de son essence. Là encore, la binarité offre une apparence trompeuse de clarté. Car, en effet, les termes de la schize supermanienne semblent très clairs, au premier abord. Il y a Superman, l'homme fort venu de Krypton, vêtu d'un collant et d'une cape pour accomplir ses exploits. Face à lui, pour dissimuler cette nature extraordinaire, se trouve Clark Kent, personnage falot, banal, l'homme de bureau américain par excellence, esclave de son travail et des conventions sociales qu'il lui impose. Là où le costume de Superman révèle, souligne, le costume de Kent efface et normalise. L'extraordinaire et l'ordinaire sont là deux faces d'une même pièce : ce motif, lié au personnage, est la source principale des récits, le point de tension qui permet de renouveler les scénarios à l'envi. Là où héros et nerd n'ont jamais été si proches, il n'est pas surprenant de relever un usage constant des lunettes. Nous aurons l'occasion de relever d'autres formes de passage, mais lorsque cet accessoire est utilisé, il joue un rôle crucial et infléchit le sens de la transformation. Clark Kent n'y a pas systématiquement recours pour devenir son alter ego tout puissant, mais lorsque cette situation se présente, elle n'est jamais anodine.

Une scène en particulier, dans le premier film de la série, utilise à plein le motif des lunettes pour révéler la tension entre les deux identités. Plus tard, nous verrons comme le personnage utilise des cabines téléphoniques, et d'autres éléments de mobilier urbain, pour se transformer. Les lunettes, quant à elles, peuvent intervenir de deux façons. Elles peuvent premièrement constituer un geste introductif, à la manière de la chemise déchirée, et amorcer une transformation plus complète. Lorsque les lunettes sont impliquées, le plus souvent, ce n'est pas pour introduire un exploit quelconque, mais plutôt dans le contexte de la tension amoureuse qui existe entre Superman et Lois Lane, une journaliste collègue de Clark Kent au Daily Planet732. Plutôt que d'introduire le passage d'une identité à une autre, les lunettes vont produire un jeu d'hésitations entre les deux personnalités. Ainsi, dans le premier film, se joue une situation fréquente, où Superman et Clark Kent sont tous les deux attendus chez Lois Lane, pour des motifs différents. Bien entendu, il n'existe qu'un seul corps pour faire cohabiter ces deux identités, et le dédoublement ne fait pas partie des talents du super-héros. Superman arrive donc le premier, et séduit Lois lors d'une séquence de vol, où la métaphore sexuelle, loin d'être dissimulée, fait plutôt l'objet d'un clin d'œil au public adulte du film. Revenu aux appartements de Lois, Superman profite de l'inattention de celle-ci pour s'éclipser, et aussitôt Clark Kent frappe à la porte. C'est un aspect essentiel chez Superman : si le dédoublement est impossible, le récit travaille à "coller" les identités autant que possible, notamment grâce aux ressources du montage. La question du changement de costume est éludée, et Clark Kent apparaît bafouillant sur le palier d'une Lois déçue, encore sous le charme du moment partagé avec le super-héros. Alors que celle-ci s'éclipse pour se rafraîchir, Clark Kent est tenté de lui révéler son identité. Cette tentation est formulée physiquement, par une semi-transformation. On voit le journaliste pataud, retirer ses lunettes, et ce simple geste amorce le changement : le personnage se redresse, arbore son sourire iconique. Ces légers ajustements font basculer l'apparence de nerd de Kent vers son alter ego héroïque. Superman/Clark Kent renonce à révéler son identité, et la transformation est alors inversée.

fig. 107.1 fig. 107.2 fig. 107.3 fig. 107.4

fig. 107 : Superman utilise le déchirement emblématique de la chemise pour articuler les deux identités du super-héros.

fig. 108.1 fig. 108.2 fig. 108.3 fig. 108.4 fig. 108.5 fig. 108.6 fig. 108.7 fig. 108.8

fig. 108 : Le dessin animé réalisé par Max Fleischer propose ici une autre stratégie pour prendre en charge le changement de costume.

Cette courte scène permet de saisir la tension extrême, qui existe entre les deux facettes du personnage, et tente de représenter ce qui n'est pas représentable, tout au moins pas dans le contexte du récit supermanien : l'exact entre-deux qui sépare ces avatars.

