Introduction

Vouloir étudier les héros s'accompagne de la tentation du pessimisme : en effet, y a-t-il encore sur nos écrans de cinéma de véritables héros ? Tout comme il existe un poncif de la mort de l'Art, il semblerait que la fin de l'héroïsme soit un motif apprécié des journalistes et du discours commun. La disparition des héros peut prendre diverses formes dans l'imaginaire collectif. Dans un cas, l'héroïsme aurait en quelque sorte suivi la dégénérescence des civilisations et se serait progressivement vicié en empruntant aux méchants (villains) leurs traits de caractère1. Dans cette vision, le héros fait figure de symptôme emblématique d'une époque post-moderne. Trop lisse, trop parfait, trop naïf en somme, le héros échouerait à convaincre encore un public rompu à l'ironie et au second degré. C'est ce type de diagnostic qui mène généralement à penser la catégorie d'anti-héros - mais nous verrons que ce terme est particulièrement problématique. Dans une seconde vision, l'héroïsme ne se serait pas dégradé mais dissous. Dans le contexte du développement des réseaux sociaux sur le Web, ou avant cela des émissions de télé-réalité, il semble que chacun peut prétendre à ce titre, et pas seulement comme le héros d'un jour, mais aussi comme le héros de sa propre histoire, mise en fiction2. Dans les deux cas, le héros apparaît comme une forme passéiste et obsolète - mais du coup, cette forme semblerait ouverte aux formulations les plus nostalgiques. La mort du héros ne serait alors qu'un écran de fumée, permettant l'orchestration d'un retour en fanfare - à la manière du Rambo sorti en 2008.

Pour d'autres cependant, l'héroïsme n'a pas changé, et en fait de s'être décomposé, se serait bien plutôt figé. Certains commentateurs défendent l'immobilité du modèle héroïque, parlant ici d'Arnold Schwarzenegger comme d'un "Cary Grant avec des pectoraux"3, ou là des super-héros comme de "Philip Marlowe en collants"4. Ainsi alignés, les héros ne seraient plus que des costumes interchangeables utilisés pour habiller un concept : l'héroïsme. Si nous préférons en effet parler de l'héroïsme et de ses incarnations plutôt que des héros, il nous faut pourtant nous éloigner d'une approche de ce type. Celle-ci, quoique plaisante intellectuellement à cause des ponts inattendus qu'elle jette, ne permet pas de saisir les héros dans leur spécificité. Nous nous proposons en effet d'examiner l'héroïsme et ses formes diverses dans le cinéma américain hollywoodien récent, pour y trouver, plutôt qu'une définition, des incarnations singulières et significatives.

Pour amorcer une réflexion sur le héros américain de cinéma, il serait tentant de lui chercher une essence. Celle-ci pourrait se fonder sur un ensemble de caractéristiques : des qualités, des aspects psychologiques récurrents, mais aussi des structures narratives et des identifiants visuels relatifs au personnage. Le héros serait moral, droit, souvent solitaire, fort et dévoué à sa communauté.... sauf quand il n'est rien de tout cela. Car cette méthode, orientée par un effort de qualification, revient à découper le héros en tranches, par le biais de l'adjectif. Définissons le héros comme solitaire, nous nous retrouvons nez à nez avec le cas des buddy movies, où deux personnages font équipe pour lutter contre leurs opposants (Lethal Weapon). Passons à des qualités plus psychologiques, supposément plus essentielles, comme la moralité, et nous butons sur un éventail de cas qui réduisent l'intérêt même de la catégorie. Ainsi Harry Callahan, dans Dirty Harry, et John McClane, dans Die Hard peuvent tous les deux être qualifiés comme étant des êtres "moraux", mais chacun possède une moralité qui lui est propre, différente de l'autre en des termes qui ne sont pas uniquement quantitatifs (sans quoi nous pourrions contourner le problème en définissant le héros comme un être plus ou moins moral, ce qui est déjà assez vague). Enfin, ces critères généraux, pour autant qu'ils concernent le héros, ne s'appliquent peut-être pas à lui seul : la moralité d'un adjuvant ou d'un personnage féminin ne suffit pas à faire de ces derniers des héros.

Le terme héros, qui plus est, se révèle polysémique. Entre les diverses significations de "héros", il semble exister une hiérarchie, et les dictionnaires et encyclopédies francophones et anglophones tendent à s'accorder sur celle-ci. La première acception du terme "héros" renvoie à un "personnage légendaire auquel on prête un courage et des exploits remarquables"5 pour le Robert. Le héros évoqué ici est celui des mythes et des légendes, qui parfois même possède un statut de "demi-dieu"6 ou se trouve plus modestement "favorisé par les dieux"7. Les second et troisième niveaux de définition sont plus généraux, et semblent permettre des inscriptions culturelles et des formulations plus variées. Il est d'abord question dans le second niveau d'un héros qui est "distingué par sa valeur extraordinaire et ses accomplissements guerriers"8. Le troisième, plus général encore, décrit "un homme qui démontre un courage extraordinaire, de la fermeté, de la détermination, ou une grandeur d'âme, dans n'importe quelle situation, ou en relation à toute quête, travail ou entreprise"9. Cette dernière catégorie de la nomenclature évoquée permet même d'intégrer les héros dits ordinaires (dont les exploits sont plus souvent décrits par les faits divers) et les personnalités historiques portées au rang de héros par les médias ou les historiens (Gandhi, Youri Gagarine et le général de Gaulle peuvent ainsi, pour des raisons très différentes, être considérés comme des héros). Cette définition est donc intéressante car inclusive, mais nous éloigne quelque peu de notre champ d'étude, qui reste celui de la fiction, qui plus est cinématographique. Le quatrième et dernier degré de définition nous fait justement retourner du côté des récits, en évoquant le héros en tant que "personnage principal d'une œuvre littéraire, dramatique, cinématographique"10. Cette dernière acception complexifie notre analyse, dans la mesure où son usage est très répandu. En effet, les spectateurs amenés à commenter un film parleront spontanément du "héros" pour désigner le personnage principal de l'histoire - même si ce dernier présente une moralité douteuse, ou n'accomplit pas d'exploit dans la durée du récit. Nous souhaitons donc articuler notre tentative de définition à cette première polarité, entre "héros héroïque" (capable et responsable d'actes hors du commun) et "héros-personnage" (qui possède un rôle de pivot dans un récit donné). La difficulté réside dans les porosités d'une définition à l'autre. Ainsi, le "héros héroïque" est souvent un "héros personnage" : figure hors norme, il mérite du coup une place centrale dans le récit, dont il est souvent le moteur. L'inverse ne se vérifie pas : un personnage peut posséder une place cardinale dans une fiction sans pour autant se révéler exceptionnel ou hors du commun.

