3. De lieux en lignées, des histoires de héros

3.1 Comme l'occupation d'un territoire

Partie ici de la question du pouvoir des corps nous avons, à la manière des films analysés, objectifié nos héros. Cependant, nous parlons des héros pour comprendre l'héroïsme, et si le héros a parfois valeur d'objet, l'héroïsme se déploie, et cela semble à ce stade une évidence, dans un espace qui lui est disponible. Mais l'héroïsme ne prend pas seulement place dans un espace : il est lui-même un espace, un lieu. Le héros ne s'approprie donc pas l'héroïsme, ne l'incarne pas ; il occupe seulement, et souvent de manière éphémère, un territoire. C'est précisément parce que nous avons souhaité dans un premier temps nous éloigner d'une définition du héros comme héroïsme fait chair que nous nous sommes intéressée au western - plutôt qu'au péplum ou au film de cape et d'épée. Genre de la géographie par excellence, le western impose des cartographies à plusieurs niveaux, et parmi elles, comme une topographie de l'héroïsme. Les films y font d'abord allusion sur le plan esthétique, dans la mise en images concomitante du land et des visages creusés de sillons de ses westerners (Clint Eastwood vient immédiatement à l'esprit). Si l'Action s'inspire pour beaucoup du genre historique qu'est le western, force est de constater que les deux genres s'opposent de manière contrastée. Le genre Action semble par essence transnational : distribué et adopté dans de nombreux pays du monde (y compris ceux qu'il fustige, comme les pays arabes), ce genre repose sur une grande hybridité, et peut du coup être reformulé selon des typologies locales (Mission Kashmir), quand il n'emprunte pas dans ses formulations à d'autres répertoires nationaux (les arts martiaux venus de Hong-Kong). Le western semble plus clairement lié à l'histoire des États-Unis, même s'il n'est pas, loin s'en faut, imperméable aux adaptations en tous genres (du western spaghetti au western espagnol, en passant par des curiosités comme Shangai Noon). Même si cette identification est donc faite à tort, le western est compris et perçu comme le grand public comme un genre essentiellement américain. Le héros, dans le temps où il se construit, affirme en effet sa masculinité, mais aussi son américanité, son appartenance à un peuple, et donc en retour (toujours selon cette même trajectoire du désir) son attachement à des valeurs. Nous avons par ailleurs vu que masculinité et américanité sont construites de pair, dès lors que l'Est féminisant est aussi associé à la "vieille" Europe, maniérée, décalée et sur-civilisée.

Porteur de ces valeurs, le westerner devient ainsi une icône mobile capable de "visiter", sinon de hanter les héros de films appartenant à d'autres genres que le western. Dans RoboCop, l'Ouest et sa définition de l'héroïsme s'invitent dans le geste séminal qui voit le personnage faire tourner son arme autour de son doigt ; dans Die Hard, gentil et villain se livrent une joute verbale autour de leurs connaissances respectives du classique High Noon ; dans bien d'autres films, un simple coucher de soleil sur un paysage rocailleux suffit à convoquer un genre tout entier (Forrest Gump, entre autres). Toutes ces associations semblent positives : elles offrent un supplément d'héroïsme au héros en devenir par le jeu de la référence. Associer un héros contemporain à une figure plus ancienne permet d'instaurer une filiation, et donc une structure d'héritage. Or, si le westerner lègue bien la légitimité d'une action autonome et violente ainsi qu'une morale de la vengeance, il livre aussi à ses destinataires, dans le même temps, de nombreuses failles. Dans son genre d'origine déjà, la figure souvent hiératique du westerner se fissure, et révèle ses inhérentes faiblesses, quand il ne trahit pas, cas plus problématique encore, sa nature d'image fantoche. Le ton crépusculaire qui marque Ride the High Country ou The Man Who Shot Liberty Valance n'affecte pas seulement la représentation de l'Ouest (la clôture de la Frontière, la fin d'un monde) mais aussi ses figures emblématiques, et principalement le westerner. Ainsi déconstruit, le personnage de l'homme de l'Ouest apparaît comme une somme d'accessoires, qui ne définit plus un rôle, mais un costume à la valeur de déguisement. Ainsi RoboCop ne copie pas le geste séminal de l'Ouest, mais sa traduction par une série télévisée ; John McClane cite Gary Cooper, mais dans ce grand pot-pourri de références, finit par imiter le Rambo des jungles vietnamiennes ; enfin, les couchers de soleil qui animent Monument Valley achèvent de donner aux happy ends une valeur de carte postale, et donc d'en révéler la teneur profondément factice.