Superman et Kent constituent donc deux identités qui entrent constamment en friction sur le plan narratif. Lorsque leur indéniable proximité est affirmée, comme ici, c'est pour mieux complexifier la binarité apparente du schéma. En effet, c'est dans ce type de mises en scène qu'émerge un troisième terme à l'équation. Lorsque Superman ou Kent tombent légèrement le masque, trois éléments entrent en jeu : le super-héros, le nerd, et l'espace qui les sépare. Ces fragments de récit sont d'ailleurs intéressants sur le plan narratif, dans la mesure où ils relèvent d'une certaine gratuité, dans le contexte global du scénario de Superman. Là où il serait possible de lire une opposition stricte entre deux termes, il semble important d'introduire cette notion d'écart733, qui pourra prendre plusieurs formes à l'écran. Ainsi, nous verrons que les cabines téléphoniques et autres revolving doors ne permettent pas seulement des raccourcis efficaces pour le récit : ils participent d'une iconographie tout à fait spécifique liée au personnage de Superman, et construisent son identité en définissant un espace indéterminé, une zone de flou entre l'héroïsme et son contraire. Ceci est d'autant plus remarquable que Superman est, faut-il le rappeler, un super-héros, et appartient donc à cette catégorie supposée plus héroïque encore que le héros traditionnel. Il semble presque, dans ce cas précis, et dans les limites de la représentation cinématographique du personnage, qu'un héroïsme plus fort, voire même hors-échelle appelle automatiquement une plus grande incertitude. Là où le héros était aux prises avec le contre-modèle du nerd, le super-héros doit faire face à une normalité exacerbée, qui plus est incroyablement proche, malgré les tentatives de mise à distance.

Conclusions

Pour faire émerger ses personnages masculins en tant que héros, Hollywood s'emploie à leur fabriquer des corps et des âmes nobles, et surtout hors du commun. Si le héros peut être habité par des conflits intérieurs (pensons seulement à Rambo), certains aspects de sa personnalité peuvent être mis en doute. L'hétérosexualité du héros doit ainsi être confirmée de façon subtile, et même sans cesse réaffirmée, sans pour autant suggérer qu'il est permis d'en douter. Les films façonnent donc tout autant des héros qu'ils travaillent à construire, en miroir, un contre-modèle. De cette stratégie découle une série de personnages repoussoirs, relevant d'une masculinité défaite ou impotente, invités à exprimer leur incapacité à l'écran, pour mieux mettre en évidence l'exceptionnalité du héros.

Au cours de ce chapitre, nous avons quelque peu balayé les personnages satellites du nerd répondant aux appellations de geek ou encore de loser. Parce qu'il est davantage associé à l'univers de la technologie et de l'informatique734, le geek ne semble pas aussi irrémédiablement imprégné de connotations négatives que le nerd. Plutôt que d'entrer dans ce débat terminologique, nous avons choisi d'élaborer une typologie de ces masculinités incertaines au cinéma à partir du terme "nerd", quitte à infléchir parfois notre propre définition du terme.

Le type masculin du nerd existe sur la base d'un paradoxe, puisque le personnage est censé être très intelligent, sinon trop, et idiot tout à la fois. Replacé dans le contexte de la culture américaine, cette contradiction prend tout son sens. Parce qu'il pense trop, son corps passe du coup au second plan : or, la masculinité telle qu'elle est majoritairement définie par le cinéma hollywoodien se caractérise avant tout par son immédiateté et donc par sa physicalité. Pour cette raison, les intellectuels et les scientifiques, quelle que soit la richesse de leur pensée et de leurs découvertes, ne deviendront des héros qu'à la condition de réintégrer le corps dans leur discipline.