Cette première partition peut déjà être source de questionnements. Danny Fingeroth se demande ainsi si Philip Marlowe ou Sam Spade peuvent être considérés comme des héros, en ces termes : "[...] sont-ils des héros ? Ou sont-ils tout simplement des personnages fascinants qui peuvent nous toucher ?"11. C'est en effet une question qui nous a constamment animée au moment de la constitution de notre corpus. Quel est le seuil d'identification d'un héros ? À partir de quel moment, de quel exploit, pouvons-nous raisonnablement placer un personnage dans cette catégorie ? Ces questions correspondent à un temps de notre réflexion qui a visé à désencombrer la figure du héros, lourde de ses multiples incarnations. Nous pourrions ainsi tenter de dégager une définition minimale, presque aphoristique, du héros. Laura Mulvey parle du "personnage masculin actif" comme d'une "figure dans un paysage"12 dans son article fondateur sur la dynamique du regard - nous serons amenée à convoquer celui-ci de manière plus approfondie dans ces pages. Mulvey caresse ici quelque chose d'une définition ténue du héros : il suffirait d'un homme se détachant d'un décor pour déjà suggérer une présence héroïque. Pour alimenter ce travail autour d'une définition resserrée, nous souhaitons convoquer Thomas Sobchack, qui propose une approche marquée par son abstraction :

L'homme qui porte une étoile, qu'il soit une figure dans la foule, ou un personnage important, possède un nombre de réponses limité aux situations. Il en va de même pour les hommes qui portent des blouses blanches, manient des fusils à canon scié ou boivent leur whisky d'une traite. Ces hommes sont réduits à leurs fonctions dans le récit.13

Réduire ainsi la définition du héros à sa plus simple expression permet de balayer temporairement la foule des incarnations héroïques et leurs complexités - mais en perdant du même coup ce qui semble constitutif de cet héroïsme. En tentant d'identifier directement une forme a minima du héros, nous obtenons une notion amaigrie, qui semble alors condamnée à n'être qu'un concept applicable à tous les films - donc généraliste. C'est souvent l'écueil présent dans les méthodes structuralistes, et nous verrons comment ces approches, pour le moment évacuées, se sont de nouveau présentées à nous. À défaut de nous arrêter sur des termes de définition satisfaisants, nous pouvons plutôt tenter de faire sens de héros qui sont là, présents dans les films. Avec ce déjà-là pourrait naître une forme de classement par types, plus précise que nos critères de définition. Toute entreprise de classement comporte cependant ses difficultés, et même, selon Andrew Tudor, un paradoxe14. Celui-ci tient à l'empirisme nécessaire de la taxinomie, que Tudor évoque dans le cadre des études génériques. Pour savoir ce qu'est un héros, il faut en effet examiner un corpus de films comportant des héros. Mais comment ce corpus a-t-il été constitué, dès lors qu'il nous manque la connaissance de la nature du héros15? Le classement permet de détourner le problème de la définition sémantique (par adjectifs qualificatifs), mais nous place face à ses propres difficultés. Néanmoins, la problématique du classement fait surgir ici la notion de genre, qui peut ici nous aider à sortir de cette impasse.

Le genre est une catégorie de classement des films, utilisée par l'industrie cinématographique (critère interne) et repéré par le public qui peut utiliser ce critère pour faire ses choix (critère externe). L'étude générique pose sans cesse des problèmes d'ajustement du "filtre" utilisé pour fonder un classement. Trop de précision, et c'est le désordre, la notion visée éclate sous le nombre des exceptions et de sous-catégories. Pas assez de détails, et la définition devient quelconque, cette fois aussi vulnérable aux exceptions qu'elle n'a pas su intégrer. Face à ces difficultés théoriques, cependant, il subsiste l'évidence venue de la perception, celle qui nous fait percevoir la spécificité de la figure du héros en premier lieu. Il reste des certitudes, en dépit des apories théoriques. Nous sommes ainsi sûrs, en tant que spectateurs, que My Darling Clementine (John Ford, 1946) n'est pas un film de science-fiction, et que Hannibal Lecter n'est pas un héros.

Cette connaissance intuitive s'applique donc au héros, en dépit des ambiguïtés, comme l'explique Thomas Sobchack :

Quelle que soit la complexité de l'intrigue d'un film de genre, nous savons toujours qui sont les gentils et qui sont les méchants ; nous savons toujours à qui nous identifier et pour combien de temps. Sam Spade peut être considéré comme un homme à la morale douteuse dans la vie de tous les jours, mais dans le monde du Faucon maltais (John Huston, 1941), il se rapproche très clairement d'Ulysse, qui traverse les obstacles dans un univers hostile, en utilisant le mensonge et la tromperie pour parvenir à ses fins16.

Donc, nous savons que Spade est un héros, malgré tous les aspects de sa personnalité qui pourraient nous en faire douter, au niveau de la définition. Pourtant, il faut bien tenter de rabattre cette connaissance intuitive sur des fondations plus conceptuelles, trouver le dénominateur commun qui nous fait utiliser ce terme de "héros". Puisque nous avons, pour des raisons méthodologiques, aligné la question du héros sur les problématiques génériques, nous pouvons peut-être tirer une méthode de ce rapprochement.

Une stratégie possible consisterait par exemple à dédoubler la question du genre, à supposer que le héros se définit en fonction du genre. Il y aurait potentiellement autant de héros que de catégories génériques dans lesquelles il s'inscrit. Au lieu de définir le "héros", comme nous nous l'étions proposé au départ, nous pourrions nous attacher aux définitions existantes du westerner (dans le genre western), du privé (dans le film noir), du héros de guerre (dans le film de guerre), etc. Cela ne supprimerait pas les difficultés, mais les rendrait tout au moins connues, déjà éprouvées par la théorie générique. Néanmoins, il surgit ici un autre problème courant de la taxinomie, un écueil relatif à l'effet de liste. Car à décliner les différents "costumes" endossés par le héros, nous perdons quelque chose de la motivation première de ce travail. En distinguant les héros, nous oublions l'héroïsme - dont le héros n'est que la forme temporairement solidifiée, souvent de manière imparfaite. Nous retiendrons cependant ce découpage par figures, qui nous permettra d'établir des filiations diverses : John McClane (Die Hard) hérite ainsi, de façons très différentes, de l'esprit de l'Ouest et de la tradition du détective hard-boiled, tandis que les super-héros semblent doublement issus de l'univers du cirque (puisqu'ils peuvent tenir de l'acrobate comme du monstre exposé dans les freak shows). Par ailleurs, il existe un ensemble très riche de filiations entre les héros de cinéma américain, puisque la nature de ces héritages n'est pas fixée par les différentes typologies de personnages concernés. McClane et Harry Callahan héritent ainsi différemment de l'homme de l'Ouest.

