4. Des alternatives à l'Action

Le héros d'Action, défini de façon quasi tautologique comme actant, participe d'une perception monolithique du genre, renforcée par la récurrence d'éléments visuels et sonores forts, immédiatement identifiables (explosions, poursuites, combats). Cette apparente solidité de la catégorie générique ne doit pas nous inciter à en déduire une uniformité des personnages héroïques, et à retenir le composant "actif" comme seul élément de définition. Les "règles" du genre peuvent sembler avoir assez peu évolué en dehors du seul perfectionnement des effets numériques ; l'excès reste en général la caractéristique constante d'un corpus de films de plus en plus large486. Il nous faut cependant examiner le destin d'un genre et la pérennité de la figure du héros telle qu'elle a été jusqu'à présent définie. Nous avons saisi précédemment l'esquisse d'une mutation, des héros expansifs et hyper-musclés (Sylvester Stallone) aux héros plus proches d'une norme physique, qui travaillent au contraire à rester en dedans (le Tom Cruise de Mission: Impossible). Au cœur de ce retournement, John McClane joue le rôle de personnage charnière, entre exploit hyperbolique et corps plus familier487.

4.1 L'Action des années 2000, entre fléchissement et reformulation

4.1.1 L'exploit réévalué : de la puissance des corps

- Expertise et exploit physique

Le héros peut parfois être amené à manifester d'autres qualités que celles directement liées à la libération d'énergie et au mouvement perpétuel exigé par le genre Action. Le plus souvent, cependant, ces qualités s'expriment au sein de l'Action elle-même, et constituent davantage une variation qu'une possible alternative : Indiana Jones résout des énigmes, mais entre deux cascades qui maintiennent le statut traditionnel du corps du héros. Autrement dit, en dehors, en dedans, bodybuildé ou non, le héros semble rester essentiellement actant. Or, malgré la prétendue uniformité du genre, n'existe-t-il pas des formes alternatives par lesquelles un personnage peut exprimer son héroïsme ? Au sein du genre Action, est-il possible pour le héros de dépasser la seule déclinaison des modes de l'agir ? Passé le renouvellement des premier temps grâce aux effets spéciaux, que reste-t-il de si particulier à accomplir pour des héros en devenir ? Les héros expérimentent il est vrai d'autres méthodes, d'autres régimes de la performance. Ainsi le McClane de Die Hard: With a Vengeance suspend partiellement sa course pour résoudre des énigmes. Ce régime plus mental de la devinette se substitue en partie à la confrontation physique directe entre le héros et ses ennemis. McClane suit donc le parcours imposé par son ennemi pendant le premier tiers du film : il lui faut répondre à des questions de logique pour éviter que New York ne soit la cible de bombes. Plus tard, il inverse cette tendance en découvrant sur les corps de ses ennemis (morts lors d'une poursuite) des pièces de vingt-cinq cents. À partir de ce détail apparemment insignifiant, il devine leur intention d'emprunter le péage - et reprend ainsi la main sur son parcours héroïque, en devenant poursuivant plutôt que poursuivi : son avantage n'est pas physique, ou plus uniquement. Le régime corporel de la poursuite se trouve enrichi par des épreuves d'une nature différente - mais les prouesses de l'esprit servent celles du corps, puisqu'une énigme résolue autorise la reprise de la course.

Il ne s'agit pas ici de suggérer un motif historique, qui verrait des héros idiots se muer en êtres intelligents. Cette analyse existe et participe souvent d'une dépréciation du genre qui, nous l'avons vu, repose sur une opposition classique entre le corps et l'esprit. Dans cette perspective, il est suggéré que les prouesses physiques du héros s'adressent au corps du spectateur, et que, relevant dès lors de la sensation pure, elles ne peuvent engager de véritable réflexion. L'intelligence a toujours été une composante forte des héros d'action, et avant lui des héros d'aventure (pensons à la sagacité d'un Robin des Bois). Cette qualité est même très présente aux débuts du genre, sous la forme de l'expertise. Cette modalité de réflexion ne quittera pas le héros : quelle que soit sa profession, son "degré" d'héroïsme (héros aguerri ou rattrapé par la situation), le personnage agit de façon experte, combine ses qualités physiques à des spécificités intellectuelles. Rambo répare ainsi son propre corps comme un outil (grâce à un fil à coudre, à de la poudre) tandis que le Dr. Kimble (The Fugitive) fait preuve d'une science accrue du déguisement lors de sa fuite. Ces talents sont souvent liés à la profession du héros.

Il est même fréquent qu'un homme "normal" doive son salut final aux connaissances de son corps de métier, et pas seulement à sa force brute : ainsi Adam Gibson (Arnold Schwarzenegger), le gentil père de famille de The Sixth Day (2000), dirige une société qui propose des trajets en hélicoptère. Ce talent se révélera utile au héros en devenir. Un même traitement se retrouve dans Cliffhanger (1993) : le guide de montagne Gabe Walker (Sylvester Stallone) ne survit pas grâce aux armes, ou une technique particulière de combat. Il devient héros avant tout grâce à des talents que sa pratique professionnelle exige. Il est clairement défini comme étant moins fort que ses ennemis, mais sa connaissance de la montagne le rend moralement meilleur : l'expertise devient ici symbole d'une humilité par rapport à un territoire qui va, comme un personnage adjuvant, se ranger du côté du héros488. Enfin, David Grant (Kurt Russell dans Executive Decision, 1996) parce qu'il pratique de façon récréative le pilotage de planeurs, arrive à opérer l'atterrissage d'un avion de ligne. Dans ce dernier cas, une pratique occasionnelle, de loisir, est portée à la puissance supérieure par la requalification de l'homme normal en héros489. L'expertise replace néanmoins l'intelligence du côté du corps, tout comme la résolution d'énigme n'avait pas pour but la réponse elle-même, mais la reprise de la course. Les talents que nous avons ici énumérés se rapportent tous à une compréhension du monde matériel, visible, plutôt qu’à une perspicacité d'enquêteur. L'expertise replace encore le héros en relation au monde sensible, et constitue la forme prédominante de son intelligence dans le film d'action. Cette expertise se déploie selon des modalités très larges, du militaire expert (Chuck Norris, Steven Seagal, Sylvester Stallone et Arnold Schwarzenegger exemplaires dans ce type de rôles) à l'homme ordinaire spécialiste d'une technique - qui s'avérera la clé d'une situation inextricable, le plus souvent en dernière extrémité. Mais qu'elle soit détenue par un spécialiste, ou par un amateur qui la porte à ses extrêmes, l'expertise est toujours au service d'une action qui marque l'environnement du héros de son empreinte. L'intelligence sert rarement à éviter l'affrontement490, mais le plus souvent à le provoquer. Les films d'action ne s'inscrivent pas dans la traditionnelle dichotomie qui sépare le corps et l'esprit, mais plutôt, reformulent celle-ci en soumettant entièrement l'esprit au corps. L'intelligence n'est pas tant une forme alternative d'action, qu'une autre forme de la corporéité qui surdétermine nos héros.

Il faut ici préciser ce que nous entendons par expertise sensible. Celle-ci caractérise l'opérativité des héros par rapport au monde qui les entoure. Au-delà de la seule trajectoire, une structure d'échange se développe entre le héros et son environnement. L'espace met à l'épreuve le héros, nous l'avons vu. Mais en retour, le héros peut voir se développer une véritable intimité avec son milieu : il peut réaliser l'impossible, dès lors qu'il maîtrise tous les paramètres de l'action. Ceci est un peu différent de la définition de l'espace par le héros, comme nous l'avons évoquée dans le cas d'un Tom Cruise qui instaure sa propre gravité, en retrait du monde matériel. Il s'agit moins pour le héros de décider des principes organisateurs du monde, que de les comprendre, de les prévoir. La puissance physique se teinte ici d'un savoir de l'espace : tout devient prévisible, planifiable. Ainsi, Frank Martin (Jason Statham) développe dans Transporter 2 (2005) une relation de savoir au monde qui garantit sa survie. Le film présente un héros composé d'éléments familiers. Ancien militaire, Frank Martin s'est reconverti dans le transport de "marchandises" dont il ignore volontairement la nature, ses clients franchissant souvent les limites de la légalité. Il aspire à vivre de ce commerce, mais se trouve sans cesse rattrapé par des combats qui ne le concernent pas, et dans lesquels il est mêlé contre son gré. En termes physiques, Statham constitue un hybride de Bruce Willis (à qui il emprunte le crâne rasé, et le visage de marbre) et Mel Gibson (il expose la même "sécheresse" physique, déployée au sein de scènes complexes qui mêlent combats de rue et la voltige propre aux arts martiaux). L'identité du personnage est également marquée par une relation fusionnelle à sa voiture, encombrée de gadgets électroniques qui permettent de renouveler dans une certaine mesure le schéma classique de la poursuite.

Une scène révélatrice montre comment il parvient, alors qu'il quitte le repaire de ses ennemis, à remarquer la bombe qu'ils ont fixée sous sa voiture - grâce à un reflet opportun dans une flaque d'eau. Le premier principe de survie ne tient donc pas de l'exploit, mais d'une vigilance qui se situe au niveau du regard. Dans un second temps, Frank Martin quitte les lieux, dans sa voiture. Décidé, en pleine possession de ses moyens, il roule à toute allure en direction d'une plateforme, et, plus loin, d'une grue. Il utilise le tremplin pour faire "sauter", littéralement, son bolide à qui il imprime un mouvement de rotation sur lui-même. Le crochet de la grue s'empare de la bombe, tandis que la voiture finit son tour complet, et atterrit en douceur sur la route. Derrière elle, selon le motif classique, la bombe explose juste à temps. L'exploit ici ne tient ni de la force, ni de la maîtrise de la gravité, ou de la vitesse seule. Il tient de tous ces paramètres combinés et exprime ainsi un héroïsme qui ne tient plus du domptage de l'environnement, d'un ennemi, ou encore de soi-même. Cet héroïsme passe par un corps qui est partout, tenant ainsi d'une forme d'omnipotence. Là où John McClane avait ramené de la souffrance, ainsi qu'un certain sens de la limite, dans l'action, nombre de héros des années 2000 ne vivent plus que l'extension de leur corps en tous points. La proximité avec l'espace est mentale (tout prévoir, tout calculer) comme physique : la grue devient humaine, une extension du bras de Frank, en somme. L'espace n'est pas tant dominé par le héros qu'il devient son corps étendu. La sagacité du héros tient peut-être de son esprit, mais elle s'exprime entièrement par le corps, avant de contaminer l'espace environnant. L'exploit, par ailleurs, n'est pas forcément plus spectaculaire : il peut même faire sourire, tant l'impératif de crédibilité a été évacué.

Ce concept même de crédibilité est central dans l'Action, parce que le genre repousse les limites du vérisme, au risque du ridicule - aussi, parce qu'il concerne l'expertise que nous avons définie plus haut. La crédibilité, dans les années 80 et 90, se joue en effet à l'endroit de ladite expertise. Il est ainsi donné au spectateur un ensemble d'informations qui permet de justifier l'invraisemblance apparente d'une situation : dans Rambo, le fait que le personnage soit un green beret permet de donner du crédit aux exploits à venir. Le colonel Trautmann est souvent chargé de ce discours, et s'applique à faire la liste des talents de son poulain, parfois d'une façon métaphorique ("Ce que vous appelez l'enfer il appelle ça chez lui491"). Dans les années 90, l'expertise devient scientifique : un véritable cours (sur les explosifs, les armes, les satellites...) est inclus dans le film. Par métonymie, une seule goutte d'un puissant explosif retourne un bureau, et laisse présager le pire aux héros qui savent que leurs ennemis possèdent des litres du même liquide (Die Hard: With a Vengeance, The Rock, Executive Decision). Ce discours est souvent placé dans la bouche d'un expert, caricaturalement incarné par un nerd492. Mais de plus en plus, au cours des années 90, le héros devient l'auteur du discours, et donc le détenteur du savoir. Dans les années 2000, ce principe d'un héros savant, auteur d'une parenthèse didactique, perdure. Mais d'un autre côté - dans The Transporter, Live Free or Die Hard - l'expertise cesse d'être scientifique, donc explicable. Elle quitte le lieu du discours pour retourner au champ de l'action, plus hyperbolique encore. Car le héros se fait plus expert, et s'explique paradoxalement moins : son action devient non seulement irréelle, mais impossible. Nous avons déjà évoqué cette question, mais ici, l'impossibilité de l'exploit n'est pas compensée par son inverse, tel le corps rétensif repéré dans Mission: Impossible. Cet impossible se rapproche de la liberté des super-héros : l'expertise, en perdant la parole qui l'accompagnait, devient magie.

- L'expertise faite magie, le cas de Live Free or Die Hard

La grammaire de l'Action développée est relativement uniforme dans les trois films de la série The Transporter (2002, 2005, 2008). Le personnage de Frank Martin se situe dans la lignée d'un Rambo ou d'un Chuck Norris. Ancien militaire, homme de peu de mots, le visage souvent crispé dans un stone face, le personnage tend à super-héroïser une figure traditionnellement associée à l'exploit de héros musculeux. En revanche, il est plus surprenant que le personnage de John McClane migre lui aussi vers une forme superlative de l'héroïsme. Dans les trois premiers films (respectivement réalisés en 1988, 1990 et 1995), le personnage obéit à cette logique précédemment analysée d'un corps qui encaisse les coups, et doit pour respecter le programme héroïque être malmené par son milieu. Rappelons également que cet espace, qui imprime la forme de l'action sur le corps même du héros fait l'objet en retour d'une logorrhée : le héros McClane possède bien une parole, mais celle-ci ne tient pas de l'expertise, plutôt d'un flux continu. Live Free or Die Hard (2007) est donc signifiant à de nombreux égards. Au niveau du genre, il s'inscrit dans ce qui a pu être identifié comme un retour des héros dits reaganiens493. Rocky retourne ainsi sur le ring (Rocky Balboa, 2006), tandis que Rambo est contraint malgré lui à une nouvelle mission (qui lui permet d'ailleurs de boucler la boucle494 dans John Rambo, 2008)495. Tenant d'une intention similaire, JCVD (2008) a vu Jean-Claude Van Damme revenir sur les écrans, le temps d'un exercice réflexif. Il incarne son propre rôle, et retourne à ses racines belges pour parodier les conventions sur lesquelles s'est fondée sa carrière. Dans tous ces films, le vieillissement physique de l'acteur est un objet de fascination, qui n'est pas dissimulé mais au contraire mis en spectacle. Les rides et le durcissement des traits achèvent de donner au nouveau film le statut de véritable retour après une absence prolongée, et permettent de creuser un écart que le film essaiera de combler. Cela peut correspondre, comme l'explique Hélène Valmary, à :

une situation particulière, ténue, celle qui trace la limite entre deux états du corps : celui dont on se souvient et celui qui est réellement là. Le corps de l'acteur vient alors rencontrer son image et non plus la reproduire. Il vient s'y superposer496.