Chassez le corps, il reviendra au galop. Les nerds semblent être l'illustration de cet adage : en voulant un instant penser plus qu'agir, ils se soumettent à des corps du coup déchaînés par leur propre impuissance. Parce qu'ils ne sont pas, au contraire des héros d'Action, dans l'agir, ils seront actés, mis en action par leurs propres corps. Nous avons déjà employé une terminologie similaire dans le cas du héros d'Action, qui, en courant sans relâche, semble voir disparaître son corps dans son individualité pour être abstrait, c'est-à-dire absorbé par la forme conventionnelle de l'Action. Le mécanisme n'est pas le même pour les nerds. Être agi, dans ce cas, revient à être manipulé, à subir, non pas le scénario prédéterminé d'une action héroïque, mais toutes les avanies issues de la présence physique au monde du personnage. Le nerd connaîtra ainsi toutes les chutes et chocs imaginables, mais sera aussi la victime de ses maladresses (chute et bris d'objets), sinon de phénomènes organiques incontrôlés (odeurs corporelles, flatulences).

C'est ici que l'image du schlemiel s'impose, tout d'abord à cause de sa familiarité similaire avec le motif de la catastrophe735. Ensuite, la filiation entre les deux typologies semble évidente au niveau visuel : de l'allure physique à la présence constante et marquante des lunettes, il semble clair que le corps du schlemiel est transmis au nerd, qui hérite du même coup de son impossible être-au-monde. Parmi la longue liste des incarnations du schlemiel, nous avons choisi les cas de Jerry Lewis et Woody Allen. Les deux cinéastes mettent en place des personnages d'hommes juifs peu séduisants et inquiétés par la moindre tentative d'interaction sociale. Chez Allen comme chez Lewis, les personnages de schlemiels aspirent à sortir de leur condition, et c'est ce désir qui forme la base d'une rencontre entre une masculinité dépréciée, et un modèle plus ou moins fictif, plus viril. Chez Lewis, cette virilité est incarnée par Dean Martin, ou par Lewis parodiant Martin plus tardivement dans sa carrière (The Nutty Professor). Woody Allen, en revanche, ne vise pas seulement une masculinité plus assurée, mais s'imagine en héros, tantôt dictateur d'une république bananière, tantôt poursuivi par le fantôme d'Humphrey Bogart. Les œuvres des deux cinéastes pointent la condition du schlemiel, voué à s'imaginer en héros, et à échouer d'autant plus cruellement qu'il désire ce changement : plus le nerd / schlemiel cherche à sortir de son corps, plus il est ramené à la réalité de ce dernier.

Héritier du schlemiel, le nerd en conserve également un accessoire d'importance : les lunettes. Celles-ci, au premier niveau, fonctionnent comme un signe, et servent à l'identification d'un personnage : elles disent de celui qui les porte qu'il est un intellectuel, un penseur, éventuellement un scientifique. Censées signifier (de manière indicielle) un défaut physique, plus précisément un trouble ophtalmologique, elles inscrivent le nerd dans la problématique, cardinale pour le personnage mais aussi plus largement dans l'histoire du cinéma, du regard. Le nerd est donc a priori représenté comme celui qui voit imparfaitement, et de fait, il est fréquemment présenté dans des situations où il est incapable de lire les codes d'un groupe social donné. Lorsqu'il est tourmenté par ses détracteurs, le nerd perd souvent ses lunettes, qui sont rituellement, sinon sauvagement détruites par les jocks ou les bullies. Par un effet miroir, les lunettes peuvent devenir ponctuellement un instrument de la mobilité du nerd : l'accessoire est retiré, révèle le visage, mais aussi, par effet de synecdoque, libère le nerd de cette identité.

Partie des héros, nous avons cherché à compléter leur analyse en saisissant leur strict contraire, le nerd. Pendant que les héros d'Action s'affirment au moyen d'excès musculaires dans les premiers actioners des années 80, les personnages de nerds sont tout particulièrement présents dans des véhicules différents, les highschool movies, films qui composent un sous-genre destiné aux adolescents, et dont les contenus constituent une version civilisée des films d'exploitation736. Là, les nerds prolongent un temps la tradition comique qui les soumet aux situations les plus dévalorisantes et ridicules. Cependant, là où le statut de schlemiel faisait figure de destin, la condition de nerd semble un peu plus fluide. Dès les années 80, le nerd est autorisé à sortir de sa condition, ou à rester un nerd tout en étant accepté socialement (The Revenge of the Nerds). Le motif du nerd sera ensuite, à partir des années 90, repris par la production indépendante américaine, qui raille parfois les scénarios simplistes des films de lycée (Napoleon Dynamite) : dans ces productions, les nerds désirent encore changer de statut, mais accomplissent rarement la transformation souhaitée. Au-delà des particularités et des propos respectifs des films, il faut constater que le nerd reste prisonnier de son corps, ou au moins du statut social qui l'accompagne, face à des personnages souvent moins articulés que lui, mais qui possèdent l'essentiel : le corps.