Reste la tentation de l'origine. Ce serait : nous ne pouvons pas encore dire ce qu'est le héros, alors tâchons de dire d'où il vient. Là aussi, le piège de la généralisation guette. Thomas Sobchack, s'il voit juste dans le cas de Sam Spade, semble suggérer que tous les héros sont des Ulysse, que tous les parcours se ressemblent, tendus de la crise originelle à la résolution ultime de la situation par le héros - qui possède tout juste un statut de fonction. C'est le problème de l'analyse structurale, notamment celle, fondamentale, de Joseph Campbell. Son analyse des schémas narratifs récurrents dans les mythes littéraires et au-delà, souffre parfois de sa trop grande applicabilité. Ainsi un héros, qu'il soit de l'Odyssée ou de Star Wars, suit le même parcours, de la séparation, en passant par l'initiation, couronné enfin par un retour au pays17. Ceci n'est pas fondamentalement erroné, mais la généralité de la structure, et surtout le placement du sens dans cette structure (plutôt que dans les éléments qui la composent) font perdre un certain niveau de détail, qui, s'il embarrasse, reste absolument nécessaire. Une approche structuraliste réunira Luke Skywalker et Spider-Man, repérant leur dévouement commun à une cause qui les dépasse, ou encore leur nature d'orphelin. La tentation du renoncement, ou du ralliement de forces ennemies, pourra constituer un motif central, avant que les récits ne se résolvent dans l'équilibre retrouvé. Cependant, là où cette approche voit le héros comme le résultat d'une formule narrative, nous sommes tentée de proposer une réflexion presque inversée. Dans notre perspective, c'est la multiplicité des parcours des héros qui doit animer leur définition : ainsi le corps adolescent de Spider-Man se cherche une chair, tandis que celui de Luke Skywalker, couvert en permanence par le même habit pendant la trilogie, s'éclipse derrière l'iconicité de la figurine. Les parcours semblent peut-être proches, les corps qui les accomplissent ne le sont pas, et c'est à cet endroit que nous irons chercher des différences de nature entre des héros a priori similaires - ce court exemple n'en montre qu'un aperçu.

Chercher une origine, pour nous, ne reviendra donc pas à assimiler la variété de nos exemples sous la chape du mythe et de la structure que nombre d'auteurs lui associent volontiers. Cette origine se situera en partie du côté du genre, ce qui nous permet de reformuler la question "d'où vient le héros ?" en "de qui vient le héros ?". Concentrée sur des formes récentes d'héroïsme, nous allons donc chercher un peu en amont de notre période d'intérêt les sources de celui-ci. Cela nous permettra de contourner la généralité de la référence unique et fondamentale, telle L'Odyssée, qui si elle est parfois légitime, éclaire assez peu les films desquels on la rapproche. Nos héros viennent principalement du film d'action, et c'est un genre qui en lui-même pose de nombreux problèmes, notamment celui de cannibaliser un ensemble de genres antérieurs du cinéma. Un genre dont la nature est aussi complexe suppose que la nature de ses héros le sera tout autant. Toutefois, nous souhaitons privilégier le western pour commencer notre examen, pour trois raisons. La première est iconique : le cow-boy (nous affinerons cette dénomination), dans sa visibilité, a légué beaucoup au cinéma. Il est l'horizon de nombreux personnages, souvent en dehors de son genre. Pensons seulement à It's a Wonderful Life (Frank Capra, 1946) : Mary montre à George un dessin qu'elle a fait de lui, et c'est sa personne sublimée, déguisée en cow-boy que l'esquisse révèle. George ne peut jamais vraiment être qualifié de héros, mais c'est un homme ordinaire que l'héroïsme et surtout son impossibilité hantent. Pour resserrer notre propos, prenons à présent l'exemple du cinéma de divertissement de ces trente dernières années, et observons son usage de la figure du westerner : Indiana Jones en garde le chapeau18 et le cheval, RoboCop en reproduit les gestes fondamentaux (faire tourner son arme avant de la replacer dans son étui). Deuxièmement, il existe une affinité thématique entre le westerner et le héros depuis les années 80. L'homme de l'Ouest, pris entre civilisation et espaces sauvages (wilderness), brille quand il parvient à repousser la Frontière, s'effrite quand celle-ci n'est plus qu'un fantôme. Cette relation entre le héros et son milieu, l'association de la quête du héros au sens d'une limite, seront redistribués dans le film d'action. L'aspect iconique et l'aspect thématique alimentent également tous deux les films d'action dans le sens où le genre se fait souvent réflexif : la référence au western est souvent consciente et teintée d'une douce ironie. Enfin, le western, dont on a souvent annoncé ou déclaré la mort, traite lui-même de la possibilité d'obsolescence. Il est rare qu'un western raconte l'Ouest sans au moins suggérer sa fin : fin de la Frontière, fin des héros de la Frontière, fin de l'héroïsme tout court constituent des thèmes récurrents.

Le western joue donc le rôle de point d'ancrage dans notre étude, qui suivra d'abord une partition générique, en explorant dans un premier temps la figure de l'homme de l'Ouest, puis en explorant le genre de l'exploit et du dépassement de soi par excellence : le film d'action. Ce genre possède un rôle central dans notre analyse, car pour mieux comprendre les héros, nous avons souhaité donner le primat à leurs corps. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'évacuer la psychologie des personnages. Notre approche consiste cependant à analyser la nature de l'héroïsme en utilisant le corps comme point d'entrée. Autrement dit, nous avançons que la physicalité des héros joue un rôle primordial dans la construction de leur exceptionnalité. Ce néologisme de physicalité nous permet ici de rassembler en une notion unique les qualités du corps (sa puissance, mais aussi ses défaillances), la relation du personnage à son corps et enfin la traduction formelle de ces états par les films. En saisissant l'être-au-monde des héros, leur relation à leur environnement, nous souhaitons dépasser les conceptions univoques de l'héroïsme. Un héros est plus que la somme de ses actions : pourtant, c'est bien dans la forme même des actions en question, dans leur traduction par la matière du film qu'il faut aller chercher, sinon une définition, au moins le contour de cet héroïsme américain de cinéma. Faire attention à la forme ne doit pas nous faire oublier pour autant les récits. Il faudra ici éviter l'écueil des analyses par trop sélectives, quelles qu'elles soient : ce peut donc être l'asséchement parfois provoqué par l'approche structuraliste, mais aussi l'obsession pour les formes plastiques seules, au détriment des récits, qui résulte parfois d'une approche d'esthéticien.