Le westerner s'invite donc dans les divers genres hollywoodiens pour y charrier un paradoxe fondamental, que nous avons nommé "l'inadéquation adéquate". De nombreux héros en ont hérité, dans l'Action notamment. Le héros ainsi désigné par la fiction souffre d'une forme d'obsolescence : il n'est plus adapté à son époque, et souffre de l'urbanité, des lois nouvelles, etc. (Dirty Harry). Cependant, les récits rappellent tous en dernier lieu que ce n'est pas le héros qui aurait dû s'adapter, car la société est en réalité coupable d'avoir changé. Dans ce contexte, le héros devient le garant de valeurs menacées qu'il faut préserver. Il n'est plus ridicule de voir le héros jouer au westerner, puisque ce "jeu" lui permet aussi de ramener une morale de l'action qui semble faire défaut à son époque (Death Wish). À défaut de défendre frontalement le principe de vengeance (œil pour œil et dent pour dent, comme l'affirme l'Inspecteur Harry), le héros utilise ses méthodes "à l'ancienne" qui charrient avec elles, symboliquement, cette morale de l'Ouest, mais aussi la corporéité virile qui les accompagne. Il est en effet entendu que la société n'est pas seulement devenue plus violente, plus injuste, dans le contexte de la croissance urbaine, mais que les modes de vie sédentaires qui l'accompagnent ont féminisé les hommes (principalement les hommes de bureau, trop domestiqués) et dissolu les mœurs. Le héros héritier du westerner ne va donc pas nécessairement arborer un colt et un stetson, mais plus généralement opposer des moyens en dur, issus d'une technologie traditionnelle, aux technologies "molles" que sont l'informatique et les nouvelles technologies. Nous retrouvons cette mise en images binaire dans le combat livré à la clé à molette par John McClane (Live Free or Die Hard), dans la destruction méthodique du bureau de Marshall Murdock par Rambo (Rambo: First Blood Part II), ou dans le départ de Neo, qui quitte les open spaces et avec eux la fluidité de la Matrice pour rejoindre un vaisseau massif, à la mécanique ostentatoire, palpable (Matrix). Les westerns se sont faits plus rares après les années 70 ; en retour, le westerner et sa morale ont contaminé les récits d'autres genres hollywoodiens qui semblent tous répéter à l'unison, à la suite du western : "the times they are a-changing957".

L'Ouest, et l'agrégat de références qu'il constitue, constitue le point de départ d'une fiction réflexive : The Big Lebowski. Dans ce film en marge de notre corpus surgit - quoique sur un mode ironique - la question centrale de l'adéquation du héros à son espace (son territoire, le territoire de l'héroïsme) et à son époque. L'inadéquation adéquate ne se résout pas forcément sur le mode positif du héros "à l'ancienne", capable de résoudre les situations avec ses méthodes datées. Dans certains cas, les récits produisent des héros fondamentalement inadéquats, pour redire le besoin d'héroïsme face à un territoire laissé inoccupé. Ainsi, si l'intention de The Big Lebowski est principalement comique, le spectateur retrouve là le registre crépusculaire de certains westerns. Là, le tumbleweed n'est plus une image de la déambulation du westerner, poussé comme le végétal par le vent, puisqu'il se heurte au front océanique, et à l'urbanité de Los Angeles : il n'y a plus de territoires à découvrir, et la notion d'Ouest même semble floue. Entre les deux "modèles" que constituent Walter (une parodie de Rambo) et The Dude, aucun ne semble approprié. L'un pratique la dureté jusqu'à la crispation, l'autre, indifférent, est incapable de se positionner, et semble posséder aussi peu d'intuition que certains nerds à leurs heures. Le récit indique donc, en fait de héros, l'existence d'un lieu déserté, vide : le territoire de l'héroïsme. Encore une fois, il aura fallu deux corps, non pas pour fabriquer un héros, mais plutôt pour constater un évidement final de la figure attendue. Le westerner fournit donc aux héros qui lui succèdent une morale d'action, mais aussi quelque chose de la stase qui le fige. Cette figure de l'homme de l'Ouest aide à la construction du héros, en lui livrant un peu de la force du land - mais c'est aussi un territoire déserté qui est laissé à la reconquête, tel ce plan vide abandonné par Steve Judd à la fin de Ride the High Country.