La relation du nerd au Noir américain est quant à elle, plus dialectique. Possédant des physiques radicalement différents, sinon opposés, le nerd et le Noir américain se découvrent fréquemment des intérêts communs, en raison d'un statut partagé, ou supposé tel, de minorité. Incapable de s'approprier la masculinité blanche telle qu'elle est définie par sa culture, le nerd opère un détour par la masculinité noire, le plus souvent par l'entremise d'une danse. De ce modèle apparemment très éloigné, il intègre la physicalité excessive et la stabilise – pour cette raison, les mentors des nerds sont souvent des Noirs, que les films montrent comme étant acquis à la cause de cette curieuse minorité d'homme blancs.

Nous avons vu dans notre chapitre consacré au film d'action crépusculaire que les technologies dites virtuelles (la programmation informatique) sont souvent opposées au registre, présenté comme plus noble, de la mécanique et de la machine "en dur". Cette dichotomie est sans cesse convoquée par les récits hollywoodiens, et fonde culturellement parlant la disqualification du nerd. L'association à une technologie invisible, autrement dit sans corps, participe de ce manque de corporéité sans cesse reproché au nerd. Plus largement, cette opposition entre la fluidité du virtuel et la matérialité du corps et de son effort trouve ses racines dans un régime de valeurs binaire (quoique complexe) qui sépare l'Est et l'Ouest. Nous retournons ici aux mécanismes narratifs des westerns. Le héros de l'Ouest, quoique menacé par la disparition de la Frontière dans le contexte des westerns que nous avons étudiés, est garant d'une certaine américanité. Inversement, l'homme de l'Est est perçu comme plus européen, c'est-à-dire plus intellectuel, mais aussi plus féminin.

Est / Ouest, Nerd / Héros sont les grandes divisions qui animent notre définition de l'héroïsme. La figure du nerd montre que, à peine le concept de héros formé, celui-ci génère son contraire, qui vient par un phénomène de repoussoir travailler à révéler le héros comme plus héroïque encore. Le héros n'existe pas seulement en tant que tel, par ses muscles, son intelligence de l'action ou encore ses valeurs morales ; bien plutôt, il existe en opposition à un modèle que les récits construisent comme pernicieux, une sorte de masculinité déficiente mais rampante, qui menace de ternir l'idéal américain. Il est du coupd'autant plus surprenant que nombre de films hollywoodiens travaillent à intégrer ce contre-héroïsme, à lui donner visage humain, ou, plus inattendu encore, qu'ils humanisent le héros par ce biais.

Dès les films de Douglas Fairbanks dans les années 20, le nerd est invité à se réformer. Ce n'est pas encore au contact des Afro-Américains que les nerds, qu'on appelle alors sissies, cherchent alors à purger leur trop de féminité, mais en se rapprochant des grands espaces, et par là d'une masculinité plus fondamentale. Ce primitivisme, en partie rooseveltien, continue de nourrir nombre de fictions américaines, qui, si elles utilisent l'attrait des nouvelles technologies dans leurs récits, ne manquent pas de réinjecter la physicalité absente en renouant avec la matérialité première de la machine (Matrix). Plus que les seuls ordinateurs, c'est l'espace de bureau lui-même qui est régulièrement imprégné de connotations négatives. Dans les années 90, il est fréquent de voir les white collars se débarrasser de leurs cravates pour renouer avec leur "véritable identité". Le nerd est absent de ces fictions, mais les discours qui déterminent sa disqualification sont les mêmes dans ce cas, et ils influencent en retour la construction des héros, obligés dès lors de négocier avec l'espace du bureau et de la normalité qui les menace.