Western et film d'action formeront donc les deux points d'ancrage de notre étude, autour desquels viendront se greffer deux autres genres, celui du youth film et le sous-genre émergent du film de super-héros (dont nous questionnerons d'ailleurs la nature de genre). Quatre "genres" forment donc les fondements de notre corpus, et nous verrons, au cours des deux premiers chapitres, que les ponts de l'un à l'autre sont nombreux. Les deux premiers temps d'analyse, irrigués par une approche générique, évoquent l'héroïsme apparemment tonitruant construit par la production hollywoodienne, et tentent de déconstruire cette perception première pour en saisir les faiblesses. Le héros, qui peut sembler au premier abord invincible, indépassable, vit en effet son héroïsme sur le mode de la crise. Un second temps de l'analyse retournera ensuite cette approche pour tenter d'examiner l'héroïsme en traitant de son inverse. Plutôt que de chercher à analyser des héros forts, musclés, hors du commun, nous allons tenter de saisir ce que serait un héroïsme retourné, nié. Le nerd, stéréotype américain de l'intellectuel à lunettes, nous a semblé être la figure la plus éloignée du héros, tant elle en subvertit toutes les qualités. Cependant, il apparaît que le nerd possède une relation plus intime à l'héroïsme qu'il n'y paraîtrait au premier abord. Ce stéréotype de la masculinité déficiente apparaît en effet dans un film cardinal de notre corpus, puisque c'est lui qui a en partie motivé notre engagement dans cette étude : il s'agit du Superman réalisé par Richard Donner en 1978. Superman est un super-héros et il serait en conséquence naturel d'attendre que cette figure réalise un héroïsme sans failles. Or il nous est apparu, d'abord sous la forme d'une intuition, puis à la suite d'un examen plus approfondi, que la figure de Superman est particulièrement problématique, c'est-à-dire qu'elle contribue autant à faire émerger l'héroïsme qu'à défaire celui-ci. Le poids de Superman est donc double, pour nous : il alimente des concepts-phare qui serviront à éclairer la notion d'héroïsme (par exemple la "danse de l'identité", que nous emprunterons à Stanley Cavell), et il se situe historiquement sur le point de bascule constitué par la fin du Nouvel Hollywood.

Les années 70 sont en effet pour le cinéma américain celles du "Nouvel Hollywood", période généralement reconnue comme celle de l'essor de jeunes réalisateurs novateurs et ouverts à l'expérimentation. Des personnalités comme Martin Scorsese, Sam Peckinpah et Arthur Penn émergent dès la fin des années 60 et proposent un cinéma ouvert à la recherche formelle et à la rupture des conventions narratives, dans la lignée de la Nouvelle Vague française. Le Zeitgeist de cette décennie émerge dans des productions ayant acquis depuis un statut culte, comme Bonnie & Clyde (Arthur Penn, 1967), The Wild Bunch (Sam Peckinpah, 1969) ou encore Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976). Nous serons amenée à évoquer la fin symbolique de cette période, incarnée par l'échec commercial de Heaven's Gate de Michael Cimino. Cette transition, dont la brutalité est parfois exagérée, a été commentée par Robin Wood19 et Peter Biskind20. Tous deux voient dans l'échec de Heaven's Gate la fin du modèle économique qui avait permis la créativité de cette nouvelle vague américaine - les années 80, en comparaison, font figure de décennie creuse, jalonnée de succès commerciaux sans âme. Certains commentateurs, que nous rejoignons, tentent cependant de nuancer ce tableau pessimiste : le modèle du blockbuster s'est développé conjointement à l'émergence du Nouvel Hollywood (avec le Jaws de Steven Spielberg en 1975) et n'est pas fonction d'un échec au box office mais bien de l'évolution inéluctable d'un modèle. Superman se tient cependant entre deux époques. Il s'agit d'un film à grand budget, produit pour fonctionner comme une franchise et en synergie avec un merchandising nourri ; il est aussi le premier film de cette ampleur adapté de l'univers des super-héros, issu des comic books. Enfin, dans le contexte d'alors, le personnage de Superman apparaît en rupture avec les personnages torturés et ambigus des années 70. Le film de 1978 constitue donc un repère dans l'histoire des héros du cinéma américain, mais représente également un modèle de continuité, puisque le personnage de Superman est né dans les années 30. Pour toutes ces raisons, nous avons choisi cette date pour marquer l'origine de notre corpus : entre nostalgie et nouveau modèle, Superman permet de reformuler et de synthétiser des contradictions qui animeront les héros des années 80 à nos jours.

Le film Superman ne constitue pas pour nous un exemple d'héroïsme univoque et ennuyeux, comme une analyse pessimiste, déçue de la fin du Nouvel Hollywood, pourrait le souhaiter. Le super-héros possède en effet, comme beaucoup d'autres super-héros, un alter ego. Clark Kent, identité à la ville de Superman, apparaît comme l'envers de l'identité héroïque, puisqu'il en inverse toutes les qualités. Pleutre, maladroit, guindé, Kent incarne dans sa chair un anti-modèle de masculinité. Superman est une figure problématique car insoluble : passant sans cesse d'une identité à l'autre, il est condamné à n'être héroïque qu'à demi - et pour autant, les récits nous le rappellent21, choisir l'une ou l'autre de ces deux identités équivaudrait à la mort. Mais Clark Kent n'est pas une figure isolée, loin s'en faut : il constitue au contraire le mètre-étalon d'une curieuse typologie de personnages qui semblent condamnés à ne jamais devenir héroïques, quels que soient leur désir d'élévation ou le sérieux de leurs tentatives. Nous sommes allée chercher les sources de ce contre-modèle dans la figure du schlemiel juif, et pour cette raison un troisième pan de notre corpus inclut des films de deux acteurs-réalisateurs prolixes, Jerry Lewis et Woody Allen. Homme chétif, souvent perçu par la culture américaine comme étant trop peu viril, le schlemiel déclenche les catastrophes plutôt qu'il ne les résout. Le nerd fait preuve de la même maladresse, et sert de ressort comique dans le youth film des années 80. Nous choisissons pour étudier ce sous-genre d'être exhaustive, car si tous ces récits possèdent leur nerd, la part qu'ils lui consacrent est parfois congrue. Le corpus se trouve ainsi encore augmenté, toujours en suivant une logique générique, puisque le youth film nous servira ici de guide, des productions des années 80 de John Hughes à des productions indépendantes plus singulières (Rushmore, de Wes Anderson).

Enfin, une quatrième partie doit logiquement être consacrée aux super-héros, et pas seulement à Superman : après avoir parlé des héros, de leur inverse, il nous faut en effet évoquer des modèles hyperboliques, supposés plus forts encore que les héros. Ces personnages possèdent très souvent une double identité, qui fait la synthèse entre le modèle héroïque et son inverse. Dans les années 2000 est apparu un ensemble de films de super-héros, qui peuvent éventuellement être vus comme formant un sous-genre connexe à la catégorie du film d'action, mais aussi au genre fantastique. Nous verrons ci-après les raisons qui nous ont amenée à arrêter notre corpus en 2006 ; mais nous souhaitons signaler dès à présent que ce choix conduit à une sélection assez restreinte au regard de la production existante. Resserrer ainsi le spectre d'analyse nous a semblé important, dans la mesure où les chapitres précédents tentent au contraire d'être inclusifs. Pour éviter de noyer notre analyse dans la description d'un corpus particulièrement fourni, nous choisissons donc de privilégier les franchises Superman et Spider-Man pour saisir la spécificité de ce que nous pourrions appeler le super-héroïsme. Nous avons ajouté à ces deux premiers personnages la figure de Hulk, qui joue alors le rôle de contrepoint. Superman et Spiderman permettent en effet d'aborder les questions propres aux héros costumés, tandis que Hulk change d'identité par le biais d'une transformation physique, et se situe donc davantage du côté du monstre. Nous parlerons également des X-Men, quoique de manière plus ponctuelle, toujours pour saisir la spécificité des personnages hybrides et monstrueux, qui vivent le passage d'une identité à l'autre dans leur chair, et non par le biais d'un travestissement. Nous incluons ainsi les trois premiers films de la franchise X-Men (de 2000 à 2006) et les deux versions de Hulk (en 2003 et 2008). Si le personnage de Batman sera commenté, il possédera une place plus mineure dans l'analyse. Un dernier film intègre ce corpus relativement réduit des films de super-héros : Unbreakable. Ce film de M. Night Shyamalan possède un statut particulier puisqu'il ne constitue pas à proprement parler une adaptation de comic book au cinéma. Shyamalan propose en effet dans ce film une variation sur la notion de super-héros et la place de celle-ci dans la culture américaine. Ce commentaire réflexif est encore enrichi par la présence de Bruce Willis, qui s'illustre ici à contre-courant de sa persona habituelle. Nous avons retenu ce film pour lui accorder une place cardinale dans notre étude. En effet, la relation problématique du héros à sa normalité (et donc à un héroïsme caduc) qui existait déjà chez Superman se trouve ici reformulée, selon des modalités qui retiendront notre attention par deux fois, à mi-parcours et à la fin de notre analyse.

