1. L'évidence du corps potent

1.1 Matières héroïques

Le héros existe premièrement dans son corps : la question de la matière première de l'héroïsme semble ainsi résolue dans le temps même où elle est posée. Mais le corps (héroïque ou non, d'ailleurs) pose problème en raison de son évidence - une évidence liée au poids, à la chair. Dans le contexte de l'acte héroïque filmé, cette chair mise en mouvement semble devenir la matière d'un acte. En réalité, le mouvement est tout autant une matière que la chair du corps ; chair et mouvement matérialisent conjointement l'héroïsme des corps. Les possibles de ce mouvement imprimé au corps sont augmentés par les moyens de traduction cinématographiques. Le cut permet par exemple aux sauts d'être plus longs, aux courses de devenir infinies. Certains films, tel Speed, repoussent les limites de la représentation en évoquant la possibilité d'un mouvement perpétuel - la limite étant repoussée au temps du déroulement effectif du film.

Chair, mouvement : presque en marge de cette formule constitutive de l'héroïsme, se trouve l'acteur. La dimension actorale du héros est à géométrie variable. Parfois l'acteur n'amène que sa chair (même si la formulation semblera cruelle) : dans Jumper, le jeune acteur, à la célébrité plutôt marginale (Hayden Christensen) fait alors figure deréceptacle à un héroïsme pré-défini. Dans Speed, que nous évoquions précédemment, le principe pourra sembler similaire mais le choix de l'acteur, loin de tout débordement musculaire, permet justement au mouvement de subsumer la chair, dans la forme canonique de la trajectoire. Dans la majorité des cas cependant, l'acteur charrie avec lui sa persona, et plus précisément une persona déjà définie et travaillée par l'héroïsme. Bruce Willis, Arnold Schwarzenegger, Sylvester Stallone (et d'autres encore, à leur suite) ont développé leurs images respectives comme des icônes, qui renvoient de manière instantanée à l'héroïsme. Leurs corps sont aussi faits de chair et de mouvement, mais la régularité avec laquelle ils sont allés à la rencontre de l'héroïsme (sans cesse redéfini) a fait de leurs corps des signes puissants. Cette qualité iconique est parfois revêtue par les personnages, de sorte que le corps se fait à la fois le lieu d'ancrage de l'héroïsme et le terrain d'une tension entre personnage et acteur. "Rambo", en tant que patronyme, renvoie au corps de Sylvester Stallone tel qu'il est mis en image par le film ; mais réciproquement, le corps de Stallone charrie avec lui l'image de Rambo, victime d'un système de sens qui dépasse justement l'évidence de chair dont il était plus tôt question.

Le corps s'impose et s'éclipse aussi, rattrapé par le muscle hyperbolique ou encore la trajectoire qui tend à l'abstraire. Cette modalité de l'abstraction, exemplifiée par "l'effet tube", apparaît également dans les représentations nanifiées du corps du super-héros (Spider-Man, figurine absorbée par son décor) ou encore dans le devenir graphique du corps suspendu de Tom Cruise, figure noire isolée sur fond de grille. Il semblerait presque que ces corps, lourds de leurs qualités (et parfois lourds, littéralement, de leurs muscles), cherchent à évacuer cette matière-chair qui est la leur, comme pour quitter le cadre contraignant du monde physique. Le corps semble dès lors mis en échec, mais cela n'est jamais que temporaire. Nous rejoignons en effet Scott Bukatman lorsqu'il affirme :

le corps peut être "simulé, morphé, modifié, ré-équipé, génétiquement augmenté, et même dissous [...] mais il n'est jamais entièrement éliminé ; le sujet reste toujours constitué d'un élément charnel943.

Nous avons parlé d'aller-retour, nous devrons y revenir : car c'est un tout autre chemin qui se dessine ici. Là où l'héroïsme semblait de façon inévitable devoir convoquer le corps, il est significatif que la geste héroïque tende à l'évacuer - l'héroïsme convoque alors le corps, puis le refoule, pour enfin le voir revenir. Dans cette perspective, l'héroïsme apparaît comme le lieu d'une crise, éminemment conflictuel pour les personnages amenés à l'habiter.