À partir d'oppositions strictes, nous avons essayé de saisir les multiples façons dont le nerd, et par extension l'homme de bureau, participent à la construction du héros, en s'opposant à lui. Là où la somme des dichotomies identifiées pourrait laisser présager une binarité rigide, il faut constater que les aller-retour, d'une identité à l'autre, sont nombreux. C'est là l'originalité de ce schéma, par rapport au discours comparable, mais incroyablement figé, du fascisme tel qu'il a été mis en place chez les Freikorps. Partis d'un état peu enviable, certains nerds parviennent à se sublimer, ne serait-ce que temporairement. Plus inattendu encore, les héros deviennent des nerds, mais traitent cette identité comme une peau dont ils se recouvrent de manière éphémère pour mieux retourner à leurs corps d'origine.

Les corps revendiqués par les héros d'Action sont pour le moins minéraux : géants par leur stature, ils manifestent des musculatures dignes des sculptures antiques, tandis que leur action les façonne comme incorruptibles, résistants à la torture et aux balles. Cependant, là où les héros s'imposent comme tels en revendiquant la rigidité de leurs corps, ils font parfois preuve d'une incroyable fluidité, en passant de l'identité de nerd à celle de héros. Superman en est l'exemple le plus criant, capable de transformer un corps malingre en un surhomme. Nous avons vu d'autres exemples plus isolés de ce type de passage d'une identité à l'autre, dans Monkey Business ou The Big Sleep, et souhaitons à présent nous tourner vers des scénarios où ce type de passage est systématisé, et sert même de fondement à la définition des personnages. La plupart des super-héros, tout au moins ceux qui vont nous intéresser dans ce prochain chapitre, possèdent des identités doubles. Autrement dit, tout en étant plus héroïques que les héros eux-mêmes, comme le préfixe "super" le suggère, les super-héros doivent tempérer leur propre héroïsme en produisant une découpe dans leur existence, en s'inventant une facette d'homme normal. Le super-héros n'est super qu'à condition d'être normal, voilà un autre paradoxe que nous allons tenter de démêler. Les nerds possèdent un rôle notoire dans cette normalisation partielle des héros. Tout comme Bogart se déguisait en nerd pour mieux mettre en évidence son statut de héros, Superman va sans cesse rejouer ce drame qui unit le héros à son contraire. Comment ce passage est rendu possible, et comment il va être réinterprété par d'autres super-héros sont les questions qui amorceront notre dernier chapitre, et qui nous permettront de nous interroger, plus largement, sur la relation des super-héros à la notion d'héroïsme.