Le westerner irrigue ainsi la construction sur deux plans : il y a le plan de l'espace, du land à parcourir mais aussi à habiter véritablement si le personnage veut devenir un héros. Deuxièmement, le westerner active la notion de temps, d'histoire de l'héroïsme, en invitant les personnages aux velléités d'héroïsme à venir puiser leur morale d'action dans le réservoir que constitue l'Ouest. Cette double caractérisation nous amène à parler d'un espace-temps de l'héroïsme, c'est-à-dire de héros qui sont connectés à l'héroïsme en tant que territoire à occuper, mais aussi en tant qu'héritage du passé. Lorsque la définition de l'héroïsme se fait plus critique, l'errance qui peut affecter le héros est géographique tout autant que généalogique. Pensons au dernier film en date de la franchise Rambo, John Rambo. Le titre du film a déjà valeur d'indice : le personnage se voit restituer son patronyme complet, alors que le plan final le rend à sa maison (selon le motif récurrent du retour au foyer isolé par Joseph Campbell). Cette ultime image, qui peut sembler positive après les multiples péripéties du personnage, possède une échelle particulière : un lent travelling s'éloigne de Rambo alors qu'il marche vers sa maison - qui est en réalité la maison de son père. Il est donc nanifié, rendu encore une fois à une visibilité de figurine, tandis que toute notion de transmission est oblitérée, voire même retournée. Il n'y a pas de fils symbolique pour Rambo, qui revient à l'origine plutôt que d'affirmer un prolongement de son action. John McClane semble connaître un destin similaire. Dans Live Free or Die Hard, il est en conflit avec sa fille devenue adulte - mais celle-ci ne peut, sauf lors d'un coup d'éclat final, tenir le rôle d'héritière. C'est donc le personnage de Matt Farrell qui peut, malgré son statut de geek, prétendre à cette place. Néanmoins, un prochain film de la franchise Die Hard est annoncé, qui devrait placer John McClane face à son fils biologique. Il semble en effet impossible que l'héritier prenne véritablement la place du héros légitime : le même scénario doit donc être rejoué, à l'aide d'un reboot systématique. De manière similaire, Sylvester Stallone ne fait que simuler le passage de flambeau dans sa récente franchise The Expendables et semble pouvoir rejouer à l'infini le héros dépassé, mais encore disponible pour un dernier tour de piste ("dernier" est donc un terme tout relatif dans ce cas).

La filiation héroïque constitue un thème fort des récits, et le terme de "lignée" échoue à traduire les complexités de cette généalogie-là. En effet, les liens qui unissent les héros à leur potentielle destinée sont parfois embrouillés, comme en témoigne le fil narratif de Terminator : là, le fils envoie son propre père dans le passé, et orchestre sans le savoir la romance qui donnera lieu à sa naissance. Cette filiation est double, puisqu'il faut lui ajouter la "paternité" symbolique du Terminator vis-à-vis de John Connor - ou peut-être faudrait-il dire "maternité", tant le rôle du parent protecteur et compréhensif est retiré à Sarah Connor pour être assigné à la machine incarnée par Arnold Schwarzenegger. Depuis les débuts de la franchise, l'acteur iconique s'est d'ailleurs retiré pour poursuivre sa carrière politique, mais sa présence dans l'image est permanente : le visage du robot Terminator, bien qu'entièrement machinique suggère immédiatement la présence d'Arnold Schwarzenegger ; dans Terminator Salvation (2009), l'acteur apparaît même sous la forme d'un avatar numérique. Là aussi, même si le personnage de John Connor prend une part de plus en plus importante de film en film, il semble que le récit ne puisse complétement se défaire de son origine. De manière plus générale, et cela concerne encore la figure du westerner qui possède toute son importance dans ces questions, les origines semblent parfois cannibaliser les destinées dans les films hollywoodiens. Les récits rejouent ainsi ces scénarios de transmission, sans que celle-ci semble jamais effective.