Nous nous concentrerons ici principalement sur l'évolution de l'action de John McClane en rapport à l'exploit. Dans les deux premiers films, le personnage évoluait principalement dans des lieux confinés, dans lesquels il devait ramper. Souvent enfermé, prisonnier de l'espace et parfois même des objets (valises, parachutes dans Die Hard 2), son action était constamment empêchée. L'exploit existait, mais au prix de grandes souffrances physiques (la marche dans le verre brisé, ainsi que la chute du building dans le premier film) ou morales (son échec à sauver les passagers d'un avion du crash dans Die Hard 2). Dans le dernier film, l'action de McClane se rapproche de celle d'un Rambo. Le scénario reprend la formule originelle, presque inchangée lors des trois premiers films : des terroristes menacent la ville et sa population ; John McClane, qui n'avait aucune intention de se trouver là ou d'être impliqué, se trouve pourtant obligé d'agir. Malgré ses efforts, il reste essentiellement seul pour sauver les victimes potentielles des méchants. Cette formule marque un premier changement d'échelle : ce ne sont plus seulement une tour ou un aéroport qui sont menacés, mais les États-Unis dans leur ensemble. Les terroristes, bien qu'armés, ne menacent pas en premier lieu le territoire physique du pays, mais toutes les structures immatérielles - réseaux, banques de données - qui en assurent le bon fonctionnement. Le chef du groupe, un anarchiste, souhaite purger le pays de ses maux par une gigantesque table rase. Il entreprend auparavant d'éliminer les meilleurs hackers du territoire, pour s'assurer que ce qui a été fait ne pourra pas être défait. Farrell (Justin Long), un des hackers en question, se retrouve sous la protection de McClane. Ensemble, ils vont entreprendre de déjouer les plans des terroristes. De nombreuses références aux films antérieurs sont pratiquées : les spectateurs retrouvent l'ascenseur, et les bouches d'aération, où cette fois une voiture viendra s'encastrer. En revanche, à l'exception d'un yamakasi497 français, les méchants ne sont plus européens. Le chef terroriste est un ancien agent du FBI, qui voulait changer le système de défense après le 11 septembre 2001 et a essuyé un refus. L'optimisme par rapport à la société américaine qui caractérisait les premiers films se voit donc tempéré : la menace ne vient plus du vieux continent mais bien de l'intérieur. Ceci correspond à l'évolution globale du genre, qui tend à préférer des méchants américains à leurs homologues russes et moyen-orientaux. Ce changement n'est qu'un indice, car la formule Die Hard en son entier subit une déconstruction dans ce dernier volet de la série. Entre autres évolutions, l'action va justement prendre une nouvelle aura magique.

McClane doit encore encaisser les coups, et délivrer son lamento habituel. Ces deux aspects sont cependant modérés, dans la mesure où le héros est affublé d'un sidekick qui va prendre en charge tout ou partie de ces fonctions. Ce deuxième personnage, Matt Farrell (Justin Long) incarne plutôt une version positive du geek498 : hacker expert en informatique, il informe McClane et le spectateur des subtilités techniques de l'intrigue. Parallèlement à ce discours précis, Farrell prend en charge la logorrhée traditionnellement attribuée à McClane. La tension entre les questions déplacées de Farrell et les réactions mesurées de McClane (curieusement doté d'un visage de marbre et débarrassé de ses moues) participe d'un effet comique. Revenons cependant à l'action elle-même : alors que McClane ne se manifeste plus par sa parole ou ses grimaces, ses exploits changent d'échelle. La première scène de poursuite est notoire à cet égard. Farrell est pris en chasse par les terroristes. Ceux-ci, en contrôlant les feux de circulation, les réseaux télévisés et téléphoniques (entre autres), acquièrent une grande mobilité, deviennent quasiment invincibles. Leur action, supportée par les habituels hélicoptères et armes d'assaut, devient ici fonction d'une expertise. Lors de la poursuite, McClane effectue une manœuvre formellement très proche de Transporter 2. Il se jette d'abord d'une voiture lancée à grande vitesse. Soulevée par une force mystérieuse, la voiture décolle du sol et vient percuter un hélicoptère ennemi (fig. 70). Les "méchants" deviennent plus menaçants, en s'attaquant au pays tout entier ; mais McClane voit aussi son action changer d'échelle, dès lors que l'espace devient une extension anthropomorphique de son corps. Il est significatif que l'action des héros devienne superlative en soulevant magiquement des voitures : le premier numéro d'Action Comics (paru en 1938) présentant Superman pour la première fois le montrait soulevant une automobile. Cette action, du coup séminale, charrie avec elle le super-héroïsme des origines (fig. 71).

fig. 70.1 fig. 70.2

fig. 70 : Dans Live Free or Die Hard, John McClane reproduit - quoique à distance - le geste séminal qui consiste à soulever une voiture.

fig. 71.1 fig. 71.2

fig. 71.1 : Ce geste est visible dans le premier numéro du comic consacré à Superman.
fig. 71.2 : Dans Superman Returns (2006), soit 73 ans plus tard, Brandon Routh reproduit un geste similaire. Photographie promotionnelle, © 2005 Warner Bros.

En devenant des super-héros en civil, les héros d'action effectuent les mêmes actions extraordinaires que leurs cousins Superman ou Spider-Man, à ceci près qu'ils se passent de la médiation directe du corps. Alors que la voiture dans les années 90 constituait le moyen de la trajectoire qui portait le héros sur sa lancée, ici le héros manipule ces véhicules comme s'ils étaient de simples bibelots. Cette magie ne passe donc plus par le corps, et par le geste : nous ne voyons pas littéralement le héros soulever une voiture. Cependant, il aura suffi d'un contact avec le héros pour que le véhicule, comme animé d'une force autonome, se soulève et accomplisse la volonté du personnage. Comme par contamination, les objets deviennent héroïques à leur tour dès lors que le héros les a touchés. L'exemple de Live Free or Die Hard complique un peu plus l'articulation entre le corps (tout puissant, central le plus souvent) et l'esprit (soit au service du corps, soit retourné en intelligence corporelle). Le film affirme, comme Transporter 2, que le héros possède un corps si puissant qu'il peut se passer du corps. Le corps est désormais partout, et contrôle tout, à la manière d'un Superman dont l'action se décline dans toutes les géographies.

4.1.2 Des actioners crépusculaires

L'exploit change ainsi de forme, et le héros de sens. La relation que le personnage entretient avec son héroïsme, et avec lui le désir qui l'accompagne est encore un peu plus le lieu d'une déception. Avant d'examiner les alternatives possibles à l'Action classique, il nous faut donc préciser comment celle-ci n'est plus tout à fait la même, dès lors qu'elle super-héroïse des héros traditionnels. McClane, figure emblématique d'une corporéité héroïque, mais critique, change à tel point qu'il est difficile de relier le personnage tel qu'il apparaît en 2007 à ses incarnations antérieures. Le principe selon lequel le héros est maître de son corps, et seulement celui-ci, est donc enfreint à la fois dans Transporter 2 et Live Free or Die Hard, lors de scènes d'action (la voiture retournée) très similaires sur le plan formel. Si elles expriment toutes les deux une extension du domaine du héros, elles jouent cependant des rôles très différents dans l'économie de leurs récits respectifs. Avec Statham, le caractère dansé des scènes de combat est complétement revendiqué, faisant plus largement usage de la référence aux films de Hong-Kong. Jason Statham semble ainsi moins se battre contre ses ennemis qu'avec eux, au cours de scènes enrichies par l'usage d'objets multiples (vélo, huile à moteur, etc.), qui ne singent plus leur présence fortuite mais sont clairement identifiés comme des accessoires. The Transporter emprunte à la comédie kung-fu son usage de l'objet au sein d'un "spectacle acrobatique499". Charles Tesson parle en effet de la qualité particulière prise par les objets dans le genre (notamment chez Jackie Chan) qui semblent "attend[re] le kung-fu et son héros comique pour vivre une seconde vie500". Cet aspect se manifeste dans de nombreux films d'action, et comme nous l'avons vu dans la comédie musicale - mais c'est aussi un de ses nombreux points de convergence avec le burlesque. Mais la seconde vie qui emporte les objets dans l'Action est une chose ; dans la comédie kung-fu et ses reformulations dans l'action des années 2000, c'est le concept d'attente qui prime. Car si ces objets connaissent une seconde vie, il semble que, sans l'action, ils n'auraient pas existé du tout. Voilà ce que nous suggérions en parlant d'accessoires plutôt que d'objets : une utilisation, certes, limitée à la scène, mais pas un usage. La voiture volante n'est donc qu'un accessoire de plus, et son utilisation n'est ni plus ni moins réaliste que le reste des "acrobati[es]" de Statham. Chez McClane, cette forme de la cascade renvoie à un sens différent. Cet exploit est altéré, spectaculaire, mais jamais ridicule, comme c'est pourtant la règle dans la série Die Hard. Cette modification pointe une possible mutation du personnage : McClane perd cet humour qui le caractérisait dans les années 90, et emprunte un peu de son action aux super-héros.

Tandis que le McClane des débuts était raisonnablement fort, et âpre à la tâche (comme en témoigne sa complainte), le personnage plus mûr qui apparaît dans Live Free or Die Hard voit sa force décuplée - mais le changement principal réside dans sa motivation. Il devient donc un super-héros grâce à sa force – en soulevant les voitures comme Superman – mais renoue aussi avec le common man en perdant de son détachement caractéristique. Contrairement à son prédécesseur, il ne se contente plus de renâcler, mais refuse cette fois l'idée même de son action. Le discours va donc moins renvoyer au contenu de son action (ramper "dans une putain de boîte de conserve", dans Die Hard 2) qu'au sens de celle-ci. Il est courant, dans le film d'action, d'assister à l'utilisation d'un moment d'accalmie pour produire un commentaire sur le héros. Celui-ci, dans sa forme la plus minimale peut même faire l'objet d'une boutade501. Parfois, cependant, le discours s'étend et prend la forme d'une véritable théorisation du rôle du héros, le plus souvent par ce dernier même. Dans le cas qui nous occupe, McClane exprime l'ingratitude de la condition de héros (fig. 72). Il ne prend pas la parole directement, mais répond à Farrell qui le remercie de lui avoir sauvé la vie :

fig. 72.1 fig. 72.2 fig. 72.3 fig. 72.4 fig. 72.5 fig. 72.6

fig. 72 : Face à face entre le héros et sa potentielle relève : le statut de héros est réfléchi, critiqué, désavoué dans Die Hard IV.

{version française}

(Matt Farrell) – Je ne suis pas comme toi. Je ne peux pas faire ce genre de trucs.

(John McClane) – Qu'est-ce que tu veux dire ? Comme quoi ?

(Matt Farrell) – Je suis pas héroïque et tout ça. Je ne suis pas courageux comme toi. Je ne suis pas ce mec.

(John McClane) – Je ne suis le héros de personne, gamin.

(Matt Farrell) – Mais vous m'avez sauvé la vie genre dix fois dans les six dernières heures.

(John McClane) – Je fais juste mon boulot, c'est tout.

(Matt Farrell) – ...

(John McClane) – Tu sais ce que tu gagnes à être un héros ? Rien. Tu te fais tirer dessus. On te fait une petite tape sur l'épaule. Bla, bla, bla. Bravo mon garçon. Tu divorces. Ta femme ne se rappelle plus de ton nom de famille. Tes enfants ne veulent plus te parler. Tu manges souvent tout seul. Crois-moi, gamin, personne ne veut être ce mec.

(Matt Farrell) – Mais alors pourquoi vous le faites ?

(John McClane) – Parce qu'il n'y a personne d'autre pour le faire présentement, voilà pourquoi. Crois-moi, s'il y avait quelqu'un d'autre pour le faire, je le laisserais. Mais y en a pas. Alors c'est nous qui le faisons.

(Matt Farrell) –Et c'est ce qui fait de vous ce mec.

{version anglaise}

'(Matt Farrell) – I'm not like you. I can't do this shit.

(John McClane) – What do you mean? Like what?

(Matt Farrell) – I'm not like, heroic, and everything. I'm not brave like you are. I'm not that guy.

(John McClane) – I'm nobody's hero, kid.

(Matt Farrell) – You've saved my life like ten times in the last six hours.

(John McClane) – Just doing my job, that's all.

(Matt Farrell) – . . .

(John McClane) – You know what you get for being a hero? Nothing. You get shot at. You get a little pat on the back. Blah-blah-blah. Attaboy. . . You get divorced. Your wife can't remember your last name. Your kids don't want to talk to you. You get to eat a lot of meals by yourself. Trust me, kid, nobody wants to be that guy.

(Matt Farrell) – Then why are you doing this?

(John McClane) – Because there's nobody else to do it right now, that's why. Believe me, if there was somebody else to do it, I would let them do it. But there's not. So we're doing it.

(Matt Farrell) –And that's what makes you that guy.'

L'opposition qui travaille le discours de McClane est somme toute classique. Elle situe le héros comme étant un homme hors du commun, ducoup étranger à la vie dite "normale"502. La deuxième partie est plus originale : elle suppose que McClane ne poursuit qu'en l'absence d'un remplaçant, ce qui signifie deux choses. Premièrement, McClane veut arrêter d'être un héros : ce rôle ne lui convient plus, ou ne lui a jamais convenu. L'unité morale du héros se trouve fissurée, car ce n'est plus seulement le désir d'agir qui manque, comme dans les premiers films, mais une absence de motivation à sauver le monde. Cet aspect, déjà présent lors de la création du personnage, est ici radicalisé. Deuxièmement, et c'est sans doute l'aspect le plus important de sa déclaration, le déficit héroïque correspond à l'absence d'une nouvelle génération pour reprendre le flambeau. Le motif de l'héritage manqué, que nous avons précédemment parcouru en analysant Ride the High Country dans notre premier chapitre503, fait donc retour. Dans les deux cas, le héros ne semble plus tenir du personnage mais du site, laissé désert par ses anciens occupants et ses potentiels successeurs. Dans Ride the High Country, la désaffection est complétée à la fin du film par la mort de Steve Judd et sa sortie symptomatique du champ. L'absence symbolique du héros s'exprime alors dans son absence concrète. Dans Die Hard IV, la difficulté du passage de relais est tout entière contenue dans ce discours. Farrell se montre très courageux dans la suite du film, allant jusqu'à sauver la vie de McClane. Mais c'est davantage avec la fille de ce dernier que se dessine un futur : Farrell ne sort donc pas de son rôle de sidekick courageux, et comme le jeune Heck Longtree avant lui, préfère une destinée plus conventionnelle, incarnée par le couple hétérosexuel. Être héroïque ne signifie pas nécessairement devenir un héros, et tenir cette posture. Le discours de McClane évolue dans ce dernier film de la simple résistance au renoncement, et fait état d'une défection à l'endroit d'une lignée de héros. Nous allons ainsi partir de cette mutation du personnage de McClane pour questionner le genre dans son entier, et avec lui, les héros. Alors que l'exploit se radicalise, devient super-héroïque, il semble que le genre gagne une tonalité plus mélancolique, voire pessimiste. Comme le western avant lui, le genre Action va ici trouver une incarnation crépusculaire.

Nous passons en effet, de 1988 à 2007, d'un type de réflexivité à l'autre. Dans les deux premiers Die Hard, les paroles référentielles de McClane jouent surtout le rôle de clin d'œil. Elles fonctionnent sur le mode d'une complicité avec le spectateur, qui comprend d'autant mieux les références qu'il suit la série. Live free or Die Hard devient réflexif en réfléchissant davantage que ses formes : il produit un commentaire sur le héros, et sur le genre Action. En interrogeant le destin de ses personnages et celui du genre sur un ton pessimiste, il se rapproche de ce qu'on a pu appeler le western crépusculaire. Cependant, le rabattement de cette notion à un autre genre que le western pose problème. La première difficulté réside à l'origine dans les implications du terme "crépusculaire" lorsqu'il est à l'origine accolé à "western". Selon Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, l'appellation renvoie directement à un état des héros, soit "vieilli[s]504" soit "fatigués505" - voire, les deux à la fois. Pourtant ces deux états ne sont pas équivalents, même si dans le cas exemplaire de Steve Judd, la vieillesse semble générer la fatigue, et cette fatigue, ou le renoncement, semblent accélérer le vieillissement du héros. Une seconde ambivalence caractérise ce concept de crépuscularité : l'adjectif concerne-t-il le film ou l'Ouest lui-même ? Dans ce dernier cas, les auteurs précisent que le genre a été très tôt506 conscient de la fin de l'Ouest et de son obsolescence. De ce point de vue, tout western se présente "comme le récit d'une disparition507". En revanche, quand le film lui-même adopte le mode crépusculaire, il semble davantage décrire la perte du mythe de l'Ouest, que la fin de l'Ouest proprement dit.