692. "I believe the mind is the best weapon".
693. FRAYLING Christopher. Mad, Bad and Dangerous?. op. cit., p. 27.
694. On retrouve ce type de formulations visuelles dans la série animée Les tortues ninjas (Teenage Mutant Ninja Turtles, 1987). Le méchant Krang (dont il faut noter le patronyme allemand, suggérant une origine européenne souvent partagée par les scientifiques) se présente sous la forme d'un cerveau, qui réussit à se déplacer par l'intermédiaire d'un robot dont sa "personne" est captive.
695. "[the glasses] are often an outward and visible sign of the scientist's perceived incompleteness as a human being; a shortsightedness that cuts him or her off from the mainstream; [...] a sign of separateness from emotional life and of the limitations of turning oneself into pure intellect", in FRAYLING Christopher. Mad, Bad and Dangerous?. op. cit., p. 26.
696. Cf. BUCHOLTZ Mary. The Whiteness of Nerds: Superstandard English and Racial Markedness. Journal of Linguistic Anthropology, 2001, p. 94-96.
697. MARSH Margaret. "Suburban Men and Masculine Domesticity". 1990, p. 111-122.
698. STUDLAR Gaylyn. This Mad Masquerade. Stardom and Masculinity in the Jazz Age. 1996, p. 31.
699. Ibid., p. 48-54.
700. Ibid., p. 62. 1890 correspond à la date retenue par Frederick Jackson Turner dans son ouvrage The Significance of the Frontier in American History publié en 1893.
701. Cette partie doit beaucoup au cours d'Éric Maigret, cf. MAIGRET Éric. La représentation du corps masculin dans la bande dessinée de super-héros. Cours présenté à l'Université Paris III Sorbonne Nouvelle, février 2010.
702. BROWN Jeffrey A. Comic Book Masculinity. op. cit., p. 28.
703. L'intégration des femmes dans des sphères précédemment réservées aux hommes, telle que nous l'avons décrite, s'effectue au tournant du XXe siècle, mais résulte d'un mouvement amorcé à la moitié du XIXe siècle : la Guerre de Sécession a participé à la redistribution des rôles (cf. MARSH Margaret. op. cit., p. 113). Il n'est pas donc pas surprenant que ce mouvement s'amplifie, ou se confirme après les Première et Seconde Guerres Mondiales. Dans les années cinquante, cette crise de la masculinité, et la féminisation qui la caractérise sera clairement exprimée et critiquée par des observateurs masculins (cf. BORDO Susan. op. cit., p. 118.).
704. Gaylyn Studlar avance ainsi : "la peur de perdre les fondements traditionnels de l'identité masculine, comme la validation du genre par le travail semble avoir agité une recherche identitaire angoissée et de nature multiple chez l'homme de classe moyenne, dans le contexte d'une Amérique de plus en plus bureaucrate, de plus en plus industrialisée, en un mot, de plus en plus féminisée" ("the fear of losing traditional masculine anchors of identity, such as the gender-role validation provided by work, seemed to spur a multifaceted, nervous search for middle-class male identity in an increasingly bureaucratized, industrialized, and, therefore, "feminized" America"), in STUDLAR Gaylyn. op. cit., p. 25.
705. Les études culturelles, ou "gender studies" américaines rapportent le plus souvent la "crise de la masculinité" à cette intégration croissante des femmes dans l'espace du travail, qui induirait sa féminisation. Du côté des études filmiques, cette angoisse masculine relative à la concurrence des femmes en milieu professionnel est souvent repérée dans les thrillers érotiques de la fin des années 80 et du début des années 90, comme Fatal Attraction (Adrian Lyne, 1987) et Disclosure (Barry Levinson,1994), entre autres, cf. TASKER Yvonne. Working Girls. op. cit., p. 134.
706. "In the cultural logic of late-twentieth century America, masculinity bears a particular relation to technology. Being a "real man" is to claim one's physiology in muscle and testosterone; male-associated technologies tend to involve physical labor (lawnmowers and power drills), subduing nature through force (trucks and tractors), and physical violence (tanks and guns). More masculine technologies tend to be seen as concrete, massive, and having direct physical effects. The more abstract artifice of science does not seem nearly so testosterone-drenched; it is easy to see how artificial spaces of mathematics and computing can be framed in opposition to manly identity", in EGLASH Ron. op. cit., p. 51-52.
707. "Les concepts de la domesticité masculine et de la masculinité étaient plus complémentaires qu'ils n'étaient antithétiques ; on pourrait même faire l'hypothèse que les hommes, à mesure que leur attitude au sein de leur famille s'est faite moins distante (ou patriarcale), et plus généreuse, plus proche, ont développé un imaginaire plus agressif" ("The concepts of masculine domesticity and "manliness" were in many ways more complementary than antithetical: one might hypothesize that men, as their behavior within the family became less aloof (or patriarchal) and morenurturing and companionable, would develop a fantasy life that was more aggressive"), in MARSH Margaret. op. cit., p. 123.