Le film de super-héros semble toujours vivace à l'heure où nous écrivons ces lignes et il aurait été tentant de clore notre corpus en 2012, de manière à intégrer des formulations aussi originales que Kick-Ass (2010) ou Chronicle (2012). Nous avons cependant choisi, et cela surprendra peut-être, d'arrêter notre corpus en 2006, tout en nous autorisant à citer ponctuellement une formulation postérieure à cette date pour éviter la contradiction, ou des conclusions trop fermées. 2006 marque en effet un saut qualitatif dans la popularité des super-héros. Celle-ci, déjà croissante depuis la sortie de X-Men en 2000 et du Spider-Man de Sam Raimi en 2002, va être renforcée en trouvant de nouveaux médias (la télé-réalité avec Who Wants to Be a Superhero?22). Cette année voit également la première clôture de franchise de la période avec X-Men: The Last Stand - même si nous devons observer que cette ligne narrative a ensuite été réactivée avec deux prequels (deux films éclairent en effet les origines des personnages, X-Men Origins: Wolverine en 2009 et X-Men: First Class en 2011). 2006 possède également une forte valeur symbolique, puisque c'est l'année de sortie de Superman Returns. 28 ans après sa première apparition au cinéma (dans le film de Richard Donner) et 19 ans après le dernier film de la franchise (Superman IV: Quest for Peace), le personnage revient, en l'absence de l'acteur emblématique Christopher Reeve, mort en 2004. Incarné par un nouvel interprète, Brandon Routh, le personnage de Superman voit ses aventures se poursuivre là où elles s'étaient arrêtées. Le hiatus entre les sorties des films est intégré par le récit, qui raconte comment Superman a disparu pendant quelques années, pour aller se recueillir près des restes de sa planète disparue. Ce film ne résout pas les contradictions de la figure supermanienne, mais en réaffirme plutôt l'aspect problématique : Superman ne peut ne faire qu'un et doit rester pour exister intrinsèquement double. Il existe par ailleurs une forme de circularité d'un film à l'autre, tant les apories dans la formulation de l'héroïsme semblent se répéter. Notre corpus prend en quelque sorte acte de cette impasse, en utilisant les deux versions de Superman comme marqueurs temporels. Il ne s'agit pas ici de se satisfaire de cet aspect déceptif, aporique du super-héros : notre étude travaillera au contraire à comprendre comme l'héroïsme peut émerger dans le temps de sa déconstruction, et à situer, à défaut de résoudre, les complexités qui font exister le personnage. Superman nous intéressera donc en tant que tel, mais surtout dans la mesure où il semble constituer la matrice de l'héroïsme américain au cinéma.

La datation de notre corpus possède sa part d'évidence, une fois l'aspect central de Superman identifié. La composition du corpus lui-même et son équilibrage se sont avérés plus complexes. Le héros est en effet une figure transversale, récurrente, qui émerge dans de nombreux genres du cinéma hollywoodien - il est presque possible d'interroger n'importe quel film américain au travers du filtre de l'héroïsme. En raison de cette nature multiforme de notre objet d'étude, nous avons construit un corpus très nourri, parfois difficile d'appréhension par sa taille. Notre travail, divisé en quatre grandes sections, repose donc sur un corpus quadripartite qui fait écho à cette structuration fondamentale. Le premier corpus intègre principalement des films issus du genre western, ainsi que des films de vigilante. Le second corpus possède les limites les plus mouvantes, car le film d'action est un genre très populaire, ouvert à l'hybridation, et qui connaît de nombreuses formulations (des productions à gros budget, mais aussi de série B ou direct-to-video). Nous n'avons pas voulu ici tomber dans le piège de l'exhaustivité. Nous nous sommes donc limitée aux productions les plus connues, sorties au cinéma, et nous avons écarté quelques répertoires pourtant intéressants, qui mériteraient une étude distincte. Ainsi, les acteurs Steven Seagal, Chuck Norris et Jean-Claude Van Damme ne seront qu'occasionnellement cités dans ce travail. Nous avons préféré utiliser les acteurs les plus emblématiques du genre pour classer ce corpus peu maniable, et lui donner une structure. Arnold Schwarzenegger, Sylvester Stallone et Bruce Willis constituent les trois lignes de force de ce chapitre, et ce sont donc leurs films qui alimentent principalement notre analyse. Nous avons ensuite ajouté ponctuellement des productions significatives, dans le sens où elles proposaient une variation remarquable : c'est par exemple le cas de The Fugitive ou de la franchise Jason Bourne pour le film de traque. Enfin, nos questionnements ont également ouvert la brèche à de micro-corpus venus se greffer sur notre sélection principale : la question de l'héroïsme et de la maladie justifie l'inclusion de films plus mineurs comme Crank ou Wanted, tout comme la problématique de la voyance nous a conduite à convoquer la filmographie de M. Night Shyamalan.