Sans rentrer davantage dans ces difficultés propres au sous-genre que peut constituer le western crépusculaire, il faut prendre en compte les subtilités dont le terme est chargé avant de l'appliquer au genre Action. Malgré les ponts fréquemment pratiqués entre les deux genres, une différence de taille les sépare. Tandis que le western parle d'un monde disparu, ou en train de disparaître, l'Action constitue justement une forme contemporaine, qui vise à inclure une technologie d'avant-garde, à la fois dans son récit (armes, télécommunications) et dans sa fabrication (effets spéciaux). Nous avons vu précédemment que les héros se distinguent par une expertise technique, parfois technologique, qui implique de situer les récits dans le présent, ou dans un futur proche. L'Action sera donc souvent "crépusculaire" tout en semblant avant-gardiste : paradoxalement, un genre qui repose sur la fascination pour la technologie et ses possibilités va également réfléchir sur les conséquences du tout technologique. Toutefois, si la technologie en question reste le plus souvent de pointe, le héros est placé face à sa propre obsolescence, à la fois sur le mode de la vieillesse et de la fatigue.

La définition de John McClane comme personnage obsolète dans Live free or Die Hard ne constitue pas une innovation à proprement parler. Dès les premiers films, le personnage est caractérisé comme étant profondément attaché aux années 80, décalé par rapport à la décennie à venir. Dans Die Hard, son ennemi (Alan Rickman) le raillait sur son attitude de cow-boy, le comparant ironiquement à la figure historique de John Wayne. Dans Die Hard 2, le vieillissement, et le décalage par rapport à l'époque commencent à être plus marqués. Lorsqu'il demande à utiliser un fax, son adjuvant paraît surpris. McClane répond alors : "Holly m'a dit de me mettre au parfum des années 90508". Cette phrase est la première mention d'un décalage entre John et son époque, repéré par sa femme. Elle lui faisait déjà remarquer, dans le premier film, son incompréhension de la côte Ouest (symbole de nouveauté dans le contexte de la Frontière, mais aussi de développement économique dans les années 80). Dans le troisième film, enfin, la fatigue du personnage est l'élément sans cesse invoqué pour signaler le décalage du héros avec son temps. McClane connaît alors un traitement proche des héros de western crépusculaire : l'accent est mis sur son manque de forme physique (il est en effet moins musclé), sa tendance à l'alcoolisme, son échec professionnel... D'abord comparé à John Wayne, le personnage suit l'évolution de ce dernier au sein de ses films : le McClane de Die Hard: With a Vengeance tient plus d'un John Chisum que du westerner fringuant.

Live Free or Die Hard, de par son scénario centré sur les nouvelles technologies, relance de façon prévisible le motif de l'obsolescence de McClane. Son opposition au personnage de Farrell permet de multiplier les références à son incompétence technique. Un agent du FBI lui signale même ainsi qu'il est "une montre à l'ère du numérique". Le réel est ainsi découpé entre un monde matériel, sur lequel McClane possède une emprise totale, et l'espace numérique de l'information, soumis à l'attaque des terroristes. Au début du film, ce découpage implique également une hiérarchie. En attaquant les structures invisibles du pays, les méchants le menacent matériellement. La scène où ils prennent le contrôle des feux de circulation, et génèrent une suite d'accidents, démontre ainsi que le monde matériel est soumis à son double numérique. McClane est donc désavantagé par cette distribution, et compense son absence de connaissances techniques en s'associant avec Farrell. Cependant, l'ordre établi entre les deux mondes s'inverse tout au long du film, et l'action de McClane joue un rôle opératoire à cet égard. Les manipulations informatiques sont laissées à Farrell, tandis que McClane joue classiquement des poings. Mais par sa technique "classique" de combat au corps, il rend progressivement aux outils informatiques leur valeur d'objet : ainsi l'écran, interface maîtresse de l'action des méchants devient une arme dans les mains de McClane, qui s'en sert pour assommer une experte en arts martiaux. Plus tard, il s'arme d'une clé à mollette pour frapper ses opposants. Ainsi, non seulement les ordinateurs reprennent leur poids, mais McClane opère plus largement une régression, en revenant, par son action même, de l'âge du numérique à l'âge de la mécanique. Cette nouvelle hiérarchie est également connotée moralement. Tout en étant fasciné par les nouvelles technologies, le film en fait le procès. À un agent du FBI qui voit dans l'attaque des terroristes une menace pour "le système", McClane répond froidement : "Ce n'est pas un système. C'est un pays509". L'obsolescence apparente de McClane correspond en fait à une sauvegarde des valeurs traditionnelles, par rapport à un progrès technique présenté comme dangereux. Nous retrouvons ici un motif classique du western : le westerner apparaît fréquemment comme étant anachronique, mais il est également suggéré qu'avec lui disparaîtra une forme d'action, de loi, qui est en réalité vitale. Plus largement, ce motif oppose les villageois (townspeople) qui rejettent d'abord le westerner car il semble étranger à leur communauté et à leurs valeurs. Dans une seconde partie, ces mêmes villageois sont sauvés par le westerner, dont les talents et les méthodes correspondent à la situation510. Sans trop insister sur les motifs narratifs et structuraux des deux genres, nous voyons ici que l'obsolescence, tout en constituant un motif pathétique qui joue de la fatigue et du vieillissement du héros, se retourne de façon positive. Le héros n'est pas en phase avec son époque, et c'est tant mieux. En préservant son ignorance face à la technique511, il préserve également sa rigueur morale, et plaide, par son action, pour un monde matériel qui ne serait pas soumis à une infrastructure informatique. Le westerner pouvait opposer son cheval aux automobiles, McClane oppose quant à lui sa clef à mollette aux téléphones cellulaires. Tout comme la maladie, l'anachronisme du héros d'action, faiblesse potentielle, se trouve retourné en qualité d'exception.

Malgré ce retournement finalement positif de la valeur d'un défaut, le terme "crépusculaire" reste dans une certaine mesure applicable à Live Free or Die Hard, et à un ensemble de films d'action, ou corrollaires du genre qui travaillent cette notion de la transmission, tels que Armageddon (Bruce Willis se sacrifiant au terme d'une action héroïque pour son gendre Ben Affleck), Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull (dans lequel Harrison Ford passe le flambeau à Shia LaBeouf) ou encore The Expendables, ou Sylvester Stallone, à la fois présent devant et derrière la caméra, semble prendre acte de la nouvelle génération incarnée par Jason Statham. Le discours de McClane sur l'héroïsme, et la suggestion d'un décalage du héros par rapport à son époque contribuent à donner un ton élégiaque au film. Le crépuscule est ici double. C'est celui des héros, qui souffrent d'un manque de reconnaissance du public, et à qui le désir fait du coup défaut. Mais ce crépuscule concerne également une époque, un temps qui précédait l'émergence du numérique, vu comme moralement douteux. En cela, ce crépuscule de l'actioner rejoint celui du western, qui voyait d'un œil suspicieux les apports du progrès (train, voiture). Mais cette époque révolue n'est pas seulement passée par rapport à la diégèse du film, elle correspond également à un âge d'or de l'actioner. Dans la première scène d'Action de Live Free or Die Hard, l'appartement de Farrell est pris d'assaut par une équipe de snipers. La destruction méthodique de son domicile est tout à fait classique pour le genre, mais il faut remarquer que, parmi les objets qui sont détruits se trouve une figurine à collectionner du Terminator. Le fait que ce personnage d'Action devienne une statuette, un objet de collection situe historiquement le genre : comme son personnage emblématique, il est devenu un fétiche sans actualité. Ce détail contribue à l'élégie déjà mise en place par le film. Terminator est l'un des premiers films d'Action dans les années 80, et représente un temps révolu pour le genre lui-même, un possible âge d'or. Ici l'Action est renvoyée à sa propre décadence, voire à la possibilité de sa disparition - la figurine est en effet pulvérisée par une explosion512. Dès les années 90, on trouve cependant l'idée que le genre Action est promis à la postérité, non en devenant pérenne, mais en se figeant du côté du mythe. Ainsi dans Demolition Man (1993), le genre anticipe déjà sur sa propre désuétude. Le policier cryogénisé interprété par Sylvester Stallone se réveille en 2036 pour découvrir que les policiers de ce futur sont devenus inutiles dans un monde pacifié. Seule Lenina Huxley (Sandra Bullock) entretient la nostalgie du XXe siècle en collectionnant les gadgets qui s'y rapportent – nous voyonsainsi que son bureau est décoré d'une affiche de Lethal Weapon. L'acteur croise plus tard sa propre effigie, sous la forme de Rambo, lui aussi renvoyé au rang de poupée : son mannequin est exposé sous verre dans un Hall of Violence à vocation pédagogique. Le genre a donc très tôt réfléchi sur son destin, en anticipant dans Demolition Man sur une nostalgie qui là encore favorise le rapprochement avec le western. L'Action se suppose dépassée, le temps de générer le regret qui justifiera son retour. Le motif n'est élégiaque que dans une certaine mesure : le genre admet son anachronisme, certes, mais du coup affirme sa supériorité en réintroduisant le mode opératoire qui le caractérise, comme au bon vieux temps. Ainsi Live Free or Die Hard introduit des méchants qui maîtrisent les techniques du kung-fu, ou même associent arts martiaux et acrobaties de yamakasi. À ces circonvolutions, McClane répond par son irritation ("Ras-le-bol de ces conneries de kung-fu513") et une technique de combat à l'ancienne, caractérisée par ses coups de poings brutaux, loin en apparence de tout esprit chorégraphique. Le kung-fu et les autres arts martiaux ont progressivement influencé Hollywood, d'abord grâce aux films mettant en scène Bruce Lee, puis grâce à des productions portées par des acteurs emblématiques comme Chuck Norris, Steven Seagal ou Jean-Claude Van Damme. Plus tard, John Woo et Jackie Chan (entre autres) connaissent des carrières américaines, et les productions hollywoodiennes intégreront les arts martiaux dans des films d'action n'étant pas spécifiquement identifiés comme "films d'arts martiaux". Ceux-ci ont permis, entre autres variations, de renouveler un genre qui a comme le western été critiqué pour sa répétitivité apparente. Cette diversification du genre est admise, pour mieux retourner aux sources : McClane plaide ainsi dans Live Free or Die Hard la cause d'une Action traditionnelle, nationale, donc d'un temps passé. En cela, le genre peut prendre une qualité crépusculaire, lorsque l'action mise en place adopte les anciennes méthodes, volontairement décalées avec une époque qui semble davantage un terrain pour les geeks que pour les héros.

L'usage d'un ton crépusculaire permet ainsi le retour du héros, vieilli, fatigué, mais aussi paradoxalement plus fort. En fait d'un paradoxe, il s'agit plutôt d'un durcissement global. Tous les éléments qui caractérisaient McClane, tels que sa pugnacité, sa tendance à la lamentation, son décalage par rapport à l'époque et sa force brute, sont exagérés. En devenant plus fort, McClane devient également plus faible, plus vieux, plus fatigué. Qualités et défauts sont soumis ensemble au même régime hyperbolique. Nous pouvons ainsi dégager deux orientations opposées pour le genre Action. D'un côté, celui-ci culmine dans la toute-puissance, qui portée à son paroxysme semble relever de la magie. Deux héros très différents, John McClane (Bruce Willis) et Frank Martin(Jason Statham), l'un pratiquant le combat urbain, brutal à l'aide de ses poings, l'autre héritant des "acrobaties" de Jackie Chan, définissent pourtant de façon similaire un nouveau programme d'action où le corps du héros déborde de ses limites organiques. McClane est certes ignorant des nouvelles technologies, tandis que rien ne semble échapper à la connaissance de Frank Martin. Dans les deux cas cependant, l'expertise prend la forme d'une divination. Le héros peut agir car il prévoit le succès de son action. Ainsi, rien n'est impossible au héros, qui peut retourner une voiture par le pouvoir de sa volonté (Transporter 2), ou la soulever de terre pour détruire un hélicoptère (Live Free or Die Hard). Ce mode opératoire rapproche les héros des super-héros, mais il faut constater que cette Action, plus tendue, plus efficace, en un mot, radicalisée, ne les protège pas des crises qui peuvent les frapper. La remise en question de l'Action, et de son sens, est directement affrontée par les personnages. La question de la transmission, et de la possibilité d'une succession met en jeu deux éléments : le héros, selon qu'il est adapté ou non à son temps, et le genre lui-même, qui fait état dans des films récents d'une conscience de sa propre histoire, et donc de son vieillissement. L'Action n'est plus seulement un genre divertissant ou ironiquement réflexif. Les films cités commentent en effet leur genre d'appartenance comme étant essentiellement historique, et interrogent ses fonctions à l'endroit du héros : les modalités de l'agir, telles qu'elles ont été posées dans les premiers films d'action des années 80, sont-elles encore tenables ? Live Free or Die Hard semble répondre par l'affirmative, en dépit d'un ton élégiaque. En fait, c'est par l'élégie même que le film pose la pérennité du héros. Il chante son obsolescence pour mieux célébrer son retour : si le héros est inadéquat à son époque, c'est l'époque qui doit changer, pas le héros. Malgré un usage de leviers déjà largement usés par le western (la stone face vieillie, la fatigue fonctionnelle), le film semble instaurer une vivacité du genre, tout en annonçant un crépuscule des héros. L'ensemble du genre n'est cependant pas caractérisé, dans les années 2000, par cette tonalité crépusculaire.

À bien des endroits encore, le héros reste fort et invaincu, jamais mis en doute. Cet héroïsme tonitruant se situe plutôt alors du côté de Vin Diesel, dont les personnages puisent ad nauseam dans un terreau culturel adolescent ; aux policiers de Prague qui utilisent leurs vieilles méthodes (doublement vieilles, puisque européennes) il répond : "Ne pensez plus en mode police de Prague. Pensez en mode PlayStation514". Cependant, localement, l'Action même lorsqu'elle chante de façon univoque ses héros, se fait l'écho de leur fatigue, qui contamine le genre entier. Ainsi, dans Mission: Impossible III (2006), le héros perd sa compagne dans les premières minutes du film. Plus tard, il se rend au Japon pour finir sa mission, et doit comme dans le premier film de la série s'introduire dans un immeuble gardé comme une forteresse. De cette intrusion, nous ne voyons rien. Une ellipse évide l'exploit, le chasse hors de la diégèse - alors que les films du genre aiment habituellement à voir se répéter des situations clés. L'objet convoité récupéré, le héros joint une nouvelle phase de l'action. Mais sans la reprise de l'exploit originel, la séquence semble incomplète, évidée de sa force de conviction. Certes, le héros finit par gagner, et découvrir que sa dulcinée n'était pas vraiment morte : reste que l'exploit, matière brute de l'action, est clairement, pendant un instant, devenu secondaire. Malgré un maintien général des formules expérimentées dans les années 80, l'Action des années 2000 présente ponctuellement des traces de son vieillissement, qu'elle compense en retour par un sens de l'hyperbole. Tel pourrait être le sens de la perte des limites du corps : le corps magique viendrait panser localement les affres de la réflexivité et du vieillissement.

Nous avons précédemment évoqué la possibilité d'une autre identité pour le héros, y compris dans le genre Action lui-même. Si le corps est étendu et soumet l'esprit à ses lois, l'esprit en retour se fait aussi prévoyant, parfois au point qu'il n'est plus soumis à ce seul régime du corps. Ce nouveau savoir de l'espace et du temps, qui potentiellement retire au genre Action un peu de sa tautologie, c'est ce que nous appellerons un héroïsme voyant. Par opposition à l'Action, le héros ne doit plus savoir faire mais savoir voir, percevoir. Tout comme l'Action s'était retournée dans son opposé, en voyant naître un héros agi, la perception sera moins un acte de réception qu'un nouveau mode opératoire, possiblement un héroïsme alternatif, peut-être plus actif que l'action elle-même.