Dans les westerns d'abord évoqués, le corps se tient donc du côté du signe au moyen de l'accessoire (chapeau, bottes, et dans l'ensemble, donc, une silhouette). Notre étude du genre Action semble marquer un pas de côté : là, c'est le muscle qui prédomine. Nous parlions de chair, de manière générale - le muscle, c'est encore un état bien particulier du corps. C'est par l'entremise du muscle que la matière filmique semble céder à une scrutation anatomique nouvelle, dans les années 80. Le westerner posait son héroïsme en le reliant au land, au paysage ; le héros d'Action semble reprendre le même chemin lorsque ses muscles deviennent le prétexte d'un récit des origines, du côté de milieux antédiluviens (Predator, Rambo: First Blood Part II) ou de forges brûlantes (Terminator, Cobra). Le corps bodybuildé présenté par les films d'Action dans les années 80 atteint des extrêmes peu renouvelés depuis lors, ou alors dans des cas très particuliers (le passage de Dwayne Johnson, dit "The Rock", des rings de catch aux écrans de cinéma, la carrrière de Vin Diesel). Dans les années 90, à l'exception des acteurs "historiquement" bodybuildés (Stallone, Schwarzenegger, Lundgren), les héros présentent des corps à l'échelle plus familière, et retrouvent avec celle-ci une vulnérabilité qui permet le renouvellement des scénarios ainsi que des tonalités plus légères (Die Hard). Le muscle a cependant amené une visibilité bien particulière du corps, et justifié l'usage du torse nu, ou du torse "appareillé" par le débardeur blanc iconique du genre Action, équivalent dans sa puissance sémantique au chapeau du westerner. Lorsque les muscles se sont quelque peu atrophiés dans les années 90-2000, les signifiants que sont la combinaison torse nu-pantalon ou le débardeur blanc sont restés, accessoires inamovibles du héros. Le muscle s'inscrit aussi dans une construction stratégique par les films d'un héroïsme possible par l'entremise du corps total. Ce corps-là peut tout parce qu'il charrie avec lui toutes les significations possibles : il est naturel, venu de la terre ; mais il a aussi la puissance de la technologie lorsqu'il est appareillé. Peu importe la hiérarchie entre ces deux univers de référence : la machine contient parfois la chair (Schwarzenegger au volant de gros porteurs), quand parfois c'est le muscle qui cache l'appareil (le même acteur dans Terminator). Dans tous les cas, la naturalité feinte du muscle (construit par d'autres appareils, dans l'intimité des salles de sport) compense le trop technologique des machines. Tout comme un bon westerner ne saurait se déplacer autrement qu'à cheval, le bon héros (et le héros d'Action, plus précisément) doit tenir du bon sauvage pour conserver son identité héroïque. De la même façon, ce muscle ne saurait révéler sa véritable origine : seuls les nerds visitent ces espaces obscènes que sont les salles de sport, pour mieux constater d'ailleurs l'inadéquation de leurs corps avec le monde environnant.