708. "Le discours qui maille ces exemples pleure le renversement imminent de l'homme corporate, trop civilisé et émasculé par sa collaboration forcée au travail et aux femmes. Pour reconstruire cette créature défaite, les films reviennent à ce que l'on peut appeler une masculinité "civilisée / primitive", incarnée par l'homme blanc endurci dont la masculinité guérit à mesure que son corps reçoit des blessures" ("The discourse that weaves across these texts mourns the imminent collapse of the corporate man, over-civilized and emasculated by allied obligations to work and women. To rebuild this haggard creature, the films (re)turn to what we call a “civilized/primitive” masculinity, embodied by the hardened white man who finds healing in wounds"), in ASHCRAFT Karen Lee, FLORES Lisa A. "Slaves With White Collars": Persistent Performances of Masculinity in Crisis. Text and Performance Quarterly. 2000, p. 2.
709. "Forms of public labor have long been coded in terms of how they blend masculinity with the primitive-civilized. For example, organizational scholars have begun to explore how blue-collar labor produces a primitive masculinity replete with images of raw physicality – hard, hands-on work performed by dirty, sweaty bodies [...] Accordingly, working-class subjects enjoy (suffer?) closer ties to primal, near-bestial savagery and sexuality [...] Such coding will likely shape the way in which masculinity dilemmas manifest themselves. For example, primitive blue-collar masculinity can dominate the “soft” private and even “soften” (i.e., feminize, make impotent) its white-collar superiors. Simultaneously, it is prone to charges of being uncivilized, which depict working-class men as dumb, juvenile, or overgrown brutes", ibid., p. 5.
710. Cf. JEFFORDS Susan. The Remasculinization of America. op. cit., p. 4.
711. Notons au passage qu'un codage similaire permet de faire basculer la place du personnage de Terminator dans la série du même nom. D'abord perçu comme une machine sans âme lorsqu'il est méchant, il devient plus humain, plus charnel lorsque son ennemi, dans le deuxième épisode, se trouve être une machine sans rouages, formée d'un seul bloc par un métal qui semble fondre et se solidifier à volonté.
712. KENDALL Lori. Nerd Nation. op. cit., p. 275.
713. "I'm just one of those nerds who grew up".
714. Une construction du même type est employée par National Lampoon's Animal House (John Landis, 1978), mais sur un mode plus ironique. À ce stade du film cependant, les nerds ont été oubliés par le récit, pour se concentrer sur le conflit qui oppose des étudiants WASP, connotés "Ivy League" à des "outcasts" dont l'occupation principale est d'entretenir une forme de chaos dans leur université. The Revenge of the Nerds reprend la structure du film, centré cette fois sur les personnages qui nous intéressent.
715. "He also founded a software company that is now valued 40 million dollars. He is currently dating a supermodel".
716. Cringely a réalisé ce documentaire en adaptant son ouvrage Accidental Empires: How the Boys of Silicon Valley Make Their Millions, Battle Foreign Competition, and Still Can't Get a Date publié en 1992. Nous utilisons ce documentaire pour son usage discursif du terme "nerd", et sa contribution à l'évolution du stéréotype, et moins comme une source à proprement parler - l'auteur reconnaissant lui-même l'informalité de sa démarche.
717. "[It is] the obsession of a particular type of boy who would rather struggle with an electronic box than with a world of unpredictable people. We call them engineers, programmers, hackers and techies. But mainly, we call them nerds", in The Triumph of the Nerds: The Rise of Accidental Empires*, Robert X. Cringely, 1996.
718. The Triumph of the Nerds fait fonctionner ces clichés à plein, en confirmant l'hygiène approximative des informaticiens qui sont interviewés, ou en évoquant, à plusieurs reprises, sur le mode de la légende, les nuits passés par Bill Gates à dormir par terre, entouré de son matériel de programmation, dans les premières années de sa carrière.
719. Dans les années 2000, les jocks sont de plus en plus fréquemment afro-américains, comme c'est le cas dans The New Guy.
720. C'est une occupation fréquente des lycéens appartenant aux groupes les plus "cool" dans les récits de lycée. Par ailleurs le personnage est interprété par l'acteur qui jouait l'adjuvant d'Arnie dans Christine, c'est-à-dire un personnage au statut de jock, mais plutôt bien intentionné à l'égard des nerds. Il s'en distinguait alors par la pratique du football (puisque Arnie, le nerd, pratiquait aussi la mécanique).