Certains personnages transmettent, mais peinent à se retirer complétement (Terminator, Die Hard) ; d'autres refusent beaucoup plus nettement de passer le flambeau (Rambo). Les destinées de ces personnages se confondent bien entendu avec les choix de carrière des acteurs, prêts ou non à explorer d'autres registres, voire à prendre leur retraite. Transmettre, hériter, reproduire un geste sont autant de stratégies d'écriture de l'héroïsme, bien que l'écriture de cette destinée semble toujours fondamentalement problématique et donc imparfaite. Si les destinées des héros du cinéma hollywoodien sont aussi incertaines (malgré la prévisibilité apparente des scénarios), c'est que l'amnésie qui frappe localement certains personnages semble en réalité généralisée. Le héros ne voit pas ce qu'il peut advenir de lui, mais ignore aussi d'où il vient. Cette amnésie est critiquée par les "anciens" forcés de rappeler quelques vérités, tel John McClane qui doit aussi bien justifier ses goûts musicaux perçus comme dépassés que réaffirmer des valeurs perdues ("Ce n'est pas un système. C'est un pays958", dans Live Free or Die Hard). L'héroïsme se construit par le corps, en tant que matière, nous l'avons vu ; mais nous avons également identifié toute une série de processus mentaux (voir, prévoir) qui garantissent encore le déploiement de l'exceptionnalité. Quand la transmission s'interrompt, que l'héroïsme bégaie ou se vide, c'est une lignée entière qui semble frappée par un dysfonctionnement généralisé de ces qualités. Tous les héros sont donc un peu à leur manière des Jason Bourne, forcés pour s'imposer de pratiquer sur eux-mêmes une forme d'archéologie. Parfois, ce mal n'affecte pas seulement les héros, et achève ainsi de brouiller les cartes ; dans Unforgiven, William Munny, interrogé sur d'anciens fait d'armes, répond sobrement : "Je ne me souviens pas959". Les villains eux-mêmes participent à ce jeu de l'oubli, et forcent les héros à réaffirmer plus frontalement leur différence.

3.2 Quel espace-temps pour le héros ?

Territoires vidés, lignées oubliées : tel semble être le destin des héros. Alors qu'ils imposent leur grande force vitale par le corps et son évidence de chair, l'articulation de l'exploit à la durée, et donc à une forme de pérennité, semble poser problème. Il ne faut pas voir dans cette conclusion un constat pessimiste sur la fonction du héros dans le cinéma américain : celui-ci ne sera pas amené à disparaître, bien au contraire, et nous avons souhaité ici montrer que l'effacement de l'héroïsme allait de pair avec la permanence des héros. Nous ne souhaitons pas en effet souscrire aux thèses d'une mort des héros. Inspirées par des lectures cycliques de l'Histoire, et le motif séduisant de l'Âge d'Or suivi de la décadence, ces visions nous semblent réductrices et occulter les particularités propres à chaque héros. Car si l'héroïsme s'éclipse, se fane, s'oublie, il est en même temps présent et extrêmement vivace. Il faut toujours, pour comprendre cette contradiction, se rappeler que l'absentéisation n'est qu'une stratégie temporaire, une autre tabula rasa qui permet de laisser la place au retour du héros. Rares sont les films qui acceptent de rester sur un motif mortifère : Ride the High Country en est un exemple, d'autant plus criant qu'il fonctionne sur les deux plans, espace et temps. Dans d'autres cas, la désaffection est accidentelle, puisque le héros ne peut encore se passer de l'acteur. David Calvo observe ainsi qu'avec la mort de Christophe Reeve, "c'est le costume tout entier qui semble avoir disparu960" ; le décès des acteurs laisse en effet de véritables territoires disponibles, parfois trop colossaux pour être habités (John Wayne vient à l'esprit).