Le corps est donc total avant de se montrer omnipotent. Il possède l'efficacité de la machine, la force primitive de la Nature, affiche l'opacité du costume comme l'aspect spectaculaire du muscle nu. Plein de toutes ces connotations, il semble rempli de signes en plus de cette énergie excédentaire que le genre Action en particulier le force à dépenser. Dans le cas spécifique des corps bodybuildés, le muscle souligne cette question qui concerne en fait tous les héros de cinéma : qu'y a-t-il en dessous ? De quoi est-il fait, ou pour reprendre une expression familière, de quel bois ce corps est-il constitué ? C'est en effet la matière héroïque qui occupe les films, plus que les héros, plus que les récits, même. Quand les westerns racontent l'histoire d'un peuple, les films d'Action racontent l'histoire d'un corps, mais en réactivant les mêmes polarités - l'articulation principale restant l'opposition Est-Ouest. L'héroïsme construit par le cinéma hollywoodien repose de manière quasi systématique sur un récit de domestication partielle, qui se doit de conserver une part sauvage, primitive, associée de façon séminale à la géographie américaine. Ce trop-plein, que nous allons analyser ci-après, n'empêche pas l'en-deçà du corps du héros de nous échapper, finalement. Car si le corps signifie beaucoup, il semble aussi capable de nous laisser à l'aporie. Il interroge alors le spectateur et semble ne rien lui répondre, comme pour mieux lui dire de retourner à l'évidence de l'exploit. Sous le muscle, il n'y a rien, tout comme la figure d'Arnold Schwarzenegger signifie (pour Elfriede Jelinek) : rien944. Souvent l'héroïsme produit, en marge de ses discours, de tels moments de vide : il semble en aller de même pour l'entre-deux supermanien, creux appréhendable, mais absolument insaisissable. Le vide constitue aussi un motif plus général du cinéma hollywoodien, plus particulièrement dans le film d'action et le western. Dans le cadre du genre Action, c'est la catastrophe, forme de purge généralisée qui affecte les décors - mais ce principe radical de la tabula rasa touche parfois les corps. C'est le corps sans nom de Jason Bourne, ou le corps "neuf" dont fait l'expérience Neo dans Matrix. Dans certains cas, les récits jouent à brûler les idoles du passé, sur un mode crépusculaire. John Ford produisait déjà un geste de ce type dans The Man Who Shot Liberty Valance en réduisant le westerner Tom Doniphon à son image fantoche. Parfois, cet évidement touche littéralement la chair du héros, qui est la matière originelle de l'héroïsme jusque dans le pourrissement ou l'entropie la plus extrême. Pensons au plan extrêmement fort qui apparaît dans les dernières minutes de WestWorld : le robot-westerner incarné par Yul Brynner révèle une tête creuse, sans visage (fig. 147.2), et se révèle ainsi comme une figurine à qui il ne reste plus que la parure, mais qui a perdu son âme.

fig. 147.1 fig. 147.2

fig. 147 : Dans Westworld, le robot interprété par Yul Brynner révèle un corps creux.

1.2 Des pouvoirs et des destins

Que peut encore le corps ? Ainsi rempli, puis vidé, que reste-t-il de sa force première d'accomplissement ? Si ce corps peut beaucoup, notamment sur le mode de l'exploit, il semble aussi parfois sommé d'exprimer un héroïsme qui peine à se faire jour. Ce que peut le corps, c'est souvent ce que le décor le laisse accomplir. Revenons à la nature du corps d'Action : celui-ci peut se réduire, dans sa plus simple expression, à la formulation de Laura Mulvey : le héros d'actioner n'est en effet rien de plus qu'une figure dans un paysage ("a figure in a landscape945"). Néanmoins, la relation entre ce corps et cet environnement est sans cesse reformulée. Si au début des années 80, c'est le corps qui disperse et vaporise l'espace sauvage ou urbain pour mieux le purifier, force est de constater que certaines des formulations postérieures de l'Action ont instauré un modèle quelque peu différent. L'espace cesse d'être une toile de fond ouverte à la performance, et vient contraindre le corps, et ce, dès les contorsions d'un John McClane dans Die Hard. Nous retrouvons cette idée de l'héroïsme exprimé chez le super-héros, dans la figure de Spider-Man : ce corps élastique et caoutchouteux se glisse dans tous les interstices, dans sa toile ou dans la structure métallique d'une grue (Spider-Man 3). Les typologies de l'exploit sont donc variées, intrinsèquement problématiques, et se définissent avant tout par les espaces qui leur servent de toile de fond (une toile active, cependant). Parmi ces typologies, nous avons évoqué jusqu'alors la trajectoire (qui contient la forme particulière de la traque), la table rase et l'exploit contraint (déterminé par un espace confiné, comme dans l'effet tube).