721. En effet, la mascarade, par le filtre de la théorie lacanienne, est largement ancrée dans la question de l'identité sexuelle. Butler la définit comme "la production performative d'une ontologie sexuelle" ("the performative production of a sexual ontology"), c'est-à-dire comme une représentation de soi dans le genre, cf. BUTLER Judith. Gender Trouble: Tenth Anniversary Edition. Feminism and the Subversion of Identity. 2002, p. 60. Il s'agit de notre traduction, mais celle-ci recoupe néanmoins le choix de Cynthia Kraus, qui traduit : "la mascarade consiste à produire sur un mode performatif une ontologie sexuelle", in BUTLER Judith. Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l'identité. 2006, p. 131.
722. "The masquerade doubles representation; it is constituted by a hyperbolisation of the accoutrements of femininity", cf. DOANE Mary Ann. Film and the Masquerade: Theorizing the Female Spectator. Screen. 1982, p. 82.
723. BUTLER Judith. Gender Trouble. op. cit., p. 61-62.
724. Ce type d'interprétation, de la part de l'acteur, peut prêter à confusion pour le spectateur contemporain, qui pensera immédiatement à une éventuelle homosexualité du personnage - cependant le film renvoie plus à la préciosité supposée des intellectuels qu'à celle des homosexuels. La suggestion est cependant plus manifeste plus tard dans le film, quand Cary Grant, vêtu d'une veste à frous-frous, s'exclame : "I'm feeling gay all of a sudden!". Le passage est cité notamment par The Celluloid Closet pour sa suggestion voilée ; cf. BOURGET Jean-Loup. Hollywood, la norme et la marge. op. cit., p. 19.
725. Notons que cette maladresse est partagée : Katharine Hepburn tombe sur son chapeau et déchire sa veste.
726. "You're so good-looking without your glasses" ; les lunettes constituent, en dehors du seul contexte des nerds, un sujet d'étude à part entière. L'anti-intellectualisme a souvent recours à cet accessoire pour s'exprimer, puisque, comme le veut le dicton, men don't make passes at women who wear glasses (les hommes ne tentent pas leur chance avec les femmes qui portent des lunettes). Now, Voyager, ou encore How to Marry a Millionnaire mettent en scène la relation conflictuelle de femmes à leur séduction, manifestée ou compliquée par le port de lunettes. Le personnage de Kay dans All That Heaven Allows (Douglas Sirk, 1955) semble entretenir un rapport plus fluide à cet accessoire, qu'elle retire quand elle rentre justement dans un discours pour le moins abstrait - mais elle finira aussi par le retirer pour embrasser son fiancé. Le port de l'accessoire est pour les hommes un peu moins stigmatisant (à l'exception des nerds !), mais il n'est pas rare que la rencontre amoureuse, ou la concrétisation de cette dernière, passe par le retrait des lunettes (une mise à nu symbolique, en somme).
727. "The things I have been doing today I could do just as well with my eyes shut".
728. BOURGET Jean-Loup. Hollywood, la norme et la marge. op. cit., p. 142.
729. Ibid.
730. "the fluidity with which Cary Grant moved between binarized terms like masculine/feminine, British/ American, genteel/ common, allowed him to personify them as a contradiction [...] the performance style that produced 'Cary Grant' could be at once civilized and anarchic, subtle and broad, verbal and physical, elitist and popular, suggesting how his signature characteristics as a Hollywood star implicitely ran the risk of putting him accross that line which, for the American popular imagination of the 1950s in particular, polarized virility against effeminacy in an effort to authenticate a standardized version of masculinity", in COHAN Steven. Cary Grant in the Fifties: Indiscretions of the Bachelor's Masquerade. Screen. 1992, p. 399.
731. JOHNSON Haynes. op. cit., p. 46.
732. Nous aurons l'occasion de rentrer davantage dans les détails narratifs de la saga dans le chapitre suivant.
733. Cette notion, et son rôle dans la construction du personnage héroïque qu'est Superman, seront mises à l'épreuve et explicitées dans le chapitre consacré aux super-héros, cf. infra., p. 471-609.
734. Rappelons que le statut de l'informatique dans la culturaméricaine est ambivalent. La maîtrise des ordinateurs peut aussi bien être le fait de personnages obsessionnels, coupés de la réalité (Die Hard IV) que de petits génies valorisés par ce talent (Hackers, Sandra Bullock dans The Net).
735. La catastrophe est également un motif récurrent, sinon la forme même du burlesque. Cependant, dans le burlesque, la catastrophe déclenchée par Laurel & Hardy, ou par les Marx Brothers s'étend et se diffuse dans un lieu (hôtel, maison bourgeoise...) tandis que la catastrophe, chez le schlemiel ou le nerd, est essentiellement centripète, c'est-à-dire qu'elle se retourne et s'acharne contre lui.
736. L'érotisme frontal qui constitue la matière des films d'exploitation est ici largement tempéré, et associé en priorité à des personnages lubriques (les nerds, entre autres). Par ailleurs, le propos de ces highschool movies, par exemple dans les productions de John Hughes, reste largement conventionnel et en faveur du status quo.

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