Nombre des films étudiés ici sont des films de divertissement : cela semble même aller de soi, puisque le genre Action tient une place primordiale dans notre étude. Toutefois, des films mineurs, de série B, côtoient dans notre étude des productions au statut culturel bien différent. Le lecteur verra dans ces pages rassemblés John Ford, Wes Anderson et d'autres réalisateurs bien moins célèbres, considérés comme des "faiseurs" et non comme des auteurs. Nous ne souhaitons pas aplanir des différences bien réelles entre les films, qui conditionnent d'ailleurs leur réception - y compris la nôtre. En revanche, il semble capital ici de ne pas mesurer l'attention portée aux films proportionnellement à leur importance et leur qualité supposées. Nous parlerons parfois de productions "mineures" : mais celles-ci ne méritent ce titre qu'au regard de notre analyse. Il faut noter que certains films de moindre qualité (à cause d'un budget étriqué, d'un scénario bâclé...) embarrassent la critique filmique. Celle-ci reconnaît aujourd'hui l'intérêt d'étudier des productions médiocres pour en commenter l'idéologie ou les aspects sociologiques (la réception, par exemple) : c'est par exemple le cas de Régis Dubois, qui évoque Alain Malassinet pour appuyer son intention de ne pas exclure de films sur la base d'un critère qualitatif23. Il est cependant beaucoup plus rare de lire des analyses prenant en compte l'esthétique de ce que nous appelons les "films bêtes". La terminologie semblera simpliste : pourtant, quiconque regarde un film comme Crank ou Demolition Man ne manquera pas de sourire devant la vulgarité du propos ou la simplicité des intrigues (respectivement). La "bêtise" n'est pas disqualifiante pour nous, pas plus qu'elle ne l'est pour certains critiques. Ainsi Yvonne Tasker, non sans malice, intitule un article de 1993 "Des films bêtes pour des gens bêtes" ("Dumb Movies for Dumb People"24), et précise dans un ouvrage qu'elle dirige, consacré au film d'action, que ce genre présente une "simplicité trompeuse"25.

Ce problème, nous le verrons de manière plus approfondie, ne concerne pas seulement les films d'action. Historiquement, la hiérarchie qui distingue les productions culturelles a systématiquement assimilé les contenus "de genre" à des formulations stéréotypées, destinées aux masses plutôt qu'aux critiques avertis. Cette distinction est largement antérieure au cinéma, puisque la littérature de genre a été longtemps été disqualifiée sur la base des mêmes présupposés. Ce principe de la hiérarchie qualitative maille la production comme la réception des arts occidentaux depuis la Renaissance, qui a vu naître la distinction entre ars mechanica et ars liberalis. Nous évoquerons la pérennité de cette classification en clarifiant la notion de blockbuster - ce terme désigne en effet des films qui connaissent un succès public mais qui peuvent également être rejetés par la critique, en raison de leur statut de production industrielle26 (les médias parlent même familièrement de "grosses machines" pour désigner ces productions). Aujourd'hui, la critique filmique s'empare régulièrement des films de genre pour les analyser, sans pour autant les traiter comme une production inférieure - ce problème de la hiérarchie qualitative des productions semble donc en large partie résolu, surtout dans le cas de certains genres, comme le western ou le film noir, qui ont acquis une valeur d'estime remarquable. Certains genres résistent cependant à ce processus d'intégration : si le film d'Action et le youth film sont commentés, c'est souvent avec distance, quand il ne s'agit pas d'un mépris non dissimulé. Notre intention ici est de ne pas adopter de jugement qualitatif envers les films, et surtout de dépasser la seule approche socioculturelle : nous tenterons en effet de traiter les productions sélectionnées comme autre chose que des symptômes. Il ne s'agit pas ici d'observer la société américaine au filtre de son cinéma, mais bien d'accorder à ce cinéma et à ses représentations toute notre attention. Nous tâcherons également de nous rappeler, tout au long de ces pages, que la qualité conventionnelle des genres, si elle mène parfois à leur disqualification, constitue également un espace de créativité. Jean-Loup Bourget explique en effet "qu'à chaque fois qu'une forme artistique est hautement conventionnelle, l'opportunité pour pratiquer une ironie subtile ou la distanciation n'en est que plus flagrante27". Nous verrons en effet que les productions qui peuvent sembler les plus univoques, tournées vers l'identification du spectateur avec le héros et les sensations procurées par le son et l'image, proposent souvent un commentaire réflexif sur elles-mêmes, leur genre d'appartenance ou la représentation qu'elles proposent des héros.

Nous avons déjà évoqué l'exhaustivité de notre corpus ; même le corpus le plus exhaustif ne saurait cependant échapper aux lacunes. Un lecteur attentif sera donc surpris de découvrir quels héros sont les grands absents de cette étude. Nous nous focalisons longuement sur le genre Action, et proposons une articulation importante à la fin des années 70 : pour autant, nous ne parlerons que très peu de Star Wars et de ses héros, Luke Skywalker et Han Solo. Les six films qui composent cette franchise sont bien sûr dignes d'intérêt : mais ils ont été étudiés de manière répétée, et l'héroïsme qui est proposé là nous a semblé de facture plutôt traditionnelle. De plus, l'héroïsme de ces deux personnages se construit sur le mode de la quête, et les analyses structurelles de Joseph Campbell nous ont semblé avoir épuisé l'analyse des articulations narratives intéressantes. Nous avons ensuite exclu des personnages emblématiques, mais qui ne pouvaient pas être considérés comme des héros américains. Ainsi, nous ne parlons pas de James Bond, qui nous semble relever d'un modèle bien différent. La construction de cet héroïsme, entre homme d'action physique (de plus en plus, au fil des films), gentleman et séducteur serait à écrire, mais elle ne peut trouver sa place dans notre étude qui considère que l'héroïsme des personnages analysés est très profondément lié à leur américanité. Pour des raisons similaires, nous avons écarté Harry Potter. Ce personnage présente pourtant un cas très intéressant de réconciliation entre intellectualisme (ce héros sagace porte également des lunettes) et vertus traditionnelles du héros (exceptionnalité, courage, rigueur morale). Au rang des personnages britanniques exclus de l'analyse se trouve Tarzan, qui allie pourtant primitivisme et domestication - nous verrons que ces deux concepts sont capitaux pour la compréhension des héros américains. Tarzan offre par ailleurs un modèle musculaire intéressant, mais nous sommes allée chercher les racines de celui-ci dans d'autres productions (le péplum, ou au-delà du cinéma, dans les arts du cirque). Convoquer un nouveau personnage, sans que celui-ci soit américain, nous a paru discutable sur le plan méthodologique et nous avons alors préféré écarter cette figure de notre corpus.

La méthodologie ne sera justement pas issue d'une école de pensée, ou d'un champ unique de la critique filmique. Nous avons souhaité positionner notre analyse sur deux plans, esthétique et culturel. Notre réception et notre compréhension des aspects esthétiques des films ont été orientées par les études de genre, notamment celle de Rick Altman. Ce dernier exprime dans un texte fondamental28 son intention de donner une importance équivalente aux éléments syntaxiques d'un film (son histoire, ses articulations narratives) qu'à ses formulations sémantiques particulières (ce que nous pouvons désigner de manière très générale comme "la forme" et qui rassemble les personnages, objets, lieux associés à un genre). Cette méthode sémantico-syntaxique, qu'il nous faudra expliquer plus en détail, possède l'avantage d'offrir deux postures, entre récit et équivalents visuels, de sorte que le sens ne vient pas de l'un ou l'autre des éléments mais bien de la combinaison de ces derniers. Cette méthode force à une certaine mobilité, et oblige donc à adopter une posture de confrontation : nous nous garderons donc, par exemple, d'analyser les héros en ne saisissant que l'apparence formelle de leur corps. Il faudra en effet connecter de manière systématique l'apparence du héros à ses actions dans le récit, c'est-à-dire mettre en relation les corps et les pouvoirs de ceux-ci. De manière similaire, les personnages seront systématiquement vus comme le résultat d'une rencontre entre les conventions d'un genre (par exemple : le corps musclé dans le film d'action), la forme particulière générée par le film (son découpage, son cadrage, les qualités plastiques de ses images) et la dimension actorale (la persona incarnée par un acteur de film en film).