Ces exploits travaillent à définir des corps, à façonner leur devenir. Car si le mouvement est matière de l'héroïsme, c'est bien que cette identité héroïque est essentiellement mouvante. L'héroïsme est même, à plusieurs égards, un destin : destin d'un corps dans le temps qui est celui du film, destin global, lisible en pointillés dans la somme des films de notre corpus - et au-delà. Sans chercher une périodisation stricte, nous observons que des lignes de force émergent dans la détermination des corps et de leurs pouvoirs. Dans les années 80, à rencontrer son devenir machinique, le corps se définit peu à peu comme une arme, parfois même de manière programmatique, lorsque Mel Gibson est l'arme fatale à laquelle le titre du film fait référence. Cette qualification se produit dans les discours (comme précédemment, ou dans les termes choisis par le Colonel Trautmann dans la franchise Rambo), mais aussi dans les images, lorsque les armes, déjà fétichisées en d'autres temps (Dirty Harry), s'associent à cet autre fétiche qu'est le corps (Rambo: First Blood Part II, RoboCop, Aliens). À ce corps létal, capable de tuer des centaines d'ennemis, succède un corps plus doux dès la fin des années 80. Tandis que la visibilité "beefcake" conserve une certaine permanence, les corps les plus menaçants se font maternels. Arnold Schwarzenegger est exemplaire de cette tendance, mais il faut constater que celle-ci concerne d'autres acteurs bodybuildés, tel Vin Diesel plus tard transformé en baby-sitter dans The Pacifier. Dans les années 90, la dichotomie soft / hard garde aussi une forme d'actualité, mais la problématique la plus criante de l'époque - encore prégnante aujourd'hui - s'articule autour des corps vieillis et des corps élastiques. Là, la "mollesse", caractéristique féminine, est redéfinie en souplesse. Plus besoin de contrecarrer les aspects féminisants d'un rôle nouveau (père au foyer, instituteur, baby-sitter...) par la présence d'un acteur bodybuildé : la mollesse se fait fluidité, élasticité.

Alors que les corps des acteurs historiques du genre Action (Bruce Willis et Sylvester Stallone) semblent s'être calcifiés, les corps des acteurs émergents manifestent une matière hybride, mobile, disponible au changement de forme (notamment grâce aux avatars numériques). La notion de vieillesse affecte les héros de deux manières opposées. Dans le premier cas, vieillir revient à se bonifier, soit parce que les altérations physiques sont minimes (Bruce Willis) ou parce que le visage se tanne, se burine mais ne se défait pas (Sylvester Stallone). Tout comme le visage ridé du westerner pouvait évoquer l'usure non seulement d'un homme, mais aussi de son époque, le visage ainsi altéré du héros, et plus particulièrement du héros d'Action, évoque le vieillissement d'un modèle, d'une morale, en somme d'une forme de l'héroïsme. Certains westerns ont donc pu être identifiés comme crépusculaires, et il semble que ce ton élégiaque, doux-amer, teinté de nostalgie, vienne aussi contaminer le film d'Action. Là où la transformation d'un héros en nerd prépare le retour triomphal du corps adéquat, le passage par une tonalité crépusculaire permet en réalité de réaffirmer l'actualité du modèle héroïque, et de balayer l'hypothèse de son obsolescence.

La possibilité du vieillissement, même si elle tempérée par le choix d'acteurs "encore verts" ou le recours aux effets spéciaux (Live Free or Die Hard) pointe tout de même un autre aspect critique de l'héroïsme reposant sur une mise en action du corps. Si le corps peut se mettre au service de l'Action, nous avons vu qu'il y est parfois contraint, lorsque la motivation du héros s'est émoussée. Dans certains cas, les héros sont même trahis par leurs corps. Ce motif, plutôt associé au film d'horreur (The Fly), fait tendre le corps d'Action vers un devenir monstrueux (dans District 9, par exemple). Susan Jeffords explique ainsi, en parlant des films de 1991 :

Ce corps qu'il pensait "sien", ce corps qu'il avait appris à chérir comme la version épanouie de l'idéal héroïque masculin - soudainement ce corps s'est mis à se transformer en une entité séparée qui trahissait ses véritables sentiments946.