4.2 Du héros actant au héros voyant

Nous avons mentionné l'intelligence des héros, mais celle-ci ne fait donc pas ici véritablement débat : les héros d'action, comme leurs prédécesseurs venus des films d'aventure, savent encore se montrer sagaces. Les processus mentaux, en revanche, nous intéressent dans le sens où ils constituent potentiellement un moyen scénaristique de renouveler le programme d'action, et plus encore, la nature même des héros. Plus encore, il est nécessaire d'examiner les occurrences où l'intelligence n'est plus corollaire à l'action, mais où, au contraire, l'action dépend de la réflexion. Les films d'Action vont ainsi présenter des héros experts retournant les devinettes, remarquant les indices, mais aussi, de façon plus précise, des héros qui se font plus complétement, voire plus exclusivement voyants. McClane n'est pas le seul à résoudre des énigmes pour reprendre la main sur un récit "confisqué" par son ennemi. Il est même fréquent que les scènes d'action soient justifiées, a posteriori, par un exercice d'observation proche de la divination. xXx (2002), qui met en scène le cascadeur professionnel Xander Cage (Vin Diesel), est, nous l'avons vu, plutôt porté sur le déploiement d'un éventail de pratiques proche de la voltige. En étudiant le film sous l'angle de l'apport des héros sportifs, nous avions observé l'expertise particulière possédée par son héros. Ce dernier sait se servir d'armes, mais pas en raison d'un passé de militaire ou de policier, comme c'est souvent le cas ; son talent s'explique par les nombreuses heures passées à jouer aux jeux vidéo. Au travers de cette information apparemment anecdotique, est en fait posée une équivalence d'importance : voir, c'est savoir. L'expertise, si elle s'accomplit par le corps, s'acquiert de façon mentale, immatérielle. Une scène du même film applique ce principe, et procède même à un écrasement des deux notions, de sorte que vision et savoir ne constituent plus deux étapes d'un processus, mais une seule et même opération cognitive. Xander, anarchiste convaincu, accepte une mission au service des États-Unis pour être gracié des délits qu'il a commis. Il commence alors un entraînement, dont le premier volet est censé le prendre par surprise. On lui fait boire un café dans un diner - mais il s'agit d'une mise en scène, d'un décor où une attaque va se produire. Xander semble se comporter normalement, mais lorsque l'attaque est déclarée, il neutralise paisiblement les faux voleurs. L'épreuve terminée, il explique calmement qu'il était impossible de croire à la réalité de la mise en situation, une date erronée sur un journal et les chaussures inconfortables portées par une serveuse ayant immédiatement décrédibilisé la reconstitution. Bien que Xander reste un héros d'Action, cette scène renverse la hiérarchie habituelle entre Action et "enquête". La scène de combat possède un rôle introductif par rapport à l'explication qui lui succède : peu importe de voir comment Xander bat ses ennemis (il semble de toutes façons invincible), il faut plutôt comprendre comment il a su qu'il devrait se battre. Cependant, malgré ce retournement momentané, le programme d'action reste relativement uniforme dans le film. C'était déjà le cas avec Die Hard: With a Vengeance, où la résolution d'une énigme jouait le rôle d'intermède, avant la remise en marche de la "machine" Action. Cependant, un tel exemple a valeur d'indice, et suggère qu'un héros voyant, plus qu'actant, peut émerger.

Minority Report (Steven Spielberg, 2002) et Paycheck (John Woo, 2003) constitueront les exemples principaux de la formation d'un héros intrinsèquement voyant. Le film Next (Lee Tamahori, 2007), génériquement plus ancré dans le genre thriller, complétera notre analyse. Dans les trois cas, l'équivalence voir / savoir sera enrichie d'un troisième terme, prévoir. La vision deviendra ainsi une catégorie alternative à l'Action, exercice de perception tantôt réellement associé à des paradoxes temporels, tantôt divination qui contamine même la perception la plus ordinaire. De cette perception augmentée, nous saisirons plus tard une occurrence particulière dans l'œuvre de M. Night Shyamalan. La divination, ou voyance, sera dans ce cas fonction de l'identification de signes - non pas des signes linguistiques, ou des symboles, mais des objets signifiants sur un mode primitif, dont le sens est directement adressé au héros. Unbreakable (2000) fera plus particulièrement l'objet de notre attention, dès lors que lesdits signes participent de la connaissance que le héros possède de son propre héroïsme. La perception dans ce cas ne sera plus ce qui participe à la fabrique du héros, mais ce qui lui permet de se savoir différent - l'héroïsme devenant alors un déjà-là, une essence que l'action ne doit plus construire, mais dévoiler.

4.2.1 L'exploit perceptif : Minority Report, Paycheck, Next

fig. 73.1 fig. 72.2 fig. 73.3 fig. 73.4 fig. 73.5 fig. 73.6 fig. 73.7

fig. 73 : La voyance peut être signifiée par des dispositifs divers -Next les multiplie, et utilise dans le cas ci-dessus la lumière pour indiquer le changement d'état.

Minority Report, Paycheck, et Next traitent tous trois de questions de divination, et donc de la connaissance du futur. Ce sont trois thrillers de science-fiction, où la possession d'une information va amorcer la traque de leurs héros, incarnés respectivement par Tom Cruise, Ben Affleck et Nicolas Cage, des acteurs qui se sont précédemment illustrés dans des films d'Action. Les futurs fantasmés par les deux premiers films donnent une importance considérable à la technologie, et plus précisément aux techniques de modélisation et de projection de l'image. Le détective John Anderton (Minority Report) interprète les visions de ses médiums sur un écran transparent sans réalité physique autre que celle de l'image515. Il regarde également des enregistrements de son fils disparu qui se transforment en projection tridimensionnelle - jusqu'à ce que, hypnotisé par la vraisemblance de l'image, il soit trop près - l'image apparaît alors crûment comme un artifice. Dans Paycheck, une technique quasi identique est développée. Le héros Jennings, ingénieur, travaille sur des plans projetés de façon mystérieuse, sans source lumineuse apparente. Tout en étant de simples projections, ces images offrent des possibilités interactives. Comme Anderton, Jennings déplace, altère les images d'un simple contact avec les doigts, tel un marionnettiste. Cette technique imaginaire représente plus qu'un gadget, une fantaisie destinée à renforcer le cadre futuriste de l'action. En dessinant un nouveau rapport à l'image, elle contribue à la définition particulière de la vision qui va donner à nos héros un autre statut. Next se situe un peu à part, puisque le pouvoir de voyance du personnage se passe d'appareils technologiques (fig. 73). Les "visions" sont néanmoins codifiées de façon à être identifiées par le spectateur. Nous faisons ainsi la différence entre la réalité vécue, et celle prévue, que le personnage Frank Cadillac peut encore éviter. Ainsi, une scène peut sembler se dérouler dans le présent ; néanmoins, la caméra peut, par le truchement d'un travelling, révéler un avatar du héros derrière ce dernier. De cette manière, le spectateur comprend qu'il ne voit pas l'image d'une action en train de se produire, mais l'image d'une image, contenue dans l'esprit du devin. D'autres effets visuels concourent à tracer ce tissu de possibles, nous y reviendrons. Enfin, entre autres points communs, les récits développés par les trois films sont très complexes, et il nous faut pour cette raison procéder au rappel du déroulement de leurs actions, avant de les analyser respectivement.

- Résumé de l'action des trois films

L'action de Minority Report se situe en 2054, dans un monde où le meurtre prémédité a quasiment disparu. Seuls persistent les crimes passionnels, qui sont empêchés par une organisation multifonctionnelle, la Precrime, qui se charge de prédire les meurtres avant de procéder au jugement et à l'incarcération accélérés des présumés coupables. Ceux-ci garderont ce statut à vie, puisqu'ils sont paradoxalement emprisonnés pour des crimes qu'ils n'ont pas eu le temps de commettre. Le détective John Anderton (Tom Cruise) est persuadé de l'efficacité et de la moralité du système, sans doute parce qu'il a lui-même vécu un drame qui n'a pu être empêché : son fils a en effet disparu, en échappant courtement à sa surveillance. Depuis cet événement, il est séparé de sa femme, et survit grâce à l'usage de drogues. Le système de la Precrime évolue quant à lui autour d'une curieuse trinité de voyants, appelés les precogs. Ces individus, maintenus dans une sorte de coma, reçoivent les visions des crimes, avant que celles-ci deviennent des images analysées, découpées par les détectives de la Precrime. L'action du film est véritablement lancée lorsque John Anderton est lui-même accusé d'un meurtre qu'il est censé commettre dans les vingt-quatre heures à venir, sans avoir jamais entendu parler de sa victime. Une traque s'amorce entre les services de la Precrime et le héros qui cherche à prouver une innocence dont il n'est lui-même pas convaincu. Pour comprendre la machination dont il pense être la victime, Anderton doit se réintroduire dans les quartiers de la Precrime, sécurisés par des systèmes de reconnaissance oculaire. Le personnage subit donc une opération douloureuse pour changer d'yeux. Anderton cherche en effet à se procurer le "rapport minoritaire" du titre, c'est-à-dire la vision d'un precog qui contredit celle des autres, et met à mal le fonctionnement du système. Il ne trouve pas de rapport contredisant son crime, mais un autre, qui prouve l'immoralité de l'organisation et de son directeur. En effet, le directeur de la Precrime lui-même a tué une personne et maquillé ce crime en vision résiduelle - au lieu de deux crimes séparés, un seul a été identifié comme tel. Après un séjour en prison, Anderton confronte le directeur de Precrime, révèle sa culpabilité au public, et prouve du même coup l'illégitimité du système. Un épilogue explique que le programme Precrime a été supprimé, et montre les precogs libérés, vivant ensemble dans une maison isolée. Anderton retrouve sa femme, et attend avec elle la naissance d'un nouvel enfant.

Paycheck met en scène Jennings (Ben Affleck), un scientifique qui pratique une forme d'ingénierie inversée. Embauché de façon confidentielle par diverses entreprises, il doit dépecer les inventions des concurrents pour en comprendre le fonctionnement, et permettre à ses employeurs de lancer un produit similaire. À l'issue de ces manœuvres, sa mémoire est "effacée" comme celle d'un disque dur, afin de préserver la propriété intellectuelle fraîchement acquise par ses clients. Ce commerce, que Jennings pratique régulièrement, promet de devenir plus lucratif encore. On lui propose un projet particulier, qui réclamera d'effacer de sa mémoire trois années de sa vie, trois années consacrées au développement d'un projet secret. Jennings accepte avec réticence, convaincu par la rémunération généreuse qui lui est promise, et la présence de Rachel, une biologiste qu'il avait eu l'occasion de séduire par le passé. Il se "réveille" au terme des trois ans sans aucun souvenir du projet sur lequel il a travaillé. En se rendant à la banque pour faire état de sa nouvelle fortune, on lui annonce qu'il a renoncé à toutes ses actions. On lui rend alors l'enveloppe contenant ses affaires personnelles, placées dans un coffre avant de commencer le programme. Il connaît une deuxième surprise : il ne reconnaît, dans le bric-à-brac d'objets insignifiants qu'on lui donne, aucune de ses possessions. Peu après, il est arrêté par le FBI, pour des raisons qu'il ne comprend pas. Alors qu'il est interrogé, un des agents prend une de ses cigarettes, présentes dans l'enveloppe, et déclenche accidentellement les douches écossaises. Dans la confusion, Jennings parvient à s'échapper, mais se trouve pris en chasse par les services secrets. Il leur échappe une seconde fois, en utilisant un ticket de métro dont dispose l'enveloppe.

Le curieux enchaînement des événements amène le héros à s'interroger. Il devine ainsi que ces objets n'ont rien d'insignifiant, et qu'ils ont au contraire été placés de façon intentionnelle dans l'enveloppe pour l'aider à survivre. En retournant à la banque, il découvre qu'il s'est lui-même adressé les objets avant que sa mémoire ne soit effacée. Il comprend un peu plus tard qu'il a abandonné volontairement l'argent, pour que son attention soit portée sur le contenu de l'enveloppe. Au fil de sa quête, Jennings apprend qu'il a travaillé ces trois dernières années sur une machine permettant de lire l'avenir. Néanmoins, en se servant de celle-ci, il a également découvert que l'invention allait mener à une forme d'apocalypse mondiale. Le héros a donc préparé les moyens de détruire la machine et d'empêcher ce futur, malgré sa perte forcée de mémoire. Accompagné par Rachel qu'il a réussi à retrouver, il parvient à détruire la machine, aidé par la chaîne d'objets qui se révèlent à tour à tour dans des usages aussi cruciaux qu'inattendus. La dernière partie du film correspond à un programme d'action plus traditionnel, rythmé par les fragments de futur que le personnage a pu visualiser grâce à la machine. Comme dans Minority Report, le héros doit faire sens de visions et comprendre comment les événements vont arriver pour modifier leur issue. Jennings réussit à détruire la machine de prédiction, et se consacre avec Rachel à la culture de plantes, dans une serre qui prend des allures d'Éden retrouvé. Là aussi, comme dans le film de Spielberg, la destruction de la technologie de voyance semble équivaloir à la destruction de toute technologie, et occasionne un retour à une vie primitive, jugée plus pure (la cabane des precogs, la serre de Rachel, la vie de couple dans les deux cas).

Le héros de Next, Cris Johnson, vit à Las Vegas où il se produit comme magicien sous le pseudonyme de Frank Cadillac. Malgré l'indigence apparente de son spectacle, Johnson possède un véritable pouvoir, qui lui permet de se projeter dans l'avenir, sur une période de deux minutes seulement. Il utilise ce pouvoir sur scène, mais aussi dans les casinos, où il tente de gagner un peu d'argent sans attirer l'attention. Il est cependant repéré par un agent du FBI, Callie Ferris (Julianne Moore), qui tente de prévenir l'explosion d'une bombe nucléaire à Los Angeles. Johnson refuse de les aider, de peur de devenir un cobaye. Il est plus intéressé par une vision qu'il ne s'explique pas, puisque celle-ci l'emporte au-delà des traditionnelles deux minutes - pour lui montrer une femme dont il tombe amoureux avant même de l'avoir rencontrée. La rencontre se produit enfin, et permet d'exposer au spectateur l'étendue du pouvoir de Johnson. Déterminé à séduire Liz, celui-ci épuise les futurs possibles créés par chacune de ses tentatives de séduction. En éliminant les futurs où il est rejeté, il parvient à la persuader de l'emmener à Flagstaff, alors même que le FBI est déterminé à le convaincre de les aider. Le couple trouve refuge dans un motel, et Johnson réalise qu'à proximité de Liz, son pouvoir de vision est décuplé. Simultanément, les terroristes en possession de la bombe apprennent l'importance de Johnson et décident de le supprimer. Le film prend donc ici une forme très proche des deux exemples précédents, et se transforme en traque, riche en scènes d'action. La première de ces scènes voit Johnson dire adieu à Liz et se sauver pour échapper à ses deux ennemis. Lorsque Liz est enlevée par les terroristes, Johnson se voit contraint d'aider le FBI, pour éviter deux catastrophes : la mort de sa dulcinée et l'explosion de la bombe. En utilisant son pouvoir, Johnson parvient à sauver de nombreux agents, et à deviner progressivement où se cache la bombe. Alors qu'il semble près du but, il réalise avec horreur qu'il s'est trompé, et que la bombe se trouve à proximité... il ne reste plus assez de temps pour éviter l'explosion. Un écran noir suit la catastrophe, et le film se replie alors sur lui-même. Nous revenons au motel, où Johnson vient de se réveiller. Les 45 minutes de film passées sont alors requalifiées comme vision - une vision étendue du fait de la présence de Liz. Johnson, riche de cette connaissance de l'avenir, opte donc pour un choix différent, renonce à fuir et se rend au FBI. Nous pensons découvrir avec lui comment il se rend vainqueur de ce présent alternatif, mais il n'en est rien. Le film s'achève sur cette pirouette - il est suggéré que ce choix alternatif est le bon.