Dans la mesure où nous traitons des héros masculins, il était inévitable de faire entrer en résonance héroïsme et masculinité. Autrement dit, nous avons cherché à évaluer dans quelle mesure la construction de la masculinité servait à asseoir l'héroïsme d'un personnage. Ce questionnement a donc rendu évident l'inclusion de textes issus des gender studies. Cette approche est particulièrement développée aux États-Unis, et il est difficile de lire un article ou un ouvrage traitant par exemple du film d'action et de ses héros sans que le filtre du genre (masculin, cette fois) ne soit utilisé. Le lecteur trouvera ici des textes fondamentaux issus de ce courant, tel le célèbre article de Laura Mulvey datant de 1975 ("Visual Pleasure and Narrative Cinema"), qui propose des articulations théoriques tout à fait intéressantes et surtout interroge le rôle du regard masculin au cinéma. Plus proches de notre époque, les études de Yvonne Tasker, Linda Williams et Susan Jeffords utilisent toutes les concept de masculinité, qu'elles explorent et interrogent. Si nous citerons fréquemment ces trois théoriciennes, c'est aussi pour nous en démarquer, car il existe parfois chez les auteurs issus des gender studies une tendance à rester prisonniers des concepts dégagés, qui imposent une grille de lecture un peu trop rigide à notre sens : c'est le cas des concepts de contrainte ("restraint") et d'excès ("excess") chez Susan Jeffords29 qui, s'ils sont intéressants, servent parfois à aplanir les définitions (le héros se résumant alors à cette binarité). Nous utiliserons cependant ces analyses, car elles ont le mérite de dépasser (le plus souvent) les jugements de valeur et d'utiliser une méthode inclusive, c'est-à-dire que nous nous autoriserons parfois à parler de films marginaux (car de qualité moindre, ou moins connus du grand public), non pas pour signaler leur exception, mais au contraire lorsqu'ils semblent emblématiques de tendances de fond dans la production des images et des récits. Nous tâcherons en revanche de ne pas faire du corps du héros le miroir de nos concepts, mais de toujours tirer de l'étude de cas concrets des exceptions et des variations. Nous rejoignons également Ian Green, qui pointe la tendance des gender studies à systématiquement peser les concepts en terme d'excès ou de manque ; dans ce cadre, ce qui n'est pas représenté est automatiquement supposé faire l'objet d'un refoulement30. Pour contourner les difficultés posées par cette approche, nous nous appuierons fréquemment sur les textes de Richard Dyer, qui s'inscrit dans le champ des études culturelles. L'auteur réactive les questions du regard en relation au genre des personnages, mais croise cette approche avec une conscience aiguë de l'impact de la forme et des représentations. Contrairement à l'approche gender, Dyer ne replace pas systématiquement sa lecture du corps dans le contexte du projet politique supposé des films (un projet réactionnaire, si l'on suit Tasker et Jeffords), et c'est donc cette ligne que nous nous proposons d'adopter.

Nous étudions principalement des films de genre, et par conséquent des formules, des typologies, en un mot : des stéréotypes. Le travail de Richard Dyer31 s'impose également sur ce point, puisqu'il parvient à identifier simultanément les redondances qui mènent à la naissance d'un stéréotype, tout en préservant l'unicité de chaque objet d'étude. Il l'annonce par ailleurs dans l'avant-propos de son ouvrage White, consacré à l'étude de la "race" caucasienne : "la théorie demande à être placée devant la particularité et le désordre résistant de n'importe quel exemple donné32". Ce désordre, multiplié dans notre cas par la variété des exemples en question, ne nous a pas amenée à trop clarifier, mais à chercher plutôt des conclusions variées - et parfois divergentes. Nous aurons cependant fréquemment recours à des jeux binaires de concepts, tels les couples nature / machine, regardant / regardé ou encore actif / passif - ces articulations rappellent d'ailleurs la terminologie employée par les gender studies. Cependant, ces dualités ne constituent pas pour nous des outils de clarification : les identifier sert au contraire à entrer dans la complexité des films étudiés. Ces concepts joueront en effet le rôle de point de départ, et en les travaillant, nous chercherons justement à briser le cadre d'abord trop strict de l'équation à deux termes ; ce sera le cas avec l'opposition normal / héroïque chez Superman, qui préparera l'émergence d'un troisième terme problématique. Yvonne Tasker rappelle avec raison que les schémas binaires ne sont pas intrinsèquement normatifs puisque ces couples de concepts peuvent se mélanger, se travailler les uns les autres33 - nous nous inscrivons exactement dans cette approche.

Les quatre parties de notre travail fonctionnent de manière symétrique. En pointant cet aspect, nous souhaitons améliorer la compréhension globale de l'étude, mais nous espérons également clarifier notre méthodologie. Les deux premières sections, autour du western et du film d'action, traitent de personnages généralement considérés comme héroïques. Les deux dernières examinent l'héroïsme retourné en traitant des figures du nerd et du super-héros - même si ce dernier offre une forme de synthèse (ou de rencontre, ou de négociation, selon les cas) entre l'héroïsme et son contraire. L'approche pourra donc sembler thématique, puisque les sections de l'étude correspondent globalement à des genres cinématographiques (western, action, youth film, film de super-héros), mais ce découpage répond bien néanmoins à une problématisation plus transversale. Chaque chapitre tente en effet de saisir les dualités et les jeux d'opposition qui fondent la nature essentiellement critique de l'héroïsme. Cette nature sera critique parce qu'elle tente d'intégrer des qualités contradictoires, ou parce que, en dépit des intentions des scénaristes, des producteurs, des réalisateurs et des acteurs, le corps du héros peut exprimer la faiblesse tout en rassemblant les signes de la force.

Ce qui va donc unir les divers états du corps d'un chapitre à l'autre, c'est l'idée d'une lignée, d'une transmission de l'héroïsme et de ses complexités de film en film. En effet, le film d'action fabrique ses héros en renvoyant à un héroïsme, celui des westerns. Les références jouent sur de multiples plans34 : dans un cas, c'est John McClane qui dans Die Hard est comparé à John Wayne par le méchant Hans Gruber ; dans certains cas, comme dans Road House (Rowdy Herrington, 1989), le western est appelé de façon moins ironique, lorsque les personnages emploient les termes de "drifter", "new marshall", ou n'hésitent pas à affirmer, de façon fort connotée : "C'est ma ville"35. Enfin, la scène canonique du showdown, qui oppose généralement un hors-la-loi et le shérif défendant sa ville, est rejouée à l'envi, que ce soit dans Falling Down que nous aurons l'occasion d'étudier, ou dans RoboCop et Matrix, pour ne citer que ces trois exemples. Néanmoins, alors que l'héroïsme propre au westerner est intégré sur le mode de la référence, il est également souvent signalé comme étant dépassé. Il s'agit là d'un héroïsme mortifère qui alimente, de façon complétement paradoxale, un héroïsme tonitruant dont nous aurons l'occasion de reparler. Chapeau, Frontière, fin des héros, il y a un peu de tout cela dans le legs discontinu que le westerner transmet à l'action hero - nous allons ici voir comment.