Susan Jeffords évoque ici un corps qui trahit le héros en révélant ce qui reste habituellement caché, sa psychologie. Elle évoque plus particulièrement RoboCop et The Beauty and the Beast (la version de 1991 produite par Disney), deux films où la transformation du corps occasionne une mise à nu de la psyché masculine. Nous souhaitons évoquer un phénomène similaire (une autre forme de trahison) mais dont la portée reste avant tout physique. Le héros est parfois placé face aux dysfonctionnements de son propre corps. Ce motif est même récurrent dans les films de super-héros, où des personnages d'adolescents doivent faire face à des transformations qui les rendront héroïques, mais qui sont dans le moment de la mutation vécues comme des traumatismes, ou à tout le moins créent la stupéfaction (Spider-Man, X-Men, le plus récent Chronicle). Sur le plan symbolique, la mutation évoque de manière transparente les changements liés à la puberté. Dans les années 2000, les récits caressent de manière plus récurrente les échecs du corps : pensons à Neo dont le saut (pourtant virtuel, possible dans l'univers de la Matrice) est un peu trop court, et le laisse à une chute qui, si elle n'est pas mortelle, s'avère tout de même très douloureuse. Mais cette inadéquation, ou faillite temporaire du corps était déjà présente dans les années 90 dans la figure de John McClane, atteint pendant toute la durée du troisième film de la franchise d'un mal de tête persistant. Le terme de trahison ne renvoie donc pas nécessairement à un échec du corps, incapable de produire de l'exploit. Cette trahison fait figure de symptôme, de faille discrète dans l'unité héroïque tant recherchée, soit dans la forme (les corps statuaires) soit dans le sens (des héros irréprochables sur le plan moral).

Le corps sert donc de socle à l'héroïsme, mais parfois se dérobe sous lui pour mieux en faire apparaître les fragilités. Si un regard trop superficiel relèvera l'hégémonie des corps héroïques et l'infinité de leurs capacités physiques, une analyse plus approfondie révèle que les héros ne sont jamais dominants qu'à-demi. Si le héros s'impose par l'image (Rambo dans First Blood), il y a fort à parier que son héroïsme soit déconstruit par le récit (lorsqu'il s'effondre, à la fin du film). Inversement, si le récit semble instaurer la domination du personnage (Rambo III), des éléments visuels viennent localement le placer en porte à faux (lorsque son corps est traversé de part en part par une balle, et semble du coup prêt à "se vider" de son énergie). L'idée de "corps" elle-même présente parfois des contours mouvants. Dans le western, le paysage et le westerner forment deux éléments complémentaires de l'Ouest iconique. Dans l'Action, une même formule, quoique déployée dans une durée bien différente, apparaît dans la réunion du corps musclé et de l'explosion qui lui sert de toile de fond. Dans d'autres cas, cependant, il est plus difficile de discriminer corps et décor. Les deux éléments se rencontrent parfois sur le mode de la fusion (Rambo et sa colonne de boue) ou de l'opposition (McClane en lutte avec les conduits divers de la tour Nakatomi). Alors que certains de ces décors de choix s'élèvent au rang de personnages (la tour Nakatomi dans Die Hard, ou encore l'avion de Air Force One), le corps semble subir un processus d'objectification sur plusieurs niveaux. En effet, le corps (musclé, principalement) devient bien l'objet de notre scrutation. Nous avons ici emprunté cette articulation aux analyses gender, qui voient dans la contextualisation du corps masculin au sein d'un spectacle une possible féminisation, ou au moins une mise à mal des codes de représentation de la masculinité. Néanmoins, nous avons détaché cette analyse d'autres conclusions concomitantes qui posaient notamment l'existence d'un processus de victimisation.