- Le regard et le film d'Action

Nous avons déjà évoqué la problématique du regard au cinéma, et le texte fondateur de Laura Mulvey qui a fortement influencé la critique après sa parution. Ici toutefois, il ne s'agira pas tant de déterminer la force du héros en fonction de sa position (regardant ou regardé) mais de comprendre comment, dans le contexte d'un récit, la notion de voyance informe et oriente la construction de l'héroisme. Cependant, nous garderons à l'esprit cette dynamique de pouvoir dans les analyses à venir. Ces héros, comme leurs prédécesseurs, prennent en effet le pouvoir sur leur environnement en le contemplant : pensons seulement au cow-boy dont le regard se pose sur l'horizon ou au privé qui en un coup d'œil découvre un objet caché. Ce thème d'un regard tout puissant se trouve même radicalisé dans certains films de super-héros, tel X-Men (Bryan Singer, 2000), mettant en scène le personnage de Cyclops - ce dernier possède deux yeux capables de diffuser un regard si puissant qu'il en devient mortel et destructeur pour le monde alentours. Le héros voyant hérite donc de quelque chose de cette dynamique - qu'elle s'applique au monde environnant ou aux personnages féminins. Non seulement le regard assure la maîtrise de l'espace, comme le montre par exemple la poursuite dans le casino qui ouvre Next, mais aussi des femmes, dont le rôle, consiste, au mieux, à aider cette vision. Néanmoins, la façon dont nous voulons saisir ce regard spécifiquement héroïque est plus attentif, plus spécifique que l'action commentée par Mulvey, ou exemplifiée par la figure du cow-boy regardant l'horizon. Ce regard n'est plus seulement une direction ("gaze"), c'est une attention spécifique qui révèle un contenu au héros. Là où Mulvey identifiait globalement (c'est-à-dire dans la majorité des productions hollywoodiennes) un schéma du regard masculin dominant, nous nous concentrerons sur la voyance comme forme spécifique du regard. Nous allons cependant devoir employer le lexique du regard, en gardant cependant à l'esprit que ce regard représente plus que l'exercice d'un pouvoir. En effet, la chose regardée révèle en retour quelque chose au héros qui s'avérera utile pour lui. Cette qualité du regardeur héroïque tient donc d'une contemplation, et la relation qui s'instaure alors tient de l'échange. C'est toute la différence entre le système dégagé par Laura Mulvey, et celui plus spécifiquement propre aux héros voyants ; Pierre Berthomieu, commentant la filmographie de Steven Spielberg dans son ensemble parle ainsi d'une "illumination", au sein de laquelle le héros se fait "contemplateur516". Ce sont les modalités de ce regard, et de cet héroïsme redéfini, qu'il nous faut à présent saisir.

- Le regard héroïque comme processus d'inversion, ou trois modes du savoir-voir

Comme dans xXx, le succès de ces trois héros repose sur un savoir-voir. Le programme d'Action classique étant encore dominant, la voyance constitue moins une forme alternative d'héroïsme que la source de l'Action. Cette reformulation de l'Action elle-même semble prendre la forme d'une règle : pour agir, il faut d'abord voir. Mais ce "voir" comporte de nouvelles modalités par rapport aux films d'Action des années 80. Dans Minority Report et Paycheck, le voir est débarrassé de son immédiateté, pour deux raisons. Premièrement, la vision est redéfinie par la médiation d'appareils fictifs, et se trouve est donc compliquée par cet appareillage. Au regard animal, instinctif des Stallone (Rambo II) et Schwarzenegger (surtout dans Predator) se substitue un regard requalifié par la technologie. Là où seul le héros regardait avec nous le paysage environnant, et souvent hostile, les films d'action ont quelque peu diversifié cette dynamique en empruntant à un autre genre, le film catastrophe. En effet, comme l'explique Eric Lichtenfeld, la scène d'action au cours de cette décennie se structure davantage autour d'un aller et retour entre la catastrophe et le regard fasciné d'un témoin – ce dernier n'étant pas systématiquement le héros de l'histoire. Nous lisons en effet :

Ce principe d'entrecoupement est caractéristique de la séquence dans son entier, et du film catastrophe des années 90 en général : les réalisateurs n'insistent pas seulement sur le cataclysme mais sur la réaction des personnages face à celui-ci517.

L'auteur évoque le prolongement de cette pulsion scopique particulière, dont l'objet n'est pas la femme, ou d'ailleurs un être vivant, mais souvent le désastre même. Ainsi, le personnage de Jo dans Twister ne cesse de crier, alors que la tornade approche, "Je veux la voir ! Je veux la voir !518". Lichtenfeld cite plus tard le cas de Robbie, fils du personnage de Tom Cruise dans War of the Worlds (2005), qui fait écho à Jo ("J'ai besoin de la voir519"). Dans les deux cas, le désir de voir est placé en tension avec la proximité de la mort que la chose vue engendre (tornade, extra-terrestre). Le regard est ainsi doublement associé à la mort520 : par la pulsion scopique (être proche du danger, le voir), et par l'être vu (nous pensons à la scène de War of the Worlds où cette dynamique se retourne, puisque ce sont les humains qui doivent échapper à un œil téléguidé, scrutateur, qui les prend en chasse). Si le regard se nourrit d'une motivation psychologique, physiquement, il répond aussi d'un couplage avec diverses formes de technologie. Dans le cas de Minority Report, la technologie est hybride, puisqu'elle repose sur l'exploitation d'un composant organique, les precogs (fig. 74). Dans Paycheck, le système est somme toute similaire, puisque un individu, pour voir l'avenir, doit engager son corps entier dans le système de la machine. Next présente une vision qui ne nécessite pas d'appareillage du corps, mais nous verrons que cette absence est comme compensée par les effets numériques, qui réinstaurent une forme de médiation, certes hors de la diégèse. Issue de cette opposition (naturel / technologique), une deuxième dichotomie surgit.

fig. 74.1 fig. 74.2 fig. 74.3 fig. 74.4 fig. 74.5 fig. 74.6

fig. 74 : Dans Minority Report, des Precogs livrent leurs visions pour empêcher des crimes qui n'ont pas encore été commis. Les images complexes issues de ces visions sont décodées par le détective Anderton, interprété par Tom Cruise.

fig. 75.1 fig. 75.2

fig. 75 : Anderton retrouve ses propres visions le soir venu, à travers les images tridimensionnelles, mais insaisissables, de son fils disparu.

En effet, s'il y a vision, c'est par opposition à un aveuglement préalable. Les héros voient moins qu'ils n'apprennent à cesser d'être aveuglés - car eux aussi "veulent voir". Dans Minority Report, le traitement du regard s'effectue par le biais de nombreuses références mythologiques : les trois precogs renvoient clairement aux moires de la mythologie grecque. Plus généralement, ce thème de la vision obsède le film, de façon parfois allusive, mais jamais complétement anecdotique. Anderton achète sa drogue auprès d'un vagabond aux airs de prophète, qui lui rappelle : "Au pays des aveugles, le borgne est roi521". Un plan fait suite, montrant son visage rendu borgne, par le truchement d'une ombre qui scinde son visage. Le thème s'exprime ainsi autant textuellement que visuellement. Le mari trompé sur lequel s'ouvre le film introduit ce thème de l'aveuglement en parlant de ses lunettes ("Tu sais que je ne vois rien sans elles522", fig.76).

fig. 76

fig. 76 : Minority Report reprend le motif du plan filmé au travers des lunettes du personnage - et évoque ainsi une vision mise à distance, imparfaite.

Plus généralement, les miroirs et autres surfaces réfléchissantes pullulent, et finissent souvent brisés. Ces éléments affirment l'éclatement essentiel qui marque tout acte de vision. La première "enquête" d'Anderton le montre en train de reconstituer, par fragments, l'image du crime à venir523 (fig. 74.2, 74.3). Paycheck développe un vocabulaire visuel assez proche des deux autres films : des visions tordues, partielles, fragmentées, font écho au désordre mystérieux des objets que Jennings doit "élucider".

Minority Report et Paycheck travaillent ainsi à faire sortir leurs héros de leurs aveuglements respectifs. Très littéralement, le personnage parvient à voir, non pas le monde, mais la réalité de la trahison, grâce à ses lunettes - mais d'une façon détournée plus que véritablement médiatisée (pas au travers de, mais grâce à). Avant même que le héros ne soit réellement introduit, le concept de vision constitue donc le lieu d'une polysémie. Voir c'est savoir, mais aussi prévoir, découvrir, analyser, et ce toujours d'une façon divergente, alternative. Nous retrouvons ici quelque chose de Paycheck : les objets présents dans l'enveloppe ne parlent pas d'eux-mêmes, ils doivent être placés au cœur de l'action pour se révéler lors d'un usage alternatif, différent de leur usage premier : un trombone sert à provoquer un court-circuit ; une boîte d'allumettes ne vaut pas pour son contenu, mais pour l'adresse qu'elle porte ; une bague, immédiatement volée, permet de tracer le chemin jusqu'à un adjuvant. Avant de pouvoir entrer dans le régime de la performance (largement exploité dans la deuxième partie du film, au travers de courses-poursuites), Jennings doit "placer" ces objets, réaliser une opération intellectuelle de combinaison entre une situation et un accessoire. Ce faisant, Paycheck (et les deux autres films, en fait) placent l'accent sur le choix plus que sur l'action résultant de ce choix. L'héroïsme, qui a toujours été situé comme étant moralement ancré, se voit ici redéfini dans le sens où la moralité du héros n'est plus une évidence : Jennings doit trouver le bon usage pour ses objets, Johnson doit faire le bon choix au regard de ce qu'il sait, et enfin Anderton doit tenter de rester intègre, malgré la vision des precogs qui fait de lui un assassin. Choisir le bon destin revient à choisir la bonne vision.

Ce thème d'une vision essentiellement fragmentée, désordonnée, prendra une toute autre forme dans Next. Nous pouvons cependant dès à présent suggérer le trajet qui sera celui des héros voyants, d'un regard défectueux à la correction de ce dernier. Voir autrement devient l'objet de la quête, et dans certains cas, nous verrons que la quête se fait enquête. Notons que si la forme d'un retournement (du regard, du voir) est à chaque fois identifiable, les modalités peuvent être différentes. Dans Next, la correction s'opère au fur et à mesure. Ainsi, dans la dernière scène d'action, Johnson se retrouve face au méchant, selon la formule classique du showdown. Son opposant a l'avantage car il tient en joue Liz et menace de la tuer si Johnson s'avance. En "regardant" le futur proche, Johnson le modifie, et en prévoyant tous les choix qui s'offrent à lui, identifie les futurs qui lui sont fatals. Cette vision complexe est rendue visible au spectateur par un mélange d'images : les corps potentiels de Johnson quittent son corps plein, d'origine. Nous voyons ces multiples avatars proliférer, et successivement s'écrouler sous les balles du truand - jusqu'à ce que le bon choix (celui où il ne meurt pas) lui apparaisse. Si le pouvoir de Johnson lui permet de connaître tous les futurs qui le conduisent à la mort, l'opération visuelle qui traduit cette capacité fait bien plus que définir un acte de voyance.

fig. 77.1 fig. 77.2 fig. 77.3 fig. 77.4 fig. 77.5

fig. 77 : Nicolas Cage dans Next : être voyant revient à se fabriquer plusieurs corps de substitution.

En voyant, Johnson multiplie sa capacité à être actant : voir-prévoir revient à se fabriquer plusieurs corps (fig. 77). Il reste à déterminer si le héros, en général, en se faisant voyant, revient par ce moyen à l'action. En somme, la voyance est-elle une alternative à l'Action au sein du genre du même nom, ou simplement un détour formel ?

Les récits respectifs des trois films reposent sur un problème de perception que le héros doit résoudre en allant au-delà de son aveuglement originel. Chaque héros voyant apporte ici son système de vision. Nous avons déjà évoqué la composante mythologique de la vision dans Minority Report. Le film présente plusieurs modes du voir : Anderton devient héroïque en choisissant le bon regard. Ce faisant, il abandonne la vision des precogs (puisque celle-ci est inexacte), la vision projetée, comme hallucinée (celle qu'il cherche par le biais de psychotropes, pour retrouver un instant son fils disparu, fig. 75), et même ses yeux, qu'il remplace (même si l'objectif de cette opération n'est pas de mieux voir, mais de ne pas être identifié). Ce trajet héroïque consiste à changer de médiation, pour trouver celle qui lui permettra de voir le monde - et la vérité que le directeur de Precrime cherche à lui dissimuler. Nous pouvons rapporter ce mécanisme de vision à l'œuvre spielbergienne, comme le montre Douglas Brode, parti quant à lui d'Indiana Jones :

Le film rend compte de la façon dont Indy découvre progressivement, que ce qu'il perçoit (en bon réaliste moderne) comme un accident, pourrait être compris, en changeant de point de vue (la religion à l'ancienne), comme un acte de foi, prédéterminé par une force bienfaitrice. La perception fait tout, bien que chez Spielberg la perception réussie suppose de croire, pas de voir524.

Dans Minority Report, l'exercice de perception prend également des allures de profession de foi. Si Indiana Jones devait fermer les yeux pour éviter de mourir lorsque l'Arche est ouverte par les Nazis, Anderton doit répondre à la nécessité de voir. Le héros débute son parcours comme un indéfectible croyant - en la nécessité de l'organisation pour laquelle il travaille (la partie du bâtiment dans laquelle reposent les precogs a d'ailleurs été surnommée "temple" par les employés). Cette croyance dévote est démontée : Anderton est un héros voyant dans le sens où la croyance qui résulte d'une perception erronée est l'objet de son parcours héroïque. Au sein de son parcours, la voyance existe également comme prescience. Anderton n'est pas lui-même devin, mais il doit pour réussir démêler différentes strates de temps contenues de façon erronée dans une seule image. Le monde que propose Spielberg est un monde qui contient les solutions aux problèmes des héros, comme par avance. La croyance en une autre vérité (que la precog Anna appelle de ses "Tu peux voir ?525") constitue le divorce originel d'avec une vision trompeuse.

Concernant Paycheck, le double problème de la perception et de l'aveuglement semble également animer le récit, mais sur le mode de l'enquête, redéfini par le rapport au temps établi dans le film. La vision convoque ici moins la mythologie que le régime de vision de l'enquêteur, dans le rapport qu'il établit avec les objets. Alors que l'enquêteur, de Marlowe à Columbo, s'appuie sur les ressources de l'indice, puis de la preuve pour résoudre l'énigme posée par un passé (c'est le Whodunnit qui anime bien des films), Jennings interroge les objets d'une toute autre façon. Il ne s'agit pas de les voir comme les résidus d'une action passée, mais comme les accessoires d'une action à venir. La question n'est donc plus "Whodunnit ?" (qui a l'a fait ?) mais plutôt "What am I going to do ?" (que vais-je faire ?). L'enquête s'inverse, orientée vers le futur et non plus vers le passé, et du coup le sens pris par les objets évolue également. Ce ne sont plus des preuves, mais des éléments pleins de leurs possibilités, de leurs usages à venir. Nous retrouvons ici quelque chose du rôle des accessoires chez Jackie Chan ou Jason Statham : les objets semblent attendre le héros pour se révéler dans toute leur puissance. Dans les trois films, ce renversement de l'enquête renouvelle partiellement le genre thriller dans lesquels les récits s'inscrivent. Minority Report inverse le principe de l'enquête jusqu'au paradoxe qui consiste à emprisonner des personnes arrêtées avant d'avoir commis un crime. Next, quant à lui, met en scène très littéralement ce passage d'un mode de l'enquête à l'autre. Au début du film, Johnson s'adresse à son protecteur (une figure paternelle, visiblement), interprété par Peter Falk, l'acteur emblématique de la série Columbo526. Le choix n'est pas anodin, et en fait de passage de flambeau, c'est plutôt une rupture qui s'engage. De l'enquête à la Columbo, qui repose sur des faits passés que rien ne peut changer (pas même le mensonge obstiné du coupable), nous passons à l'enquête menée par Johnson, tournée vers l'avenir - et, ultimement, vers le retour de l'action conventionnelle. En élucidant, non un événement passé, mais un événement à venir, le héros Johnson fait passer l'enquête du côté de l'action. L'élucidation n'est qu'un prélude, puisqu'elle prépare l'action : l'exploit de l'esprit prépare ceux du corps. Ce savoir par anticipation nourrit une fois encore les possibilités du corps : parce qu'il sait où une balle va le frapper, il sait d'où elle vient et peut donc l'éviter. Cette maîtrise du temps se traduit donc en une maîtrise de l'espace, et fait donc retourner l'exploit du côté du monde et de sa phénoménalité.