Indépendamment de ce cas particulier du décès de l'acteur, le principe du vidage semble donc une nécessité à la construction de l'héroïsme. Celle-ci est à la fois interne (dans RoboCop, par exemple, le corps et la psyché doivent redevenir un terrain vierge) ou externe au récit (le reboot pratiqué dans les franchises de super-héros, à la suite des comic books). Ces deux stratégies tendent vers le même but, dans la mesure où elles reposent toutes les deux sur le fantasme d'un héros sans origine, vierge de tout inscription socio-culturelle, disponible à toutes les manipulations. Si nous avons donc parlé d'un corps qui trahit le héros, il faut aussi indiquer que ce même corps, tel qu'il s'ouvre aux manipulations matérielles et symboliques, constitue une formidable aire de jeu. Ce corps peut être appareillé, équipé, augmenté pour occuper ces territoires de l'héroïsme désertés - quand il n'est pas lui-même le site de la désertion. L'héroïsme s'exprime donc sur le mode d'une balancement, entre vide et trop-plein, espaces saturés ou désertés, et nous apparaît alors comme un état-limite, sur le plan physique tout autant que psychologique. Dès lors, comment le héros peut-il durer, non seulement en tant que figure, mais aussi individuellement, à l'échelle d'un personnage ? C'est sur ces perspectives de prolongement, de lignée encore allongée, que nous clorons notre travail, loin de tout jugement pessimiste, ou de tout motif cyclique.

La question de la permanence et de la durée de vie des héros est économique avant d'être esthétique : elle a trait aux nécessités de renouvellement et de familiarité des contenus de l'industrie cinématographique. À défaut donc de transmettre, le héros est placé face à la nécessité de se réaffirmer, notamment en reprenant des exploits fondamentaux (John McClane imitant lointainement Superman en "soulevant" une voiture sans la toucher). Un vieillissement plus effectif semble parfois toléré, par exemple dans Cop Land : mais le héros raté et bedonnant incarné par Sylvester Stallone a bien vite été oublié. Dix ans après ce film où il apparaît avachi, conscient de la fin de sa carrière, il joue dans The Expendables 2, où il affiche une silhouette digne des premiers Rambo. Confier sa plastique aux moyens numériques (Terminator Salvation) ou travailler son corps pour simuler la jeunesse, voilà l'alternative qui semble attendre les héros d'Action et les acteurs qui les incarnent. Malgré l'apparition d'acteurs plus jeunes dans le cinéma d'Action (Christian Bale, Jason Statham, Jeremy Renner), les acteurs associés aux débuts du genre dans les années 80 sont toujours aussi présents, voir même plus actifs que dans les années 90. Face à ce modèle d'héroïsme fondé sur le corps, d'autres modèles tentent cependant de s'affirmer.

Les années 2000 ont en effet permis dans une certaine mesure le "triomphe des nerds" souhaité et annoncé par les fictions des années 80-90. Quelques films récents enregistrent ce glissement progressif des nerds vers la respectabilité. The Social Network raconte les récents succès du jeune Mark Zuckerberg, dont la success story imite celle de Bill Gates : ce petit génie de l'informatique a accédé rapidement à la fortune grâce à ses capacités intellectuelles. Le film de David Fincher, qui s'appuie sur les témoignages d'anciennes connaissances, prolonge le motif fictionnel de l'esprit brillant, mais froid et calculateur, de sorte que le personnage, d'abord héroïsé, devient inquiétant et menaçant dans la seconde partie du film. Si les succès des nerds sont donc plus aisément représentés, leur héroïsation pose problème : les techniques informatiques sont toujours considérées avec suspicion, et ceux qui les utilisent tiennent plus facilement du savant fou que du héros séduisant. La figure du nerd triomphant n'a cependant pas fini de fasciner. Steve Jobs, le créateur d'Apple, est mort très récemment (en 2011) mais un biopic est déjà annoncé - reste à savoir si une même ambivalence du stéréotype du nerd y transparaîtra.