Nous avons donc choisi de retenir la notion d'objectification plutôt que celle de féminisation, d'autant plus qu'elle rejoint le concept de figurine déjà associé à l'analyse des trajectoires d'Action. Ce processus participe d'un principe plus général du film d'Action, qui soumet tout (corps, objets, décors) au même régime de la destruction, comme le rappelle Eric Lichtenfeld qui constate : "dans la mesure où ils détruisent autant qu'ils sont détruits, les corps et objets sont souvent égaux947". Dans le film d'Action, inspiré depuis les années 80 par les productions de Hong-Kong, le spectateur pourra même observer l'apparition d'objets-personnages, qui, comme dans le genre burlesque semblent attendre l'acteur pour prendre une nouvelle dimension. Jason Statham trouve ainsi un usage inédit pour des pédales de vélo (The Transporter), tout comme Jackie Chan avant lui savait requalifier des objets en réorientant leurs usages. Plus généralement, si les objets et personnages peuvent ainsi changer de statut, c'est que les récits s'inscrivent, en termes visuels, dans une fluidité globale des échelles. Ceci est plus flagrant dans le film de super-héros, où l'infiniment grand rencontre et croise des échelles infinitésimales. Spider-Man (ou les films de la franchise X-Men, dans une variation proche) s'ouvre ainsi sur une vision mimant la précision du microcospe, tandis que le caméra, plus tard, naviguera au même rythme dans le réseau des rues de New York. Le personnage de Spider-Man est également affecté par cette liquidité des échelles, et apparaît souvent, dans des séquences digitales, comme une minuscule figurine ballottée par son propre mouvement, avant de reprendre son poids d'humain dans des scènes plus conventionnelles (de dialogue, de romance).

Le destin des corps, dans le cas des héros de cinéma, revient donc à distendre les possibles, et notamment à faire sortir ces corps d'eux-mêmes en leur affectant d'autres identités. Il faut insister sur la sensation qui domine au visionnage des films d'Action, celle que le corps y véritablement malmené, et que le mouvement qui l'anime n'est pas le sien, mais un destin autre, contraire parfois à la volonté du héros. C'est ce qui nous a amenée à parler de corps agis plutôt qu'agissants. "Agi" renvoie à une position de passivité qui peut inclure la mise en spectacle du corps offert au regard du spectateur, mais qui ne s'y limite pas948. Nous suivons même Mark Gallagher qui s'oppose à Laura Mulvey et Teresa de Lauretis, en lisant dans le corps en mouvement une position intrinsèquement précaire - alors que les deux théoriciennes voient plutôt dans le corps immobile, dans la pose, une menaçante passivité. Gallagher note ainsi :

Le héros masculin fait la démonstration de son pouvoir de la manière la plus lisible en l'absence de mouvement. Lorsqu'il est mis en mouvement, il apparaît vulnérable, agissant mais aussi agi. À la fin du film, le retour à la stagnation physique marque en dernier lieu son succès949.

Le mouvement, matière de l'héroïsme, découd potentiellement ce dernier en même temps qu'elle le construit. Nous voyons ici la double menace qui circonscrit l'émergence d'un héros : trop immobile, il se gèle du côté de l'icône (à la manière de Tom Doniphon, figé dans le carcan du westerner), trop mouvant, il prend le risque de l'échec, en même temps qu'il se soumet à des trajets qu'il ne semble pas avoir choisis. La visibilité du héros est garantie par l'usage d'éléments reconnaissables, qu'il agisse du chapeau du westerner, du débardeur blanc de l'homme d'Action ou de la cape du super-héros. Cette visibilité, comme désarticulée par le mouvement, l'est donc plus particulièrement dans la trajectoire. Nous avons évoqué l'abstraction de la figure humaine qui accompagne celle-ci, il nous faut à présent rappeler que trajectoire et quête d'identité ne font souvent qu'un.