- La voyance comme maîtrise de l'espace et du temps

Différents types d'indices permettent aux héros de se rendre maîtres de leur espace (par le programme classique d'Action, bien présent dans les trois films qui nous intéressent) mais plus encore du temps. Dans Minority Report comme dans Paycheck, le passé se replie sur le futur, et tous deux représentent des inconnues. Ceci est très clair dans Paycheck, où le futur est, de façon normale, inconnu, mais le passé lui aussi est absent car il a été effacé : reste un présent, et donc la nécessité de l'action. Dans Minority Report, futur et passé sont moins des inconnues que des données brouillées, qu'un travail d'enquête doit reconstituer. Enfin, dans Next, c'est le pouvoir même de Johnson qui provoque un essaimage des possibles. Par le truchement de travellings (précédemment évoqués), l'action est littéralement rembobinée, et renvoyée du coup à sa nature de fiction filmée. L'action qui vient de se dérouler s'enroule sur elle-même, retrouve son début et s'annule. Le héros agit donc dans un présent perpétuel, une durée qui ne s'écoule pas. La stratégie du film consiste à d'ailleurs à appliquer ce fonctionnement au récit tout entier, qui se replie et retrouve, non pas son origine, mais le point stratégique où la fiction bascule dans l'action (le réveil de Johnson aux côtés de Liz, juste avant le début de la poursuite). Il va de soi que l'œil, et donc dans les cas présents, celui du héros, évoque de façon matérielle et métaphorique la caméra. Devenir héros-voyant consiste ainsi à se rendre maître de l'espace (c'est plutôt attendu dans un film d'action), du temps, mais plus encore de la matière filmique qui les rassemble.

Dans Next, la scène de séduction entre Johnson et Liz établit cette extension des pouvoirs du héros à la forme du film elle-même. Le héros, tout comme il évitera les balles en prévoyant leur trajectoire à la fin du film, évite d'être rejeté par Liz en "vivant" par procuration les scénarios où il se trompe d'approche. Pour faire participer le spectateur à ce processus interne, ce n'est pas le mélange d'images qui est choisi, mais une autre forme du dédoublement. Lorsque Johnson échoue, la caméra opère un travelling, et révèle un autre Johnson, en fait, le "véritable" personnage qui est resté assis et a observé les actions de son avatar comme un spectacle. Ce procédé expose un court moment (un homme se lève de sa chaise, et aborde une jeune femme) en le dépliant, en montrant la somme de ses possibilités - c'est-à-dire l'inverse de ce qui se produira, plus tard, lorsque le film écrasera sa propre durée, pour devenir la vision momentanée de Johnson dans son lit. Mais au-delà de ces variations temporelles, ces multiples versions de la rencontre sont orchestrées par le héros lui-même, devenu auteur de son propre destin : prévoir toutes les versions d'un moment, toutes ces possibilités, revient en fait à rejouer la scène, à effectuer plusieurs prises. Le principe même d'une caméra mobile qui derrière le Johnson-acteur dévoile un Johnson-regardeur, duplique la logique fondamentale du plateau de cinéma, segmenté entre l'espace du jeu et celui de la technique. Johnson connaît ainsi l'histoire avant qu'elle ne se déroule, et démonte ainsi les clichés du cinéma hollywoodien : alors qu'il tient enfin Liz dans ses bras, il s'exclame : "C'était incroyable527", commentant un baiser qui est encore à venir. La voyance rencontre ici un paradigme cinématographique dès lors que Johnson, connaît, comme nous, l'issue de la scène amoureuse. Le genre Action a su intégrer le spectateur principalement sur le mode du shot / reaction-shot (plan d'action / plan de réaction), la réaction venant parfois d'un héros, ou d'un observateur inconnu, "normal" auquel il est également possible de s'identifier. Dans le cas de Next, cependant, la qualité de voyant du héros semble amplifier cet effet d'identification : comme nous, il sait que la scène a déjà été jouée, que son issue est inévitable. Son commentaire signale que le baiser a eu lieu avant même de s'être produit. Si pour le personnage cette connaissance s'explique par un pouvoir, pour nous spectateurs, elle renouvelle paradoxalement un stéréotype, et nous invite à voir la scène comme pour la première fois.

Ainsi, si la voyance ne renouvelle pas tous les aspects du programme héroïque, elle tend cependant à élargir le rayon d'action du héros, qui en devenant un œil tout puissant, s'approprie aussi celui que constitue la caméra, mettant en scène sa propre action. Nous retrouverons cette qualité de la voyance dans la filmographie de M. Night Shyamalan, qui fait écho en de nombreux points à celle de Steven Spielberg. Le programme héroïque que nous avons pu saisir dans Minority Report, Paycheck et Next est loin d'être uniforme. Minority Report fait voyager son héros, originellement aveugle, abîmé dans des visions stériles vers un futur révélateur, réconcilié avec un passé dans la vérité était masquée. Cette dualité passé / présent fait retour dans Paycheck, sans que la symbolique mythologique soit aussi forte. Ici, le principe même de l'enquête, dans lequel les objets font figure de "promesses528" est prolongé, mais aussi inversé, puisque ces objets n'informent plus sur une action passée, mais sur un exploit à venir. Next croise aussi ce mode traditionnel de l'enquête, en opposant Peter Falk à son héros voyant. Ce dernier film est l'exemple le plus frappant d'une voyance qui renouvelle l'héroïsme, puisqu'en étant voyant Johnson s'invente des corps, mais prend aussi symboliquement le contrôle de l'appareil cinématographique. Il nous faut également signaler que dans les trois occurrences ici présentées de héros extra-lucides, la vision est également définie comme un fardeau. Minority Report et Next citent la célèbre scène de Clockwork Orange (Stanley Kubrick, 1971) qui voit son personnage principal soumis à des projections, les paupières écartées par un dispositif mécanique (fig. 78).

fig. 78.1

fig. 78 : Des dispositifs de vision forcée, une image récurrente au cinéma.
fig. 78.1 : Nicolas Cage soumis à des tests dans Next (2007).
fig. 78.2 : Tom Cruise, cerné par différents dispositifs de voyance, soumis ici à une opération visant à lui greffer deux nouveaux yeux dans Minority Report(2003).
fig. 78.3 : La scène célèbre de Clockwork Orange (1971).

Dans le cas de Minority Report, ce dispositif précède l'opération chirurgicale qui va donner à Anderton de nouveaux yeux, et avec eux, un nouveau regard. Dans le cas de Next, Johnson est soumis contre son gré à des extraits télévisés, pour contourner les limites de son pouvoir (il ne peut voir que son propre futur). Dans ces deux cas, la vision hors du commun de ces personnages, si elle augmente leurs capacités, est également définie comme un fardeau. Voir plus, ou mieux, est la croix que le héros voyant doit porter.

Cette extension des possibles de l'héroïsme est contrebalancée par la facture très classique des trois films, qui proposent un programme d'action traditionnel - dans lequel la force et la rapidité des héros s'imposent souvent ex nihilo. Le choix d'un problème de perception comme argument central d'un film d'action ne renouvelle que partiellement la nature de l'héroïsme des personnages cités. La voyance induit bien une vision alternative, et permet de sortir les personnages de la seule dichotomie voir / ne pas voir (de Indiana Jones à Twister). Mais le programme d'Action n'est, quant à lui, pas fondamentalement renouvelé. Le héros devient héroïque en voyant autrement, mais doit toujours sauter, courir et survivre aux explosions pour s'affirmer. De plus, cette voyance, dans ses trois incarnations, s'insère paradoxalement dans un projet qui vise à supprimer les visions. Anderton (Minority Report) refuse de se voir comme assassin ; Jennings (Paycheck) refuse de voir le futur ; et enfin Johnson refuse quant à lui une série de futurs possibles - de cet évidement résulte l'action des personnages. En nous penchant sur l'œuvre de Shyamalan, et plus particulièrement sur Unbreakable (2000), nous verrons que cette logique s'inverse. Être héroïque, par le regard, est fonction d'une acceptation de ce qui a toujours été là, prêt à être vu par un héros en devenir. Si la forme de l'Action n'est pas réellement réinventée, il faut tout de même noter que les trois films étudiés présentent une iconographie en rupture avec la forme traditionnelle des films d'Action. Alors que les actioners, depuis les années 80, reposent sur les images de pyrotechnies diverses et variées529, les films traitant de héros voyants tendent à exploiter la métaphore aquatique : les surfaces réfléchissantes (miroirs, plan d'eau), tremblantes, floues, constituent le vocabulaire formel des trois films. Nous retrouverons cette présence centrale de l'eau dans les films de Shyamalan, tandis que, par ailleurs, la voyance ne sera plus le fardeau des héros, mais plutôt un moyen de libération et d'affirmation de soi.

4.2.2 Le système Shyamalan : des voyants héroïques

Partis de corps qui se donnaient en spectacle, nous avons migré vers une série de personnages qui s'arrêtent devant le spectacle du monde : reposant à l'origine sur un être regardé, l'héroïsme deviendrait fonction d'un savoir voir. Bien sûr, nous avons tempéré cette dichotomie, en mentionnant le regard "naturel", instinctif, des héros de Rambo et Predator, tout comme nous avons vu que les héros dits voyants restaient en fait fondamentalement actants. L'œuvre de M. Night Shyamalan joue un rôle ambigu dans notre filmographie, justement à cause de cette opposition voyant / actant que nous avons mise en évidence. En cherchant des alternatives au programme d'action dit classique, nous nous sommes portée près de ses limites ; en effet, Shyamalan n'est pas fondamentalement un réalisateur de films d'action, même si sa filmographie récente fait de plus en plus usage de scènes d'Action, parfois au cœur d'une volonté de citation (la poursuite avec le monstre dans Lady in the Water, l'exode de The Happening). Néanmoins, ses films restent remarquables dans le cadre de nos interrogations, surtout Unbreakable, un des seuls films de super-héros à ce jour à ne pas convoquer un personnage connu de la mythologie super-héroïque, mais l'ensemble de cette dernière. Le film traite donc directement de l'héroïsme, ne serait-ce que par le contre-emploi de l'acteur Bruce Willis, qui vient ici directement incarner un héros fatigué, resté en deçà de ses possibilités. Pas assez héroïques, pas assez "actionnants", les films de Shyamalan sont donc en marge de notre filmographie, mais sont indispensables puisqu'ils exposent une véritable forme d'héroïsme qui est avant toute chose voyant - malgré l'exigence d'action et de mouvement que sous-tendent ses récits. Cinq de ses films américains concentreront globalement notre attention, avant que nous nous attachions aux particularités d'Unbreakable.

The Sixth Sense (1999) raconte l'enfance difficile de Cole, un enfant dont le comportement étrange inquiète sa mère. Cole se confie à un psychologue, Malcolm Crowe (Bruce Willis), et avoue voir des morts errants, qui sollicitent son aide. Malcolm, tout en cherchant à aider Cole, doit faire face à l'échec de son mariage, et aux angoisses générées par une agression à domicile, dont il ne s'est jamais remis. Cette relation entre un adulte et un enfant est reprise dans Unbreakable (2000), où David Dunn, seul survivant d'une catastrophe ferroviaire, est contacté par Elijah Price, un collectionneur de comic books atteint de la maladie des os de verres. Elijah, puis le propre fils de David, vont tenter de lui prouver que sa survie est le signe d'une exceptionnalité comparable à celle des super-héros. Signs (2002) repose lui aussi sur un personnage d'incrédule, l'ex-pasteur Graham Hess (Mel Gibson, venu lui aussi de l'Action), qui a perdu la foi depuis la mort de sa femme. Vivant avec ses deux enfants et son frère, il va être confronté à l'invasion de la terre par les extra-terrestres, et l'équilibre de sa famille se trouvera à nouveau menacé. Les deux derniers films de cette filmographie sélective ont en commun leur construction autour de personnages féminins forts, qui toutefois ne peuvent pas être entièrement considérées comme des héros féminins. Dans The Village (2004), Ivy (Bryce Dallas Howard) est une jeune fille aveugle vivant dans une petite communauté isolée, apparemment dans la Nouvelle Angleterre du XIXe siècle. Les habitants du village vivent reclus, menacés par de mystérieuses bêtes dont ils sont protégés par un pacte de non-agression. La fin du film révèle que les villageois nous sont contemporains, mais se sont isolés dans un parc national suite à des expériences traumatisantes. Les bêtes, imaginées par les dirigeants du Village, servent juste à dissuader les membres les plus aventureux de la communauté de s'aventurer au-delà des limites de leur territoire. Enfin, Lady in the Water (2006) est adapté d'un conte écrit par Shyamalan. Cleveland Heep (Paul Giamatti), concierge, découvre dans la piscine de sa copropriété une jeune fille, Story, qui va lui révéler appartenir à la race des narphs, menacée elle aussi par des bêtes dont Cleveland devra la protéger.

>- Avant la voyance, des horizons fermés

Globalement, les héros de M. Night Shyamalan vont à contre-courant de l'idéologie héroïque habituellement véhiculée par les films d'Action, mais aussi, plus généralement, par la science-fiction, genre dans lequel le cinéaste s'inscrit en revanche sans ambiguïté. Le corps de Bruce Willis, dans The Sixth Sense et Unbreakable, fait plus qu'enregistrer une simple fatigue : il semble reprendre son poids de corps. Une même stratégie apparaît dans la construction du personnage joué par Mel Gibson dans Signs. Les autres héros de Shyamalan présentent des corps que nous imaginons mal être héroïques, ou qui ne charrient pas le moindre sens d'une prédestination. Souvent, ces corps sont même marqués par le handicap, comme c'est le cas du personnage de Paul Giamatti, bègue (Lady in the Water) ou d'Ivy, frappée de cécité (The Village). David Dunn, dans Unbreakable, n'est pas en reste puisqu'un accident de voiture l'empêche de pratiquer le football. En plus de ce poids du corps, s'ajoute celui de la psyché, souvent accablée par un traumatisme profond : une agression à domicile par un ancien patient (The Sixth Sense), plusieurs accidents et un divorce imminent (Unbreakable), la mort d'une épouse (Signs), la mort de proches (The Village et Lady in the Water). Rien ne prédestine ces personnages à l'héroïsme, et pourtant, le mode de la quête domine encore : si ces héros sont amenés à se dépasser, c'est souvent pour des motifs privés (retrouver la foi, se réconcilier avec sa condition, c'est-à-dire globalement trouver une forme de paix intérieure). Si le monde de Shyamalan est sombre, l'idée d'une modification du status quo sur lequel s'ouvre le film reste le fil conducteur du film.