Ce succès des personnages de nerds doit être replacé dans le contexte plus large des jeunes acteurs américains émergents, et de leur inscription dans des fictions à la visée héroïque. En raison de notre découpage historique, nous n'avons pas complètement retranscrit l'ampleur de la seconde vague de films de super-héros apparus dans le sillage du Spider-Man de Sam Raimi. Après 2006, les franchises se sont multipliées (avec Iron Man en 2008 ; Thor, The Green Hornet, Green Lantern et Captain America: The First Avenger en 2011 ; The Avengers en 2012) et étoffées. Spider-Man, dont le cycle était déjà clos, a déjà connu un second reboot (The Amazing Spider-Man en 2012). Là, l'acteur Andrew Garfield remplace Tobey Maguire, et donne à son personnage de véritables caractéristiques adolescentes. Jeune, insouciant, drôle, mais aussi un rien prétentieux, ce Spider-Man-là est plus fidèle au portrait dressé dans le comic book, mais ressemble aussi à des héros nouveaux qui peuplent les écrans depuis le début des années 2000. Shia Labeouf (dans Transformers, Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull, fig. 152), Andrew Garfield (fig. 150), et même Michael Cera (un peu en dehors du registre de l'Action, fig. 151) forment une génération d'adolescents attardés qui, bien loin d'être relégués au statut de blanc-bec (tenderfoot) ou de sidekick, accèdent à des films qui leur demandent tout de même des performances physiques.

fig. 150, 151, 152 : De nouveaux modèles de masculinité ?

fig. 150.1 fig. 150.2

fig. 150 : Andrew Garfield dans The Amazing Spider-Man (2012), précoce reboot.

fig. 151

fig. 151 : Michael Cera dans Juno (2007).

fig. 152.1 fig. 152.2

fig. 152 : Shia LaBeouf, respectivement dans Transformers (2007) et dans Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull (2008) - dans ce dernier cas, le modèle héroïque est plus ancien que celui posé par Harrison Ford, puisque c'est ici le style vestimentaire de Marlon Brando dans The Wild One (1953) que LaBeouf convoque.

Significativement, l'arrivée de ces acteurs plus chétifs n'occasionne pas un recours exacerbé aux avatars numériques. The Amazing Spider-Man comporte bien des effets spéciaux, mais ceux-ci ne donnent pas de capacités illimitées à Andrew Garfield, bien au contraire : Spider-Man ne s'est jamais autant cogné et heurté au monde environnant.

Au modèle de l'entre-deux succéderait donc, potentiellement, celui de la porosité. Les nerds accèdent aux territoires de l'héroïsme - bien que ceux-ci soient toujours "tenus" (mais pour combien de temps encore ?) par les monstres sacrés du cinéma d'Action. Sur les écrans de télévision, deux personnages "dansent" encore leur identité, entre une facette inavouable et une identité à la ville. Dexter Morgan (Dexter) et Walter White (Breaking Bad) représentent en effet deux variations sur le thème supermanien, mais avec des accents beaucoup plus noirs, puisqu'un l'un est serial killer, tandis que l'autre, ancien professeur de sciences physiques, est devenu un trafiquant de drogue. Néanmoins, à l'heure où nous écrivons ces lignes, ces deux séries approchent de leur conclusion en amorçant le même virage, puisque les proches des deux personnages finissent, comme Lois Lane avant eux, par découvrir qu'un corps peut camoufler deux identités. Faudrait-il alors imaginer que la réconciliation succède à la schize ?