1. "L'état actuel de l'héroïsme peut être résumé en un mot : Lost. Comme les naufragés du drame à suspense diffusé par ABC, les prétendants à l'héroïsme d'aujourd'hui sont si bourrés de défauts et si dérangés qu'ils ont besoin d'être sauvés d'eux-mêmes avant de sauver qui que ce soit" ("The current state of heroism can be summed up in a word: Lost. Like the castaways of ABC's mystery drama, today's would-be heroes are so flawed or so messed up, they need to be saved from themselves before they save anyone else") in JENSEN Jeff. Heroes & Villains. Entertainment Weekly, 2009, p. 33.
2. CHENAUX Carine. L'étoffe des héros. À Nous Paris, 2007, p. 14.
3. Jason Hoberman cite ainsi un numéro de People qui emploie l'expression "Cary Grant with pecs", in HOBERMAN Jason. "Nietzsche's Boy". 2000, p. 32 ; pour la référence originale, voir NOVAK Ralph. Picks and Pans Main: Screen [ en ligne ]. People. 14 janvier 1991.
4. BUKATMAN Scott. Matters of Gravity. Special Effects and Supermen in the 20th Century. 2003, p. 185.
5. REY-DEBOVE Josette, REY Alain (dir.). Le nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (Volume V), 2000, p. 171.
6. Ibid.
7. "favoured by the gods", in SIMPSON J. A., WEINER E. S. C. The English Oxford Dictionary. 2e éd. (Volume VII), 1991, p. 171.
8. "a man distinguished by extraordinary valour and martial achievements", ibid.
9. REY-DEBOVE Josette, REY Alain (dir.). op. cit., p. 171.
10. Ibid.
10. "But are they heroes ? Or are they simply compelling protagonists that we can relate to?", in FINGEROTH Danny. Superman on the Couch, What Superheroes Really Tell Us about Ourselves and Our Society. 2004, 184 p.
11. "But are they heroes ? Or are they simply compelling protagonists that we can relate to?", in FINGEROTH Danny. Superman on the Couch, What Superheroes Really Tell Us about Ourselves and Our Society. 2004, 184 p.
12. "the active male figure" ; "a figure in a landscape", in MULVEY Laura. Visual Pleasure and Narrative Cinema. Screen, 1975, p. 12-13.
13. "The man who wears a star, whether he is a figure in the crowd or a major character, has a limited range of responses to situations. The same is the case with men who wear lab coats, carry sawed-off shotguns, or drink their whisky straight. These men are their functions in the plot", in SOBCHACK Thomas. "Genre Film: A Classical Experience". 1995, p. 107.
14. TUDOR Andrew. "Genre". 1995, p. 5.
15. Tudor avance qu'il n'est pas possible d'analyser "un corpus de films qui ne peuvent être identifiés comme westerns qu'après cette analyse" ("a body of films that cannot possibly said to be westerns until after the analysis"), ibid., p. 4.
16. "No matter how complicated the plot of a genre film may be, we always know who the good guys and the bad guys are; we always know whom to identify with and just for how long. Sam Spade may be considered by real-life standards to be a man of dubious moral character, but in the world ofThe Maltese Falcon (John Huston, 1941) he is clearly akin to Odysseus threading his way through the obstacles of a hostile universe, using lies and deceit if necessary to complete his task" in SOBCHACK Thomas. "Genre Film: A Classical Experience". 2003, p. 104.
17. "Le déroulement standard de l'aventure mythologique du héros consiste à magnifier la formule du rite de passage : séparation-initiation-retour : ce qui constitue l'unité fondamentale du monomythe" ("The standard path of the mythological adventure of the hero is a magnification of the formula represented in the rites of passage : separation-initiation-return : which might be named the nuclear unit of the monomyth"), in CAMPBELL Joseph. The Hero With a Thousand Faces. 1968, p. 30.
18. L'iconicité du chapeau traverse par ailleurs bien d'autres films. Par exemple, si Chuck Norris n'a pas joué dans des westerns à proprement parler, il porte lui aussi cette coiffe caractéristique du westerner, par exemple dans Forced Vengeance (1982) ou Lone Wolf McQuade (1983).
19. WOOD Robin. Hollywood, from Vietnam to Reagan, and Beyond. 2003, 363 p.
20. BISKIND Peter. Easy Riders, Raging Bulls: How the Sex-Drugs-and-Rock’n’Roll Generation Saved Hollywood. 1998, 506 p.
21. Umberto Eco commente largement ce point, in ECO Umberto. De Superman au Surhomme. 1993, p.124-125.
22. Who Wants to Be a Superhero?, Scott Satin, États-Unis, 2006-2007 (Sci-Fi Channel).
23. DUBOIS Régis. Hollywood. Cinéma et idéologie. 2008, p. 23.
24. TASKER Yvonne. "Dumb Movies for Dumb People". 1993, p. 230-244.
25. TASKER Yvonne (dir.). Action and Adventure Cinema. 2004, p. 3.
26. Il ne faudrait cependant pas caricaturer ce phénomène : il arrive que des blockbusters connaissent à la fois un succès public et critique (pensons par exemple au récent Avatar).
27. "whenever an art form is highly conventional, the opportunity for subtle irony or distanciation presents itself all the more readily", in BOURGET Jean-Loup. "Social Implications in the Hollywood Genres". 1995, p. 50.
28. ALTMAN Rick. "A Semantic/Syntactic Approach to Genre". 1995, p. 26-40.
29. TASKER Yvonne (dir.). Action and Adventure Cinema. op. cit., p. 9.
30. GREEN Ian. Malefunction. A Contribution to the Debate on Masculinity in the Cinema. Screen, 1984, p. 36-37.
31. Nous pensons particulièrement à son analyse du pastiche dans le genre western, in DYER Richard. Pastiche. 2007, p. 92-118.
32. "Theory needs checking against the particularity and the sheer intractable messiness of any given example", in DYER Richard. White. 1997, 256 p.
33. TASKER Yvonne. Spectacular Bodies. Gender, Genre, and the Action Cinema. 1993, p. 105.
34. Cf. LICHTENFELD Eric. Action Speaks Louder. Violence, Spectacle, and the American Movie. 2007, p. 254.
35. Ou : "This is my town". Road House se distingue aussi par la présence de l'acteur Sam Elliott, venu du western, et qui a mené une seconde carrière fondée sur l'usage référentiel et parfois décalé de sa persona. Nous le retrouverons lorsqu'il s'agira de The Big Lebowski, et nous pouvons également noter sa présence dans une adaptation de comic book, Ghost Rider (Mark Steven Johnson, 2007).

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