Ce principe du retournement est même devenu une marque de fabrique, l'élément qui constitue désormais l'horizon d'attente du spectateur à chaque sortie d'un nouveau film du réalisateur. Shyamalan ne se contente pas en effet de changer le status quo, il procède, de façon très systématique, à un retournement complet des certitudes sur lesquelles le personnage (et avec lui le spectateur) a fondé les principes de son action. Ce procédé utilise pleinement la capacité du spectateur à croire ce qu'il voit, ou plutôt ce qu'on lui montre. Ainsi, la fin de The Sixth Sense révèle que Malcolm est un fantôme : là où nous voyions l'indifférence d'une femme déçue face à son mari, se tenait en réalité la tristesse du deuil. De la même façon, dans The Village, l'unité de lieu et d'action se trouve renforcée par les costumes des personnages et leurs accessoires, issus de la Nouvelle Angleterre du XIXe siècle ; la fin du film révèle que le récit se déroule au XXIe siècle, parmi une communauté de reclus ayant choisi de se retirer du monde. Ce procédé inclut le spectateur sur un mode plus actif (il va chercher le "truc" avant que celui-ci ne lui soit révélé), mais aussi le personnage. Celui-ci, s'il devient héroïque, doit pour ce faire changer de vision. En cela, nous retrouvons le principe de la vision erronée travaillée par Minority Report ou Paycheck, que le héros se devait de dépasser. Cette vision en porte-à-faux vient troubler le rapport jusque là harmonieux (à tout le moins pacifié) entre le héros et son contexte.

fig. 79 : Figures circulaires dans les films de M. Night Shyamalan.

fig. 79.1

fig. 79.1 : La piscine de la copropriété dans Lady in the Water.

fig. 79.2

fig. 79.2 : Les abords du village, cernés par les feux des habitants dans The Village.

fig. 79.3 fig. 79.4 fig. 79.5

fig. 79.3, 79.4, 79.5 : Les traces laissées dans les champs par les extraterrestres dans Signs.*

Si les héros de Shyamalan vivent dans des géographies et des milieux différents, leurs mondes restent formellement et symboliquement très proches. Ce sont des lieux très clos, dont la circularité est parfois résumée de façon synecdotique : dans Lady in the Water, la piscine de l'immeuble est à la fois centrale car elle délivre la nymphe, cœur du récit, mais elle est aussi la figure circulaire qui semble embrasser et contenir les habitants d'un microcosme (fig. 79.1). Le champ de maïs qui borde la maison de la famille Hess (Signs) remplit une fonction similaire avant de recevoir des empreintes de la même forme (fig. 79.3, 79.4, 79.5), tout comme la structure du Village, dans le film du même nom (fig. 79.2). Ces formes de cercle sont polysémiques : elles renvoient à la fois à l'enfermement, volontaire ou contraint, des personnages, mais aussi à la communauté, plus ou moins fonctionnelle, que les individus pris en son sein parviennent à former. The Sixth Sense et Unbreakable complètent ce motif par la vision qu'ils offrent de Philadelphie, ville résumée à quelques lieux (des rues, souvent filmées d'un point de vue unique, un stade, et encore la récurrente piscine). Ce confinement, s'il est physiquement moins palpable que celui qui se manifestait dans Die Hard, n'en contribue pas moins au sentiment que la perception est incomplète, ou erronée530. Dans le même temps, le confinement qui est celui de la communauté ne garantit pas toujours le fonctionnement des relations humaines. La résolution des conflits interpersonnels, moins importante dans le cadre de notre interrogation, constitue également la visée des cinq récits évoqués. Ces mondes fermés, nous le verrons, vont être définis comme configuration de sens - c'est en cela notamment que nous serons amenée à parler de système.

- Une prolifération de sens

Parler d'un système dans le cas de M. Night Shyamalan revient donc à commenter plusieurs aspects de son œuvre. Les situations des personnages se répètent en effet de façon systémique d'un film à l'autre. Dans The Sixth Sense, le psychologue interprété par Bruce Willis est aliéné par l'agression qu'il subit à domicile ; David Dunn, dans Unbreakable, connaît un destin similaire lorsqu'il devient l'unique survivant d'une catastrophe ferroviaire ; l'ex-pasteur de Signs perd la foi, et la compréhension du monde que celle-ci lui assurait, suite au décès brutal de son épouse ; les habitants du Village sont déstabilisés par l'attaque de bêtes dont un système sévère était censé les protéger ; et enfin, le concierge de la Lady in the Water exerce ce métier car il a perdu son emploi de médecin après l'assassinat des membres de sa famille. Il ne s'agit pas de films d'action, mais nous voyons ici que l'idée de désastre est présente, même si elle ne connaît pas le traitement spectaculaire que nous avons pu repérer dans le genre qui nous intéresse. L'idée d'un traumatisme passé, que nous connaissons parfois par le truchement d'un flash-back531 constitue le point nodal de la crise à venir. La mission du héros consiste donc à réajuster sa vision à la réalité du monde, à dépasser ce trauma originel. Le psychologue de The Sixth Sense doit percevoir qu'il n'est plus de ce monde ; David Dunn (Unbreakable) doit réaliser qu'il est potentiellement un super héros ; Graham Hess (Signs) doit entendre le message divin, et retrouver sa foi perdue. The Village se tient à part, puisque le chef du Village souhaite maintenir le secret - le mensonge - sur lequel s'est bâtie sa communauté. Le film oscille entre les signes artificiels de choses qui n'existent pas (des signes sur les portes, soi-disant tracés par des bêtes sauvages, mais destinés à entretenir la peur de l'inconnu chez les villageois) et les signes de choses réelles, mais qui ne seront jamais connues (puisqu'une aveugle est la seule à sortir du village). Lady in the Water fait bien usage de signes, mais en épousant le mode du conte, où se croisent quête de sens et nécessité de croyance (comme nous l'avions déjà vu dans une certaine mesure dans Minority Report).

fig. 80 : La multiplicité des signes dans l'œuvre de M. Night Shyamalan.

fig. 80.1

fig. 80.1 : Les verres d'eau laissés ça et là par Bo se révèlent salvateurs dans la scène finale de Signs.

fig. 80.2 fig. 80.3

fig. 80.2 et fig 80.3 : La décoration d'une fenêtre annonce la prochaine connexion des personnages avec des extraterrestres (dans Signs).

fig. 80.4 fig. 80.5

fig. 80.4, 80.5 : La couleur rouge signifie autant les amours naissants que la menace des bêtes venues de la forêt dans The Village.

Tout comme nous avons vu la valeur des signes proposés au héros varier dans nos exemples précédents, Shyamalan fait osciller le sens de ces signes-indices. Leur prolifération distingue son système de Minority Report ou Paycheck : là où les héros de ces deux films étaient obsédés par la signification d'un fragment opaque de temps, c'est le monde entier, comme réseau de sens, qui concerne les héros de Shyamalan. Ces signes fusent en tout sens ; tous ne sont pas centraux. Par exemple, beaucoup d'éléments peuvent être résumés à un simple équivalent graphique, sans pour autant renvoyer à une signification précise. Ceci est vrai des étoiles décoratives collées sur une fenêtre, et saisies à contre-jour dans Signs (fig. 80.2, 80.3), ou des arbres rouges découpés en réseaux abstraits dans The Village (fig. 80.4). Dans les deux cas, nous pouvons parler de signes, à cause de la récurrence même de ces éléments, et parce qu'ils contribuent à imposer l'idée d'un monde au-delà du visible et la nécessité d'un décodage. Ainsi nous aurions tendance à nous éloigner de ce que Charles Tesson a vu dans Signs : "De quoi les signes sont-ils le signe ? D'un premier pas vers la sexualité. D'une nouvelle trinité". Si la question posée par Tesson peut être considérée comme la formule qui anime les films de Shyamalan, celle-ci n'appelle pas nécessairement de réponse. Le monde est gros de sens, mais ne propose pas de significations précises : le héros doit reconnaître qu'un code existe, sans pour autant le décoder signe par signe. C'est en cela que la foi est un pilier du système de Shyamalan (comme chez Spielberg, d'une certaine manière). D'autres signes joueront comme preuves inversées, à la manière des objets trouvés par Jennings dans Paycheck. Ainsi la jeune Bo, fille de pasteur (Mel Gibson) nourrit-elle une compulsion vis-à-vis de l'eau532. Elle demande sans cesse à boire, mais ses verres à demi-remplis peuplent la maison. Ce comportement, perçu tout au long du film comme un caprice par son père, trouvera pourtant un sens lorsque les extra-terrestres menaceront directement la demeure familiale. Alors que la fin du film converge vers une confrontation avec les envahisseurs, un faux mouvement provoque la chute d'un verre d'eau - ainsi sera découverte la faiblesse des créatures, et le moyen de les vaincre (fig. 80.1). Tout comme un objet muet se révélait au travers de son usage dans Paycheck, les verres d'eau sont ici d'abord des signes visuels (révélés en amorce d'une scène, par exemple) avant de devenir de façon plus significative des signes d'un dessein divin. Cette révélation avait été anticipée par la femme de Graham, qui avant de mourir avait dit à ce dernier "Dis à Graham... Dis à Graham de voir533". Si le délire empêche la femme de reconnaître son mari dans ces derniers instants, toutes ses paroles, y compris les plus absurdes, prendront sens dans les dernières minutes du film.

Les signes recouvrent enfin deux autres aspects (après la nature emblématique de signes visuels, et ce cas particulier des verres d'eau comme signe vide, dont le référent est à venir) : les signes d'une altérité, et les signes qui font plus globalement référence à un univers de sens. Premièrement, les signes pointent en effet vers un Autre, souvent mal identifié ; c'est l'aspect troublant des signes de Shyamalan. Là où une imperfection devait être trouvée dans Minority Report, nous ne trouvons dans The Village, par exemple, que des signes plutôt flous. Les marques sur les portes, dans ce dernier film, où la porte de la cave que Malcolm trouve sans cesse fermée (The Sixth Sense) sont des indices d'une présence menaçante, qui œuvre contre les héros. Ces signes ne sont pas expliqués avant l'épiphanie finale, qui va s'attacher à découdre ces scènes, souvent encore sur le mode du flash-back (les signes étaient créés par les villageois eux-mêmes, la porte est fermée car la femme de Malcolm est veuve, et par conséquent vit seule). Tant qu'ils restent inexpliqués, ils ne font pas vraiment sens, mais sont pourtant identifiables comme signes, par le spectateur au moins - si Graham Hess ignore les verres d'eau, le spectateur reconnaît ce détail comme ne pouvant pas être innocent. Ces signes font donc globalement sens, et à défaut de trouver individuellement un référent, signalent l'existence d'un monde qui doit être vu à la fois au-delà des apparences (vers un sens divin, transcendant) et à la fois au travers d'elles (les verres d'eau existent et font sens dans leur matérialité, en tant qu'objets). Nous pouvons ainsi relever l'usage de la buée dans The Sixth Sense (signe de la proximité d'un fantôme), ou, très différentes, les coupures de journaux que David Dunn utilise pour reconstituer son passé. Dans Le Village, les couleurs rouge et jaune, parfois saturées, isolent des objets dans un monde sépia, tandis que des remous signalent une présence étrangère dans Lady in the Water. Les films de Shyamalan sont également peuplés de radios et autres dispositifs audio qui crachotent, diffusent des interférences, et semblent représentatifs, à cet égard, de la nature des signes pour le cinéaste : les signes font sens de façon continue, brouillée, maillent le film, mais restent flous, jusqu'à ce qu'un retournement final vienne les éclairer. Nous pourrions ainsi résumer cette fonction des signes chez Shyamalan : il y a du sens, c'est à dire que ce sens n'est pas clair, pas identifié, qu'il n'existe qu'au regard d'une illumination ultime. Cependant, dans le temps qui précède cette épiphanie, les éléments concernés fonctionnent tout de même comme signes, sont identifiables comme tels, même si le personnage et le spectateur peinent à leur assigner un sens précis. Ici, les héros de Shyamalan rejoignent nos précédents exemples de héros voyants, puisque ce monde à la fois opaque et décevant (lieu en tout cas d'une insatisfaction) va devoir lui aussi faire l'objet d'une lecture alternative.

Il est difficile dans le cas de Shyamalan de parler de contemplation, parce que le décodage de signes, souvent assimilé à une lecture, reste un exercice actif, somme toute lié à des enjeux plutôt conventionnels (la menace d'un monstre, ou d'extra-terrestres, la réconciliation avec une femme...). Le choix du terme "lecture" repose ici sur l'abondance de signes écrits dans les films, et aussi sur l'articulation qui est faite entre les signes ordonnant le parcours du héros, et l'écriture même de l'histoire du film. Lady in the Water comporte un personnage nommé symptomatiquement Story, qui invite le héros Cleveland Heep à vivre sa quête comme il écrirait une fiction. Dans le cas de ce film également, comme dans Next, être voyant revient à devenir l'auteur de sa propre histoire, à la manière d'un cinéaste. Ici, Cleveland s'aide de la structure du conte pour sauver Story (dont le nom même constitue une invite). Les rôles au sein de la narration doivent être assignés par Cleveland, qui doit donc trouver dans son voisinage un guérisseur (the healer), un gardien (the guardian), un "symboliste" (the symbolist) et, enfin, une guilde (the guild). Comme un cinéaste devant trouver l'incarnation ad hoc pour ses personnages, Cleveland entreprend d'assortir rôles et personnes. Le symboliste est un personnage-clé, puisqu'il sait lire le monde pour y trouver des messages, et qu'il saura deviner qui doit tenir les autres rôles ; notons que ce personnage exacerbe en somme l'attitude vis-à-vis du monde de tous les personnages de Shyamalan. Cleveland, qui a récemment accueilli un écrivain dans l'immeuble, pense tenir son homme. Il est persuadé que sa recrue aura l'expérience de la construction des personnages, et donc sera reconnaître les autres "types" nécessaires à la protection de Story. Le choix d'un écrivain pour écrire l'histoire, malgré son apparente évidence, se révélera erroné, et même un contresens. C'est un jeune voisin, un enfant qui se passionne pour les formes écrites mineures, comme le dos des paquets de céréales, qui se trouve être le symboliste (fig. 81). Ce retournement de situation est révélateur du rapport au regard qu'entretient Shyamalan, et plus largement de la particularité des héros voyants dans cette série de films. Lire, comprendre le monde n'exige pas d'être lettré, mais plutôt un désapprentissage de ce qui est su.

fig. 81

fig. 81 : Le "symboliste" se révèle être un enfant dans Lady in the Water.

Ainsi, du point de vue de la compréhension héroïque, puisque son but est de sauver la nymphe - l'enfant est supérieur à l'écrivain. Cet état de fait est réaffirmé lorsque ce même écrivain, perdu dans les couloirs de la copropriété alors qu'un monstre rôde alentours, reconnaît trop tard le topos bien connu du film d'horreur : il mourra de son incompétence534. Plutôt que l'expertise, c'est donc l'innocence avec laquelle l'aspirant héros doit renouer. Shyamalan évoque ainsi Spielberg, dont il se réclame fréquemment, sur le plan des signes et de la mythification de l'enfance.

Quant aux signes, Pierre Berthomieu résume ainsi la posture de Spielberg, qui rappellera des aspects de l'œuvre de Shyamalan mentionnés ci-dessus :

Le monde spielbergien est un monde de signes. Le contemplateur est convié à les déchiffrer. Spielberg affectionne les scientifiques, les archéologues comme Indiana Jones parce que leur tâche consiste justement à lire les traces ou les codes de l'univers. Le regard est invité à se porter sur le réel pour y déceler des significations supplémentaires à la simple présence. Le style spielbergien, par l'éclairage, le cadre, la musique, vise constamment à cerner des signes, des ombres, des emblèmes. À la manière de David Lean, le monde se traduit en apparitions, en souffles et en bruits plein de sens, en ombres épiphaniques. La caméra de Spielberg interroge les sons, les reflets, les chiffres, les ombres, les empreintes, les indices...535

Tout devient en effet signe chez Shyamalan ; mais là où Spielberg laissait encore un professeur d'université le soin de décoder des langues inconnues, Shyamalan combine le talent héroïque de voyant et l'innocence de l'enfant.