Les films d'Action orientés autour d'une quête de soi problématisent ce qui dans le western était tout simplement absent. Si le héros peut être sans Nom pour le public (High Plains Drifter), il ne saurait ignorer sa propre identité. Jason Bourne mais aussi Wolverine donnent à cette trajectoire un horizon autre que l'épuisement du mouvement. La trajectoire se replie sur elle-même dès lors que le héros est à la fois moteur et objet de son déplacement. Les récits de trajectoire associés à des personnages amnésiques présentent une variation intéressante, dans la mesure où le héros devient à nouveau actant dans cette configuration. Il s'agit également d'une inversion du sens traditionnel de la traque dans le cinéma hollywoodien. Si celle-ci (dans The Fugitive, par exemple) vise le plus souvent à identifier un coupable (c'est le Whodunnit? du film criminel), la quête identitaire écrase tous les rôles sur le héros, puisque ce dernier est à la fois enquêteur, coupable, suspect... Plus largement, cette forme spécifique de la traque s'inscrit dans un mouvement qui isole les héros et semblent les détacher de tout contexte. C'est une autre forme de l'abstraction dans le cinéma hollywoodien : le corps est parfois vidé de toute définition (Jason Bourne, sans histoire, sans qualités connues), quand il n'est pas isolé visuellement dans des lieux décontextualisés. L'arène est une forme de décontextualisation récurrente (dès Enter the Dragon, mais aussi dans Jumper ou Out of Reach) qui semble rêver d'un corps fait uniquement de chair, coupé de ses attaches culturelles et sociales. Par ailleurs, la traque identitaire est une forme de reprise de contrôle sur cette trajectoire abstraite qui surdétermine le mouvement des héros. Tout comme Jason Bourne donne du sens à ce mouvement, les super-héros (et principalement Spider-Man) requalifient positivement des situations a priori passives. Certains cas de chute sont l'occasion pour le héros de reprendre le contrôle sur son mouvement alors que cette situation prêterait plutôt à l'abandon. Les chutes chez Spider-Man deviennent ainsi des mouvements verticaux, au cours desquels il est possible de parler, de se battre, en un mot, de se réinventer, plutôt que d'être agi.

1.3 Les marges de l'héroïsme corporel

Les formes du mouvement sont donc multiples et possèdent des fonctions variées. Tantôt elles construisent le héros, tantôt elles semblent le mettre à mal - alors que l'image, premièrement, semble suggérer une domination sans faille de ces personnages. Dans le cinéma hollywoodien, le héros émerge principalement au travers du corps mis en Action (au sens général, non limité aux héros d'Action), mais nous avons également examiné des modèles plus marginaux, plus ponctuels, qui, sans se passer du corps, ne fonderaient pas sur lui leur définition de l'héroïsme. Nous pensons d'abord aux corps bien présents, mais dont la fonctionnalité serait détraquée et empêcherait a priori une construction de l'héroïsme par la physicalité. Les exemples parcourus font état de corps certes malades, mais finalement aidés par cette apparente "mauvaise santé" (Crank, Wanted). Ces corps qui fonctionnent mal finissent en réalité par fonctionner mieux, grâce à des formulations de la maladie qui ont souvent trait au cœur, symbole transparent d'une action rythmée, constante, nourrie là aussi d'un trop-plein d'énergie. Ces exemples permettent également de dépasser l'a priori qui voudrait qu'un corps malade ne puisse être héroïque. Être malade, cela est en effet permis, puisque la maladie, définie comme un sur-fonctionnement, devient une sorte de grande santé. À l'opposé, les corps souffreteux des nerds, jamais vraiment malades, mais jamais bien portants non plus, semblent privés de toute fonctionnalité, et du même coup des variations qui accompagnent celle-ci. Il faudrait même affirmer que l'héroïsme lui-même peut être une maladie, dont le corps ne peut guérir qu'en épuisant le mouvement qui avec lui fait exister le héros.

En marge des corps actants, nous avons également isolé des corps voyants. Ceux-ci activent potentiellement deux types de positions : nous pouvons les voir comme des personnages passifs (comme nous, simples spectateurs de l'action) ou au contraire, en suivant encore une fois la critique gender, comme les prescripteurs de la position (objet ou acteur) des autres personnages. Il s'agit d'une dichotomie dont nous avons essayé de nous extraire, en saisissant des modalités du regard qui ne seraient plus seulement fonction d'une direction (voir / être vu), mais là aussi d'une visée. Tout comme la maladie n'occasionnait pas de rupture dans le continuum du récit, le développement d'une capacité de voyance pour les héros ne s'exerce pas en marge de l'action, mais s'intègre au contraire à celle-ci. Dans certains cas, le savoir-voir relève du savoir-faire, et maille intimement une action qui en surface reste toute physique (The Transporter II, Live Free or Die Hard). Ce développement autour de héros prescients ou plus simplement observateurs s'impose particulièrement dans les années 2000 et semble répondre directement à la mise en spectacle des corps dans les films d'action des années 80. Les héros reprennent alors le contrôle sur la dynamique du regard, après avoir été l'objet de la scrutation. En cela, ils s'inscrivent dans la droite lignée des westerners embrassant de leur regard les paysages encore disponibles à la découverte dans l'Amérique de la Frontière. Dans l'ensemble des films de notre corpus, la dynamique du regard n'est donc pas prédéterminée en ce qui concerne la construction de l'héroïsme. Le héros peut être scruté, comme il peut observer le monde pour y lire plus que le commun des mortels - qu'il soit pourvu d'un don (Next), ou aidé en cela par des machines (Minority Report, Paycheck). Parfois, le héros caresse encore un état de puissance totale, lorsqu'il peut à la fois se faire l'auteur d'exploits physiques et prévoir les événements à venir - il n'est plus seulement auteur de l'Action, mais aussi de la fiction. Dans tous les cas, le regard et les pratiques qui l'entourent ne permettent pas d'échapper à l'impératif du mouvement perpétuel, au contraire : rappelons-nous dans Next le feuilletage de la matière filmique, qui permet de montrer non seulement une action, mais aussi la somme des actions possibles dans un temps donné. Si le modèle du westerner s'épuise dans la reproduction de sa visibilité, le héros d'Action pratique un épuisement littéral, en présentant au spectateur son corps, dans le temps où celui se vide de son énergie.