Pour qu'il y ait un héros, il faut un regard. Ce peut être le regard du héros lui-même, qui va chercher la trace sur son corps d'une adéquation encore à venir. Ce regard, pourtant, est plus souvent celui de l'Autre : ami, fils, fiancée, attendant que le héros devienne ce qu'il est.

Charles Tesson écrit à propos d'Unbreakable, véritable étude de ce principe du désir :

Il n'y a de fiction au cinéma qu'à partir du moment où le héros, de gré ou de force, assume la place que lui désigne le désir de l'autre qui est en dernière instance, à Hollywood plus qu'ailleurs, un désir de spectateur961.

Si le territoire de l'héroïsme est assigné au héros, il n'en reste pas moins qu'un autre désir doit être présent : le sien. Parfois le héros, cueilli par l'Action, lutte et proteste - mais le programme reste accompli. Au-delà de l'amnésie, des icônes mortifères, des formes inadéquates de l'Action, il reste une menace pour les héros : la perte de toute motivation. C'est cela qui se tient en germe dans la figure couchée de Tom Doniphon ou dans le plan abandonné par Steve Judd : la perspective que le héros puisse être dégoûté par son propre héroïsme. Ne serait-ce pas une issue tentante, qui plus est en temps de crise ? Sorti en 2012, The Dark Knight Rises fournit quelques éléments de réponse. Dans le dernier épisode de la franchise lancée en 2005 par Batman Begins, Batman n'est plus que Bruce Wayne. Il a abandonné son identité de super-héros, mais la police le recherche toujours activement. Le personnage est contraint à revenir par les agissements de Bane, un villain à la morale anarchiste, qui parvient à isoler Gotham du reste du monde et à soumettre la ville à sa loi martiale. Tandis que Batman subit un véritable supplice pour lutter contre Bane, il est aidé par Catwoman (Anne Hathaway) et un personnage de policier énigmatique (Joseph Gordon-Levitt). Ce dernier, croyant Batman mort, apparaît sur le mode du clin d'œil comme étant le personnage de Robin (dans une version totalement nettoyée de son costume chatoyant). Alors qu'un nouveau héros émerge, Bruce Wayne, que l'on croyait mort, apparaît à son ancien majordome à la terrasse d'un café, accompagné d'une jeune femme, apparemment débarrassé de ses anciens démons. Le vieux monsieur, qui avait toujours souhaité le mariage de son maître, semble enfin satisfait. Batman disparu (ou domestiqué, le film ne tranche pas), Robin fait figure d'héritier, et c'est après une courte hésitation qu'il jette son étoile de policier dans les eaux qui bordent Gotham (fig. 153).

fig. 153.1 fig. 153.2 fig. 153.3 fig. 153.4

fig. 153 : Robin jette son insigne dans The Dark Knight Rises (2012).

La ville subit une tabula rasa, le héros aussi - mais comment faut-il interpréter ce geste qui, maintes fois répétées, est riche de la somme de ses interprétations ? Est-ce le renoncement à l'action de Gary Cooper ? Est-ce le renoncement à la loi de Harry Callahan ? Le geste polysémique semble plein de toutes les contradictions qui attendent le candidat à l'héroïsme, tant le spectateur ne sait plus, à force, ce qui est contenu dans cette étoile abandonnée. The Dark Knight Rises parle d'un monde crépusculaire, où la crise signe l'agonie d'un modèle : le héros lui, se coupe à nouveau en deux, pour avancer, coûte que coûte.


957. Jean-Louis Leutrat et Suzanne Lindrat-Guigues citent cette chanson de Bob Dylan dans leur étude du western. Présente dans de nombreux films, de Pat Garrett & Billy The Kid à Into the West, elle résume l'esprit nostalgique du western, in LEUTRAT Jean-Louis, LIANDRAT-GUIGUES Suzanne. op. cit., p. 25.
958. "It's not a system, it's a country".
959. "I don't recollect".
960. CALVO David. op. cit., p. 29.
961. TESSON Charles. Les démons de la fiction. op. cit., p. 45.

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