- La voyance réalisée par la matière filmique

Nous venons ici de prolonger le motif des héros voyants, en apportant une distinction quant à la définition des héros par Shyamalan. Chris Johnson, dans Next, possède un talent hors du commun qui fait de lui un voyant. Chez Shyamalan, l'absence de talent, le retour à une disponibilité enfantine augure l'héroïsme en devenir. Nous retrouvons cette structure dans Unbreakable, où David Dunn et sa femme, incrédules face à la théorie d'Elijah Price, s'opposent à leur fils qui lui, croit. Nous reviendrons ultérieurement à la scène où Joseph tente de tirer sur son père avec une arme à feu, pour lui prouver qu'il est hors du commun. Cependant, cet exemple montre, puisque la théorie d'Elijah et Joseph se vérifiera, que les enfants décodent mieux les signes que leurs parents, et doivent les amener à comprendre par eux-mêmes ce qu'ils ont toujours su voir. De la même façon, Merrill (Signs) refuse d'écouter son frère incrédule et finit par imiter ses neveux qui se fabriquent des chapeaux en aluminium pour se protéger des radiations théoriquement propagées par les extra-terrestres. Enfin, The Sixth Sense est un exemple évident de la supériorité de la compréhension de l'enfant sur celle de l'adulte. La position de thérapeute qu'occupe Malcolm n'empêche pas Cole d'en savoir plus que lui, et d'utiliser une forme de maïeutique pour lui faire réaliser qu'il est un fantôme. Maïeutique ou profession de foi, la quête d'une nouvelle lecture constitue plus qu'un retournement des conventions narratives : elle doit s'effectuer dans la matière du film même. Nous retrouvons ici Next, puisqu'un effet similaire affecte la forme d'Unbreakable, dont le montage enregistre le mécanisme nécessaire à la voyance. Le film présente le cas le plus extrême de l'internalisation du principe du retournement. Plusieurs révélations marquent le déroulement du film, et elles occasionnent des retournements symboliques du récit, auxquels correspondent des renversements littéraux de l'image.

fig. 82.1 fig. 82.2 fig. 82.3 fig. 82.4 fig. 82.5 fig. 82.6

fig. 82 : La caméra effectue une rotation à 180 degrés, et souligne ainsi la révélation qui frappe les personnages dans Unbreakable. Le découpage des différentes scènes est évoqué dans les annexes, p. 718-720.

À plusieurs reprises nous rencontrons le motif d'une lecture empêchée, à laquelle il faut redonner ses droits (fig.82) : au début du film, Joseph apprend l'accident du train dans lequel se trouvait son père alors qu'il regardait la télé assis "à l'envers", la nuque posée sur le bord du canapé. Les images de l'accident ferroviaire forcent un retour à l'endroit : physiquement, l'enfant se retourne pour mieux voir ce qu'il se passe (le plan reste alors fixe). La deuxième occurrence de retournement correspond à un flash-back. Elijah Price, enfant, vit reclus à cause de la maladie qui l'accable. Motivé par sa mère qui lui a promis un cadeau s'il sortait prendre l'air, il découvre un paquet sur un banc public. Il déchire le papier et découvre la couverture d'un comic book, à l'envers : il le retourne, la caméra accompagne cette fois le geste. Dans une troisième scène, Elijah rend visite à David sur le stade où ce dernier travaille comme agent de sécurité. Dunn lui confie ses doutes concernant un individu qui lui semble dangereux - Elijah se met alors en tête de poursuivre l'homme pour vérifier l'intuition de David. Ce faisant, Elijah tombe dans un escalier, se brise les os, et finit gisant sur le dos. Il voit l'homme s'échapper, à l'envers, et dans cette position obtient ce qu'il voulait, c'est-à-dire la confirmation que David possède des dons proches de la divination. La quatrième occurence concerne David Dunn lui-même, allongé sur son banc de musculation. Il voit Joseph à l'envers, qui le surplombe. Il lui demande combien de poids il a cette fois mis sur les haltères : l'annonce du nombre fait progresser David vers la connaissance de sa propre nature. Enfin, lors d'une cinquième scène, Elijah se rend dans un magasin de comics et répète le geste de son enfance, en retournant un fascicule posé sur ses genoux.

Dans ces cinq extraits, un retournement s'opère : c'est parfois celui du corps, que celui-ci soit entièrement sollicité, où que des mains retournent un objet. Significativement, le retournement initié par le corps va peu à peu s'accompagner de mouvements d'appareil. La révélation commence du côté de l'enfance, par deux fois : Joseph est directement témoin de l'incident qui va transformer son père, Elijah tient dans ses mains les histoires qui vont motiver son obsession pour les super-héros, et sa future profession. Les retournements s'opèrent beaucoup plus rarement du côté de David. Ce dernier n'arrive pas à voir, refuse même catégoriquement de voir. Pour cette raison, en faisant passer le regard du côté des autres personnages, et de la caméra qui effectue physiquement ces mouvements de retournement, Shyamalan indique la complexité de la tâche de son héros. De façon générale, le héros est souvent seul à ne pas voir, à se débattre pour ajuster sa vision au monde : le cas de The Village est extrême à cet égard (puisqu'Ivy ne connaîtra que partiellement les mensonges qui garantissent le maintien de sa communauté). Dans les autres films, cette structure se vérifie : Malcolm Crowe, David Dunn, Graham Hess et Cleveland Heep en savent moins que les personnages qui les entourent. Leur héroïsme ne se réalise qu'à condition de combler ce déficit qui affecte leur perception qui se doit d'être retournée. Ce retournement est bien une révolution au sens littéral du terme, car si ces héros gagnent en compréhension, leur situation n'est pas fondamentalement changée. Malcolm Crowe est certes réconcilié avec sa condition, mais reste mort ; David Dunn prend le petit déjeuner avec son fils, malgré ses exploits de la veille. Graham Hess renoue avec son métier de pasteur, et retourne donc à ce qu'il était dans un passé pré-diégétique. Malgré les différentes crises qui ont affecté le village, celui-ci peut continuer à fonctionner comme auparavant. Les motifs de l'eau et du cercle qui animent visuellement les cinq films travaillent également à définir le temps chez Shyamalan comme étant fondamentalement cyclique - changer de vision permet de contourner la crise, et de revenir au status quo, comme les pérégrinations hyperboliques des héros d'actioners.


486. "le film d'action a évolué selon une courbe d'excès. Et le fait qu'il n'y ait aucune définition stylistique, idéologique ou narrative du film d'action met en évidence le fait que l'association de l'excès au genre est la seule constante" ("the action film has evolved along a trajectory of excess. And the fact there is no single stylistic, ideological, or even narrative definition of the action film highlights that the genre's commitment to excess is its only constant") in LICHTENFELD Eric. op. cit., p. 335.
487. Cette familiarité est double : c'est d'abord celle d'un corps banal, tenant d'un vécu de common man. Cet aspect était charrié par Bruce Willis au début de la franchise Die Hard ; la récurrence du personnage tend à l'amoindrir. Cette récurrence génère justement le second type de familiarité : McClane nous est familier comme personnage sériel, dans la mesure où sa réapparition génère un horizon d'attente bien précis, formé par notre fréquentation des épisodes précédents.
488. Il y a en effet quelque chose d'un jugement moral dans le film, sur les ennemis qui détruisent la montagne, la considèrent comme l'ennemi ; Walker (dont le nom est clairement programmatique) ne domine pas son territoire en lui imposant un nouveau panel de règles, mais en acceptant, avec humilité, d'être dominé par elle. Cette opposition rappelle les westerns opposant un héros qui comprend son milieu à un méchant capitaliste ou cattle baron qui ne pense à la terre qu'en termes du profit qu'elle peut lui rapporter (Chisum, ou plus tard Pale Rider). D'une certaine manière, cet aspect prolonge la définition du héros "bon sauvage", héroïque car relié à la force primitive du territoire.
489. Cet aspect est suffisamment fréquent dans les films d'action pour faire l'objet d'une parodie : ainsi, dans Mars Attacks! (Tim Burton,1996), les deux mauvais garnements qui font l'école buissonnière pour aller jouer aux jeux vidéo deviennent des as de la gâchette - précisément à cause de cette pratique ludique, apparemment gratuite.
490. Le film de traque constitue une exception, puisque par définition, le moment de la confrontation directe est toujours retardé.
491. "What you choose to call hell he calls home".
492. Nous traiterons plus en détail de ce type de personnage dans un prochain chapitre (cf. infra. p. 343-463).
493. VALMARY Hélène. "I'll be back". 2009, p. 143.
494. Ou, en anglais, "to come full circle", comme l'y invite son mentor Trautmann dans Rambo III.
495. Notons d'ailleurs, même si ce dernier film était seulement nommé "Rambo" aux États-Unis, que ces retours sont l'occasion de redonner au héros son patronyme complet. Rocky retrouve un nom, et Rambo un prénom.
496. VALMARY Hélène. "I'll be back". op. cit., p. 146.
497. Le terme, qui s'est banalisé, désigne à l'origine un collectif français pratiquant le parkour, une displicine mi-sportive, mi-acrobatique, qui consiste à utiliser le mobilier urbain pour effectuer des cascades, ou inversement, à utiliser la prouesse physique pour se déplacer dans la ville. Très inspirée des arts martiaux, cette pratique a été plus particulièrement imposée au cinéma par les films Yamakasi - Les samouraïs des temps modernes (Ariel Zeitoun ; Julien Seri, 2001) et Banlieue 13 (Pierre Morel, 2004).
498. Nous préciserons plus loin ces aspects relatifs au nerd, entre un nerd pathétique, asexué, et un nerd plus positif, proche du geek, qui se caractérise par ses connaissances en informatique.
499. TESSON Charles. Contorsions chez Confucius. Jackie Chan et la comédie kung-fu. Art Press, 2003, p. 122.
500. Ibid., p. 123.
501. Dans Tango & Cash (1989), Raymond Tango (Sylvester Stallone) est comparé à Rambo par un tiers, et répond : "Rambo... est une fiotte" ("Rambo... is a pussy"). Stallone démonte ainsi les rouages sur lesquels se fondent sa persona – et amorce ainsi sa carrière des années 90, en partie orientée vers la comédie et plus largement l'auto-référentialité.
502. Si dans la vague de films d'action des années 90 (Volcano, Independence Day, entre autres) l'accent est mis sur la domesticité du héros, celle-ci est curieusement absente des Die Hard, et a fortiori dans ce dernier volet.
503. Cf. infra., p. 61-66.
504. LEUTRAT Jean-Louis, LIANDRAT-GUIGUES Suzanne. op. cit., p. 62.
505. Ibid.
506. Cette réflexivité serait présente dès les années 20, selon un article de The Film Spectator, 1929, p. 17, cité par LIANDRAT-GUIGUES Suzanne et LEUTRAT Jean-Louis, ibid.
507. Ibid., p. 64.
508. "Holly told me to wake up and smell the nineties".
509. "It's not a system, it's a country".
510. C'est une caractéristique du schéma classique ("classical plot") déterminé par Will Wright. La société n'accepte pas le héros, mais n'est pas suffisamment forte pour se défendre seule, in WRIGHT Will. op. cit., p. 40-41. Nous pouvons également ajouter que dans certains cas, la société prétend avoir dépassé la violence inhérente à l'Ouest, et pour cette raison refuse la venue ou l'intervention du héros - dans un premier temps.
511. Nous verrons plus loin que cette ignorance est valorisée sur le mode de l'anti-intellectualisme, selon une dichotomie qui oppose l'homme civilisé (donc de l'Est) à l'homme "sauvage" (de l'Ouest).
512. Notons tout de même que l'explosion est la forme typique du film d'Action : l'Action se détruirait alors elle-même, elle utiliserait sa propre exigence de purge générale contre elle-même. Ce ne serait alors pas détruire le genre, mais détruire les icônes, pour mieux se renouveler.
513. "That's enough with this kung-fu shit".
514. "Stop thinking Prague police, think PlayStation".
515. Cet écrasement de l'écran sur l'image est un fantasme régulier dans les films de science-fiction de ces dix dernières années: par exemple, une version similaire de cette technologie imaginaire est visible par exemple dans Children of Men (Alfonso Cuarón, 2006), mais existe depuis les années 80 (Total Recall).
516. "Au milieu de cette illumination, le héros est montré comme un contemplateur, yeux ouverts, regard pétrifié et dépassé, accompagné d'un travelling avant. Le héros spielbergien est un contemplateur du transcendant, monstrueux ou messianique" in BERTHOMIEU Pierre. Le cinéma Hollywoodien. op. cit., p. 101.
517. "This intercutting is characteristic of the entire sequence, and of the 1990s' disaster films in general: the filmmakers stress not just cataclysm, but also the character's reaction to it", in LICHTENFELD Eric. op. cit., p. 193.
518. "I want to see it! I want to see it!", ibid., p. 199.
519. "I need to see this".
520. Nous allons fréquemment renvoyer au travail de Spielberg, qui a considérablement exploré ces potentialités du regard. Si nous allons évoquer ces héros contemplateurs grâce au travail de Pierre Berthomieu, force est de constater que le cinéaste joue aussi avec cet aspect létal du regard. Ainsi Douglas Brode évoque le cas de Raiders of the Lost Ark, où la survie des personnages repose sur le fait de ne pas regarder. Face à l'arche Indiana ordonne en effet à sa compagne : "Ne la regarde pas !" ; "Quoi qu'il arrive, ferme les yeux, garde-les fermés" ("Don't look at it!" ; "no matter what, shut your eyes, keep them shut") in BRODE Douglas. The Films of Steven Spielberg. 1995, p. 95-98.
521. "In the land of the blind, the one-eyed man is king".
522. "You know how I'm blind without them".
523. Nous pouvons également avancer que dans Minority Report, tout problème est au fond un problème de vision. La disparition du fils d'Anderton est ainsi intéressante : il n'y a pas d'accident, de tragédie à se remémorer. Anderton perd de vue son fils : sorti de sa perception, il cesse d'exister. Significativement, Anderton ne se rend pas sur une tombe pour le pleurer (comme on le voit si souvent dans le cinéma américain), mais invoque son fantôme grâce à une image-écran.
524. "The film's chronicles Indy's growing realization that what he (the modern realist) perceives as accident is, if one chooses to view it from another angle (old-fashioned religion), an act of fate, preordained by some force of goodness. Perception is all, though in Spielberg, successful perception is based on believing, not seeing", in BRODE Douglas. op. cit., p. 142.
525. "Can you see?" (traduction originale, version française du film).
526. Columbo (Columbo), création : Richard Levinson ; William Link, États-Unis, 1968-2003 (AMC ; ABC).
527. "That was incredible".
528. Selon l'expression de Walter Benjamin, lecteur d'Edgar Allan Poe, cf. POLAN Dana. Power & Paranoïa. 1986, p. 50.
529. Au point même que le genre semble tout entier tourné vers une extrémité où ces feux formeraient le composant unique du film. The Rock (Michael Bay, 1996) semble aller dans ce sens, lorsqu'ils'ouvre par exemple sur des plans excédés par des torrents de flammes.
530. Ce choix est revendiqué par Shyamalan, quoique pour des raisons un peu différentes : "Il n'y a pas de plans moyens dans ce film, parce que cela signifierait que le personnage est dans un état moyen [...] si le personnage est dans un état moyen, c'est le moment de couper et de passer à la prochaine scène, parce que je veux que mon personnage passe par des hauts et des bas". Notons que la traduction de "medium shot" serait plutôt "plan américain" mais la polysémie du terme "moyen" serait du coup perdue ("There are no medium shots in this movie, because that would mean that the character is feeling medium [...] If the character is feeling medium, that's the moment when we'll cut away to the next scene, because I want him to feel high and low instead"), in PIZZELLO Stephen. Extrasensory Perception. Interview avec M. Night Shyamalan. American Cinematographer, 2000, p. 54.
531. Parfois, la nature du traumatisme reste dans l'ombre : The Village et Lady in the Water font l'économie d'un flash-back ; l'accident est évoqué par des supports écrits, respectivement des coupures de journaux et un journal intime.
532. L'eau trouve une place primordiale dans la filmographie de Shyamalan. Elle est le milieu naturel de la nymphe nommée Story, mais aussi l'équivalent de la kryptonite pour le super-héros en devenir dans Unbreakable. Plutôt que sa surface trouble, c'est sa double nature qui semble préoccuper Shyamalan : milieu naturel d'un race supérieure, elle est aussi l'élément mortifère qui menace les héros.
533. "Tell Graham... Tell him to see".
534. Il faut prendre cette dernière sanction avec prudence, car il semble évident que Shyamalan règle ici quelques comptes - l'homme n'est pas seulement écrivain mais critique.
535. BERTHOMIEU Pierre. op. cit., p. 105.

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