Le regard n'est cependant jamais aussi problématique que dans le cas des figures a-héroïques - c'est-à-dire des nerds, personnages privés de tout héroïsme mais pas du désir d'être héros. Quand Superman peut voir à travers l'acier, comme au travers des corps, le regard du nerd est gonflé du désir d'être un autre. Habité d'une nécessité quasi religieuse de scrutation (Play it Again, Sam), ce regard-là parvient dans le même temps à ne rien voir du tout. La contemplation du nerd correspond alors à un échec de perception, dans un monde qu'il ne peut décoder (il ne relève pas les indices, pas plus qu'il ne saisit les codes sociaux). Ces codages forts, du côté du héros qui voit et comprend tout, ou chez le nerd qui ne voit rien et interprète systématiquement les données de manière erronée, relève à nouveau d'une formalisation de la masculinité du côté des extrêmes. L'homme qui peut tout est un héros ; celui qui ne peut rien est un homme à la virilité limitée (sans doute trop féminin) qui a perdu tout contact avec sa nature sauvage, primitive. Pourtant, ce codage ferme autorise malgré lui des zones de flou. C'est le paradoxe supermanien par excellence : ce personnage repose sur l'association d'une identité héroïque, ultra-potente, et d'une personnalité falote et maladroite. Là, la pulsion scopique du spectateur est déplacée : ce ne sont plus les corps qui nous intéressent, mais le passage de l'un à l'autre, le retournement de l'héroïsme en son contraire. Ce sont ces perméabilités d'une figure pleinement héroïque à des figures de l'absence que nous allons à présent nous rappeler, pour mieux en résumer le fonctionnement.


943. BUKATMAN Scott. Matters of Gravity. Special Effects and Supermen in the 20th Century. 2003, p. 73.
944. Cf. infra., p. 224-225.
945. MULVEY Laura. Visual Pleasure and Narrative Cinema. op. cit., p. 13.
946. "The body that he thought was "his", the body he had been taught to value as fulfilling some version of a masculine heroic ideal – suddenly that body became transformed into a separate entity that was betraying the true internal feelings of the man it contained", in JEFFORDS Susan. "The Big Switch: Hollywood Masculinity in the Nineties". 1993, p. 201.
947. "as both destroyers and the destroyed, bodies and objects are often equals", in LICHTENFELD Eric. op. cit., p. 78.
948. Nous précisons cette nuance car dans la critique américaine, "passif" et "mise en spectacle" (on display) sont souvent deux termes équivalents. Marc O'Day écrit ainsi que le corps du héros est "simultanément actif et passif, à la fois en action et en exposition" ("simulatenously active and passive, both in action and on display"), in O'DAY Marc. op. cit., p. 203.
949. "The male action hero, however, demonstrates power most comprehensively through a lack of motion. Once in motion he appears vulnerable, active but also acted-upon. At a film’s end, the return to physical stasis marks his ultimate success", in GALLAGHER Mark. op. cit., p. 173.

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